L’absence de protection, la dissolution des repères quotidiens et l’incapacité de se projeter dans l’avenir développent des attitudes suicidaires, sur fond de culte du martyr et de frustration intense. Sylvie Mansour analyse pour nous les conséquences multiformes, sociales, psychiques et cliniques, de la violence de l’occupation ; elle parle aussi des capacités de certains enfants et de leurs familles à surmonter leur traumatisme en affirmant la vie malgré tout. Entretien.
PLP : Quelles sont les conséquences de la répression israélienne sur les enfants palestiniens ?
– Sylvie Mansour : Sans parler des enfants qui sont tués, blessés ou de ceux dont la maison est détruite, la simple vie quotidienne des enfants palestiniens, quel que soit l’endroit où ils habitent, est complètement désorganisée. Les couvre-feux quasi permanents dans l’ensemble des villes et des villages, les bouclages extrêmement sévères empêchent toute vie normale sur le plan social puisque l’accès à l’éducation, aux soins, est compromis pour la plupart d’entre eux. Les relations intra-familiales en sont gravement affectées. Quand, dans une famille, le père ne travaille pas, cela signifie qu’il va rester du matin au soir entre quatre murs avec sa femme et ses enfants ; qu’à la fin du mois, il ne rapportera pas d’argent ; sans compter l’humiliation de ne plus être capable de nourrir sa famille. Un sentiment de frustration généralisé contribue à augmenter le niveau des violences dans les familles palestiniennes.
PLP : Quel en est l’impact sur la santé mentale des enfants ?
– S.M. : Je n’aime pas trop « psychiatriser » les choses parce que je pense qu’il y a des réactions normales à une situation anormale. Pour moi, il n’y a rien d’étonnant à ce que les enfants présentent des symptômes que l’on retrouve chez tous les enfants confrontés à des situations de guerre et de violence ; en fonction de l’âge, ce sont l’énurésie, les problèmes de sommeil, l’anxiété, l’angoisse de séparation, l’hyperactivité, les problèmes de concentration…
Maintenant, est-ce que cela veut dire que c’est une génération perdue ? On sait très bien que dans les pires situations, il y a des enfants qui vont en tirer une espèce de force et s’en sortir. Ce sont les enfants pour lesquels on parle de « résilience » [1]. C’est devenu un mot à la mode, mais je crois beaucoup à cette résilience de l’enfant et de sa famille. Il y a des gens qui, confrontés à des situations aussi épouvantables que celle des Palestiniens sous occupation israélienne, vont trouver une vitalité, une envie de rebondir, d’affirmer la vie avant tout. C’est dans cette optique que les professionnels de la santé cherchent à développer des programmes de prévention sociale.
De nombreux facteurs jouent pour que cette résilience soit possible. En particulier, de nombreuses études, réalisées pendant la première Intifada, ont relevé que l’enfant palestinien, d’une certaine façon, était protégé de l’impact destructeur de la violence grâce à sa politisation. Il n’était pas la victime passive d’une violence qu’il ne comprenait pas. Il savait pourquoi il lui arrivait des choses si difficiles et il se situait dans une histoire familiale. Il tirait de la fierté de sa « palestinianité » qui lui donnait un sentiment d’appartenance à sa communauté. Ce facteur protecteur continue à jouer un rôle pendant cette deuxième Intifada, mais les enfants sont confrontés à des situations tellement plus violentes que le système de protection qui existait pendant la première Intifada ne va plus aider autant de monde.
PLP : Qu’est-ce qui est tellement plus violent dans cette Intifada ?
4S.M : Le nombre de morts n’a rien à voir, la force des armes utilisées non plus. Pendant la première Intifada, il y avait les balles en caoutchouc qui pouvaient causer de graves dommages, mais ce n’étaient pas les hélicoptères Apache, les F16 ou bien les bulldozers qui rasent les maisons systématiquement. Avant, quand je travaillais avec les enfants de Gaza-ville, on se rendait compte qu’ils n’avaient pas été confrontés à des situations extrêmement traumatiques comme ceux de Rafah ou de Khan Younis. Aujourd’hui, il n’y a plus autant de grande différence entre une classe d’enfants à Gaza-ville ou à Rafah. Quatre-vingt-quinze pour cent des enfants ont été directement confrontés à des événements terribles de la part de l’armée israélienne.
PLP : Ce qui m’a frappée, c’est aussi l’impossibilité des enfants de se projeter dans l’avenir...
– S.M. : Là encore, ils entendent le discours des adultes. Où sont les perspectives ? Pendant la première Intifada, le but était clair : toute la société était mobilisée pour atteindre la création de l’Etat palestinien. Cette deuxième Intifada, personne ne sait à quoi elle mène. Elle est faite, pour le moment, d’angoisses, avec, parfois des problèmes financiers extrêmement aigus. Les familles vivent en ignorant, dans six mois, dans un an, parfois dans l’heure qui suit, de quoi l’avenir sera fait. A quoi les enfants peuvent-ils rêver ? Que peuvent-ils construire ? S’ils se projettent dans un avenir, ils risquent d’être encore plus blessés parce que cet avenir n’est pas réaliste. On va leur dire d’étudier, d’avoir des diplômes. Rêver d’une profession, c’est une façon de se construire. Finalement, est-ce qu’on ne se moque pas d’eux quand on fait ça ? En ce moment personne n’a de travail, même les gens diplômés. C’est extrêmement difficile d’arriver à motiver les enfants. Comment faire pour leur redonner un goût de la vie quand la situation est tellement terrible ?
PLP : Que penses-tu du fait que les enfants réclament des armes comme jouets ?
– S.M. : On sait très bien que les jouets de guerre peuvent avoir des aspects positifs dans la mesure où ils peuvent donner à l’enfant, par la magie du jeu, l’impression qu’il a quelque chose pour se défendre. Cela peut poser problème si ce sont les adultes qui les lui offrent ou s’il a l’impression que la société encourage cette violence. Que les enfants jouent à la guerre… A quoi peuvent-ils jouer d’autre ? Ils reprennent des situations de leur vie quotidienne. Quand ils jouent à la guerre ou aux processions pour les martyrs, ils se créent eux-mêmes leur thérapie, en extériorisant leurs sentiments, en devenant les acteurs de leur oppression, en sortant de leur statut de victime. Mais il ne faut pas se voiler la face. Nous avons des raisons d’être inquiets de cette violence que nous ressentons dans la société palestinienne, et qui est la conséquence directe de l’occupation israélienne.
PLP : Quelle peut être leur réponse à cette violence ?
– S.M : On ne peut pas répondre en général, ça dépend de l’enfant et des réactions de sa famille. Mais ce qui devient de plus en plus préoccupant c’est, pour beaucoup d’enfants, une phrase que j’entends tout le temps quand je les rencontre. En arabe, ils disent : « Heik-Heik maïtîn ! »
(« De toutes façons, on est mort ! ») Leur vie ne vaut pas le coup. Elle est devenue tellement épouvantable qu’ils ne voient pas de porte de sortie. Finalement, la perdre en mourant en martyr, pourquoi pas ? Il y a un culte du martyr dans la société palestinienne qui est devenu inquiétant. Quand les enfants assistent à des enterrements de martyrs et voient ces fêtes grandioses, ils sont fascinés et quand ils en parlent ils ont les yeux brillants à l’idée qu’ils pourraient en être les héros. Sauf qu’ils oublient qu’ils ne seront plus là pour y assister.
J’ai du mal à supporter quand je vois, dans les médias, une mère dire :
« Je suis contente que mon fils soit mort en martyr », parce que c’est le discours stéréotypé. Le journaliste manipule et le Palestinien veut envoyer à l’ennemi l’image qu’il n’est pas ébranlé. Mais nous savons très bien que cette même mère passe des nuits à pleurer son enfant qui est mort.
PLP : Cette fascination peut-elle conduire au passage à l’acte ?
– S.M : Dès huit ans, ils disent : « Je voudrais mourir en martyr ». Mais tous ceux qui le disent ne vont pas le faire, heureusement. Il y a un phénomène, je ne dirais pas de mode parce que ce serait sarcastique, mais il y a une telle ambiance dans la société que cela va de soi qu’on le dise, pour faire comme tout le monde, pour avoir un certain prestige auprès des camarades.
Je me souviens d’avoir demandé à un groupe d’adolescentes, dans le camp de Jénine, juste après l’opération Remparts : « Qu’est-ce que vous faites ensemble pour passer du bon temps ? ». Dans un grand éclat de rire elles m’ont répondu : « Nous écrivons notre testament. » J’étais atterrée, mais je me suis rendue compte que c’était un peu comme d’écrire leur journal intime. Elles se le lisaient, elles le raturaient ; c’était leur façon de parler d’elles-mêmes. Mais il y a d’autres enfants, une très petite minorité heureusement, pour qui le testament peut être une étape vers un passage à l’acte plus grave. Chez ces enfants là, il y a souvent une composante suicidaire liée à des difficultés familiales et à une dépression sérieuse.
Quand on repère un enfant spécialement en difficulté et qui aurait besoin d’une prise en charge individuelle plus professionnelle, c’est extrêmement difficile de trouver à qui l’adresser parce que les ressources humaines en santé mentale sont très limitées. Et, malheureusement, les quelques rares psychiatres sont un peu les neuropsychiatres que nous avons connus, il y a vingt ou trente ans : ils ne sont pas formés à l’écoute et sont surchargés de patients.
PLP : Les familles n’ont-elles pas des réticences à consulter pour des problèmes de santé mentale ?
– S.M. : Du fait de la guerre, les gens hésitent moins à venir consulter un professionnel de santé mentale parce qu’ils disent : « Ce n’est pas moi qui suis fou, c’est la situation qui est folle. » Les mères comprennent très bien que les problèmes de comportement, d’énurésie, de leurs enfants sont liés à la situation et elles sont très demandeuses de conseils.
En tant que professionnels de l’enfance, qu’est-ce que nous pouvons faire pour assurer la protection des enfants ? On ne peut pas arrêter les tanks et les hélicoptères israéliens, on ne peut pas imposer une solution juste et durable au problème palestinien. Mais il y a certaines choses que nous pouvons faire, comme de dire aux parents : « d’accord, vous avez l’impression d’avoir perdu tout contrôle sur votre vie, que rien n’est plus possible. Vous ne pouvez plus bouger quand vous voulez parce que les Israéliens contrôlent tout. Mais vous pouvez agir au sein de votre famille. Par exemple, quand la TV marche en boucle et montre sans arrêt des images de martyrs, des scènes de violence, votre enfant de six ans qui est là, ce n’est peut-être pas nécessaire qu’il voie ça. »
PLP : Donc, le rôle des parents est essentiel ?
– S.M. : La résilience de l’enfant dépend de ses ressources personnelles, mais aussi de l’attitude de sa famille et de la communauté autour de lui. Il ne s’agit pas de travailler qu’avec l’enfant. Il faut travailler également avec les mères. Si la mère sait repérer très vite les symptômes que l’enfant va montrer lors d’un bombardement et qu’elle sait comment lui parler pour l’aider à maîtriser sa peur, elle va lui apporter, à ce moment là, le soutien nécessaire. Je me souviens, au début de la deuxième Intifada, d’une petite fille en crise de panique, arrivant aux urgences à Qalqilia, avec sa famille. Si on arrive à expliquer aux parents dans quelles conditions cette crise d’angoisse se produit et quel comportement adopter à la maison, on va éviter à cette petite fille d’arriver aux urgences et de se faire administrer une drogue à chaque fois qu’elle va mal.
Ce sont des petites choses comme ça qui peuvent redonner aux parents une raison d’être et faire qu’ils vont cesser de dire « Heik, heik, maïtîn ». C’est en renforçant leur rôle de protection de leur enfant qu’on peut leur redonner une image positive d’eux-mêmes, alors qu’ils sont en permanence dévalorisés par tous les comportements de l’occupation israélienne.
PLP : Comment peut-on aujourd’hui leur redonner confiance en l’avenir ?
– S.M. : Ce n’est pas facile parce qu’on est tous obligé de dire qu’on est dans l’impasse. Mais j’ai envie de vous livrer un souvenir qui me remonte le moral. C’était après Jénine. J’avais passé plusieurs jours à entendre des témoignages abominables et j’en étais arrivée au point de me dire qu’il y avait un fossé entre eux et moi qui n’avais pas vécu les choses horribles que ces gens avaient vécues. Comme si nous n’étions plus du même monde. C’était très, très dur. Ils voulaient mourir, se venger. Ils ne croyaient plus en l’avenir et ils étaient prêts à exploser de rage.
L’Unicef organisait alors une journée festive avec le Croissant rouge palestinien. Ils s’étaient demandé s’il fallait la maintenir, alors qu’on était à côté des ruines du camp et qu’on ne savait pas s’il n’y avait pas encore des cadavres sous les décombres. Ils ont fait le pari de la maintenir, malgré tout. Ils attendaient environ cent cinquante jeunes. Le jour dit, les parents ont amené les enfants. Ils avaient pris soin de bien les habiller. Mais le flot s’est épaissi au point que les organisateurs ont décidé de fermer les grilles. Et là, c’était l’émeute. Les parents disaient : « on veut que nos enfants s’amusent, qu’ils aient du bon temps. » Ils ont dû rouvrir les grilles et tout le monde est entré. Pour moi, c’était très important. Je me suis dit que finalement, il n’y avait pas un fossé entre moi et eux ; que cette violence, cette envie de mourir, il suffirait de presque rien, d’un retournement vers une vie normale, pour qu’une bonne partie de la population se remette à sourire, à prendre du plaisir. C’est ce qui me permet de rester un peu optimiste.