On a abondamment glosé sur la victoire du Hamas. Nombreux sont ceux qui l’interprètent comme un recul de la société palestinienne, une reproduction à l’identique de la tentation des sociétés arabo-musulmanes à la crispation identitaire et à la sortie de l’Histoire. Jamais le proverbe « comparaison n’est pas raison » n’a été aussi pertinent que dans le cas qui nous occupe. Les peuples arabo-musulmans vivent sous la férule de satrapes sanglants qui ne doivent leur survie qu’à la bienveillance complice de l’Occident. En fait, ils sont gouvernés par procuration par des régimes dont le cadet des soucis est le bien-être du peuple dont ils usurpent la charge. L’opposition démocratique y a été depuis longtemps laminée au profit d’une opposition religieuse jugée plus commode à contenir en raison du caractère fruste de son idéologie.
L’exemple algérien est édifiant. Face à la peur du FIS, le pouvoir militaire a réussi à rassembler autour de lui la majorité des forces démocratiques dans un même rejet d’un régime obscurantiste. Jusque dans les années 1980, ce pouvoir a pu acheter la paix sociale en distribuant au peuple quelques miettes de la manne pétrolière. Quand, du fait de l’effondrement des prix du pétrole, il n’a plus assuré cette fonction redistributive, il a agité la menace du chaos islamiste pour se maintenir au pouvoir. Ce scénario, à des degrés divers, s’applique à l’ensemble du monde arabo-musulman..., à l’exception de la Palestine !
On peut disserter à l’infini sur la dérive du Fatah, le développement de la corruption... On ne peut toutefois en faire les causes exclusives de son échec. Le Fatah a inscrit sa stratégie dans l’édification négociée d’un Etat palestinien. Il a cru trouver un partenaire israélien. En fait, il s’agissait d’une duperie qui n’est pas le fait du seul Sharon. En effet, les accords d’Oslo n’ont pas empêché les colonies de prospérer, ni les manœuvres dilatoires des gouvernements israéliens successifs de rejeter chaque jour un peu plus dans les limbes la perspective d’un Etat palestinien. En réalité, si l’établissement israélien semble se déchirer sur bien des sujets, l’attitude vis-à-vis de l’Autorité palestinienne est l’objet d’un consensus. Tantôt paternaliste, tantôt brutal, le régime israélien n’a jamais réellement envisagé de se retirer des territoires occupés et y permettre l’émergence d’une entité souveraine. On ne peut honnêtement imputer la paternité de cette erreur de vision aux seuls Palestiniens. Nous la partagions tous alors. C’est donc aussi notre échec. Nous avons, nous aussi, été les dindons de la farce.
C’est fort logiquement que le peuple palestinien, constatant l’impasse dans laquelle il était confiné, a voulu changer le cours des choses. Aurions-nous préféré qu’il reconduise perpétuellement un pouvoir « laïque », démocratique, alors même qu’aucun interlocuteur de cette mouvance ne trouve grâce aux yeux d’Israël, que le Mur avance, que le tramway se construit, que les terres sont confisqués, que les assassinats continuent ? Certes non.
Israël ignorait-il qu’en refusant obstinément la moindre concession, même symbolique, aux dirigeants du Fatah, il déroulait le tapis rouge sous les pieds du Hamas ? Non plus.
Il faut donc se rendre à l’évidence. Le grand électeur israélien a voté pour le Hamas. Le grand électeur sait qu’il a perdu la bataille du droit et de la morale. Il sait que le meilleur moyen de ressouder l’opinion occidentale autour de lui est de changer la donne en transformant une guerre de décolonisation en épisode de la guerre des civilisations. Peu lui chaut, en réalité, qu’il joue ainsi les apprentis sorciers en contribuant à ouvrir la boîte de Pandore. Nous savons tous le peu de cas qu’il fait de la paix du monde. Sans doute frémit-il de joie devant l’affaire des caricatures. Sans doute n’est-il pas vraiment contrarié par l’affaire du nucléaire iranien. En fait, il fait son miel de tout ce qui fige les lignes du combat. Il sait qu’il a tout à perdre devant une revendication « métisse » de justice, une revendication qui traverse les continents, les cultures, les religions. Pour lui, il faut à tout prix que la Palestine devienne une affaire musulmane.
Il faut bien l’avouer. Il a gagné la première manche. Le piège a fonctionné mais il ne s’est pas encore refermé. Ce sera le cas si le mouvement de solidarité, oubliant qu’il s’est constitué sur la base de la réalisation des droits nationaux palestiniens, affaiblit son soutien en le conditionnant à un code de conduite des nouveaux dirigeants. Les prémisses sont là. Des militants s’interrogent sur le sens de leur démarche. Si le débat est nécessaire, il serait mortel qu’il nous entraîne là où, précisément, on souhaite nous emmener, c’est-à-dire pour ou contre le supposé projet de société en cours d’édification en Palestine. Avant tout, nous devons respecter la sacro-sainte règle de conduite des militants de la décolonisation.
Pas plus que pour le Vietnam ou l’Algérie naguère, nous ne devons interférer dans le choix de société des Palestiniens. Toutefois, nous ne devons pas faire notre deuil d’une Palestine libre et démocratique. La manière dont se sont déroulées les élections, plus encore que leur résultat, est le gage d’une vitalité démocratique évidente dont on peut penser qu’elle ne cessera de se manifester dans le futur. C’est cette vitalité qu’il faut continuer de soutenir de toutes nos forces. Ce n’est pas en donnant des leçons ou en nous lamentant sur une dérive « briseuse de rêves » que nous serons les plus efficaces, les mieux entendus. C’est en restant nous-mêmes, démocrates, religieux, agnostiques, « blacks, blancs, beurs », et au nom des idéaux universels que nous devons continuer de soutenir les Palestiniens, aussi bien le peuple que les institutions qu’il a choisies. C’est à ce prix que nous aboutirons à la libération totale de ce peuple, vis-à-vis d’Israël et d’éventuels directeurs de conscience. C’est à ce prix que nous mettrons en échec les apprentis sorciers de la guerre des civilisations.
Oui, l’Histoire avance souvent par son mauvais côté. Des événements qu’on peut analyser à chaud comme des régressions peuvent se révéler de formidables accélérateurs. La Palestine a toujours été « la Porte de la Loi » de Kafka dans les pays arabes et au-delà. Les keffiehs fleurissent à travers la planète comme les étendards de la révolte contre un monde injuste. Pour ma part, je crois qu’à l’épreuve du pouvoir, le Hamas saura intégrer à sa dimension religieuse l’ouverture vers ces valeurs que portent les plus ardents défenseurs de la cause palestinienne.