Au moment où cette interview est réalisée, Israël est secoué par une révolte de réfugiés érythréens. Dans quelle mesure ces évènements sont-ils liés à l’actualité de révolte générale dans le pays ?
Haggai Matar : Notre État se rend coupable d’une double politique : soutenir la dictature en Érythrée et refuser d’accorder le statut de réfugiés aux Érythréens qui se réfugient chez nous. Ils vivent dans des conditions impossibles. C’est dans ce contexte, qu’en apprenant qu’un événement en soutien au régime érythréen allait se tenir à Tel-Aviv, que de nombreux Érythréens se sont rassemblés pour perturber l’évènement au sein de leur ambassade.
La répression a été extrêmement violente et disproportionnée. De mémoire, nous n’avons jamais vu de policiers tirer à balles réelles au milieu de Tel-Aviv, et de tels actes auraient été impensables sur des manifestants juifs.
Une autre lutte est menée par les Palestiniens d’Israël contre la violence au sein de leur communauté, mais elle semble masquée par le focus médiatique sur la protestation à l’encontre de la réforme juridique du gouvernement Netanyahou.
H. M. : Oui, mais en même temps la protestation contre ce gouvernement est historique, à la fois dans sa proportion, sa durée et l’hétérogénéité des courants qui s’agrègent pour manifester ensemble. Nous avons près de 30 % de citoyens qui ont participé ou qui continuent de participer, chaque samedi, à des manifestations. C’est énorme.
La protestation met aux prises les défenseurs d’une démocratie libérale, dont j’estime qu’elle n’a jamais réellement existé ici, à un régime religieux autoritaire. Une partie du monde peut se sentir solidaire de ces manifestants qui clament leur attachement à la démocratie. Dès lors, ce n’est pas seulement la lutte des Palestiniens d’Israël qui est masquée, c’est quasiment tout le reste de l’actualité.
Or, dans les faits, ces différentes luttes sont intimement connectées. Nous avons publié de nombreux articles qui montrent à quel point ce gouvernement a l’apartheid comme matrice idéologique, mais aussi que le crime organisé est la résultante de cet apartheid. La communauté palestinienne a été marginalisée année après année, souffrant par exemple d’un manque de sécurité policière, alors même qu’il s’agit d’une de leurs demandes récurrentes. Par sa politique, le gouvernement Netanyahou compte accentuer cette mise à l’écart, cet appauvrissement et donc la violence au sein de la population palestinienne en Israël.
Concernant les relations entre les deux luttes, on constate beaucoup d’empathie de la part des leaders de la protestation dite prodémocratie envers les familles palestiniennes victimes des règlements de compte. Le sujet est souvent évoqué et à plusieurs reprises des citoyens palestiniens ont été invités à prendre la parole à la tribune de la marche de Tel-Aviv.
Pour autant, le sort des Palestiniens en Israël ne deviendra pas le sujet central de la protestation, contrairement à l’occupation selon moi. En fait, si l’essentiel des manifestants prodémocratie ne voient pas que tout est lié, et s’accordent simplement sur le fait que ce gouvernement est nocif pour de nombreuses raisons, l’articulation entre défense de la démocratie et dénonciation de l’occupation (les deux étant antinomiques) s’impose de plus en plus. À l’inverse, le combat contre le crime organisé est appréhendé séparément, comme un sujet annexe.
Nous sentons une société juive israélienne fracturée par des tensions et des conflits internes. Comment son unité peut-elle être préservée sur la durée ?
H. M. : C’est LA question au cœur des débats en Israël. Quel est le futur de cette société ? Division et polarisation sont si profondes. C’est comme si toutes les contradictions de cette société remontaient à la surface : rôle de la religion, répartition des pouvoirs, occupation, droit des femmes et des minorités notamment LGBT, place des ultraorthodoxes au sein de l’armée voire dans la société en général… Et nous observons chaque camp proposer des directions diamétralement opposées.
Et dans le même temps, le phénomène de yerida (départ d’Israël, inverse de l’aliyah) semble plus en expansion que jamais…
H. M. : Je n’exagère pas si je dis que c’est un sujet dont tout le monde parle ici : ≪ Ou pourrait-on aller vivre ? ≫. Des groupes Facebook se sont créés pour recueillir les expériences de ceux qui sont partis, les éventuelles difficultés rencontrées, les démarches pour l’obtention de passeport… Même au sein des manifestations hebdomadaires, les conversations abordent fréquemment ce sujet du départ.
Plus globalement, un sentiment général existe : même si cette protestation parvenait à l’emporter, les évolutions démographiques de la société israélienne font que le camp religieux, qui fait largement plus d’enfants, finira par gagner.
Le directeur du Kohelet Forum (N.D.L.R. Think tank très influent auprès du gouvernement) a par exemple déclaré que même si son camp était mis en échec cette fois-ci, ce ne serait qu’un report de cinq ou dix ans avant d’y parvenir. Il sait qu’au final, il pourra compter sur une majorité. Voilà pourquoi de nombreux Israéliens juifs ont le sentiment qu’il n’est plus possible de conserver un mode de vie occidental et libéral dans ce pays.
Je pense que le sujet est encore plus profond. Entre l’occupation, les attitudes racistes et élitistes contre les immigrés russes, les religieux, les juifs orientaux et les Palestiniens, l’élite juive laïque et libérale se confronte à son statut de minorité. Elle prend conscience de son obligation de devoir reconnaître ce qu’elle a fait subir aux autres et surtout à sa nécessité de devoir collaborer avec la classe ouvrière juive, les habitants de la périphérie… Dès lors, si vous n’êtes pas prêts à prendre un tel chemin, il n’y a plus de futur possible ici.
Vous ne pensez donc pas que ce mouvement ait la capacité de proposer un autre futur ?
H. M. : Je pense qu’il le peut. Avec un tel mouvement tout est encore possible. Dans les faits, je ne vois aucun autre moment dans l’histoire d’Israël où autant d’options ont été sur la table avec la possibilité de s’en saisir. Dans les prochains mois, tout peut arriver : soit un régime autoritaire et fondamentaliste s’impose ; soit un gouvernement revient en arrière sur ces réformes pour mieux renforcer l’apartheid ; soit face au blocage politique le mouvement devient réellement révolutionnaire. C’est ce vers quoi une minorité tend, et je pense que le mouvement a le potentiel pour y parvenir. Évidemment, on me dira que cette option est la moins crédible de toutes. Certes, mais elle n’a pour autant jamais pu être aussi facilement envisagée qu’aujourd’hui.
Quels peuvent être les répercussions de toutes ces tensions internes à la société juive sur les Palestiniens des Territoires occupés ?
H. M. : Les Palestiniens seront toujours les premiers à payer le prix de ce gouvernement qui laisse les mains libres aux colons et multiplie les plans de colonisation. Maintenant, sur la longue durée, là encore, plusieurs scénarii sont possibles : un régime religieux qui renforce l’apartheid, un retour en arrière avec la promesse de négociation… Ce qui compte pour les dirigeants c’est d’abord l’image d’Israël à l’international. Si le mouvement de protestation s’impose dans sa forme actuelle, sans prise en compte du sort des Palestiniens, il sera dit qu’en Israël la démocratie a gagné et tout sera encore ignoré concernant l’apartheid. L’option révolutionnaire serait celle où les protestataires étendent leur revendication démocratique à une alliance avec les Palestiniens. C’est ce vers quoi nous poussons.
Propos recueillis par Thomas Vescovi