Photo : Simulation finale de l’unité Yahalom, 2022 © Armée israélienne
Le ministre des armées réajuste sa cravate. Ce 27 février, après une heure d’échanges avec les membres de la commission défense de l’assemblée nationale, Sébastien Lecornu doit répondre à une question sur les livraisons d’armes françaises à Israël. Il se saisit d’une feuille blanche sur laquelle sont griffonnées quelques notes, fronce les sourcils et débute sa déclaration. « Objectivement, il n’y a pas de relations d’armement avec Israël », commence-t-il, avant d’admettre que « quelques licences » d’exportation vers l’État hébreu ont bien été accordées depuis le 13 octobre 2023, date du début de l’offensive israélienne à Gaza. Il s’agirait de composants utilisés de façon défensive, pour « des missiles du Dôme de fer », du nom du système de défense israélien conçu pour intercepter les roquettes tirées depuis Gaza et le Liban. Le matériel exporté par la France en Israël ne serait donc pas utilisé dans l’offensive israélienne ayant déjà fait près de 32 000 morts, dont 70 % de femmes et enfants. Une affirmation reprise mot pour mot, le 20 mars dernier, par la porte-parole du gouvernement, Prisca Thévenot : « Nous ne livrons des armes que dans le cadre de composants défensifs pour le Dôme de fer ». C’est pourtant loin de la réalité, comme le révèlent des photographies transmises à Disclose et son partenaire, le média d’investigation locale Marsactu.
Ces clichés datés du 23 octobre 2023, soit près de deux semaines après le déclenchement de l’offensive à Gaza en réaction à l’attaque du Hamas, montrent une cargaison d’armements destinée à Israël. Des caisses stockées dans un hangar appartenant à Eurolinks, une société marseillaise spécialisée dans la fabrication d’équipements militaires. Sur un bordereau scotché sur un carton entouré de cellophane, on peut lire l’inscription en anglais « 10 000 liens M27 pour des munitions de 5,56 millimètres [10 000 links M27 for 5.56 mm Ammo] ».
Ces équipements sont en fait de petites pièces métalliques servant à relier entre elles des balles de fusils mitrailleurs. Ces maillons M27, qui permettent des tirs en rafale, sont prévus pour des fusils automatiques légers de type M249 et FN Minimi. Ces composants qui sont « l’assurance d’une mission réussie », selon le fabricant, n’ont rien d’accessoire. « Sans eux, l’arme ne fonctionne pas », souligne Tony Fortin, chargé d’études à l’Observatoire des armements. En 2015, les Pays-Bas ont ainsi bloqué des pièces d’Eurolinks équipant des munitions de 30 mm transitant par Amsterdam. Motif probable, selon l’Observatoire : les armements étaient destinés aux Émirats arabes unis, engagés dans la guerre contre les rebelles houthistes au Yémen.
« Il y avait plusieurs dizaines de colis de la même taille, maintenus sur une palette par du film plastique et empilés sur près de deux mètres de hauteur. Ils étaient dans l’entrepôt, prêts à être expédiés », témoigne auprès de Disclose la source ayant transmis les photographies. Chaque carton pesant 22 kg, on peut estimer d’après sa description que jusqu’à 800 kg de pièces ont été envoyées en Israël par Eurolinks. Et chacun des colis contenant des liens pour 10 000 balles, on peut également supposer que la commande servira à relier au moins 100 000 munitions entre elles. Quant au destinataire de la cargaison, il s’agit de la société IMI Systems, basée à Ramat Hasharon, au nord de Tel-Aviv.
L’entreprise IMI Systems, vendue en 2018 par l’État hébreux à Elbit, la plus grande firme d’armement du pays, se présente comme « le leader mondial des munitions de petit calibre et le fournisseur exclusif des forces israéliennes de défense ». C’est elle qui approvisionne l’armée israélienne en balles de calibre 5,56. Des munitions reliées les unes aux autres grâce aux fameux maillons M27 livrés par la France et qui pourrait ensuite se retrouver dans l’une des armes favorites de Tsahal : les mitrailleuses Negev 5, fabriquées cette fois par Israel Weapon Industries (IWI). Avec le Negev 5, les soldats peuvent tirer jusqu’à 1 050 balles par minute, soit 17 cartouches par seconde, vante la chaîne YouTube d’un vétéran de l’armée américaine.
« Si Israël a développé le fusil mitrailleur Negev, c’est précisément parce que les munitions de 5,56mm sont omniprésentes au sein des pays de l’OTAN et de leurs alliés », détaille Shir Hever, un chercheur spécialiste de l’économie de la sécurité et coordinateur du mouvement palestinien BDS pour un embargo militaire. D’après lui, « les munitions 5,56 du Negev sont interchangeables avec les fusils M249 », pour lesquels Eurolinks a conçu, à l’origine, ses liens métalliques.
Le « massacre de la farine » et les balles de calibre 5,56
Le Negev 5 a été repéré à plusieurs reprises aux mains de soldats israéliens engagés dans l’offensive contre le Hamas. Ce fut notamment le cas le 25 décembre dernier, lorsqu’un groupe armé palestinien baptisé les Brigades moudjahidines a indiqué, vidéo à l’appui, avoir saisi un fusil mitrailleur sur lequel est gravée l’inscription « IWI ». Ou encore le 29 février, lors d’une attaque parmi les plus meurtrières commises dans la bande de Gaza ces derniers mois.
Ce jour-là, vers 4 heures du matin, dans l’ouest de la ville de Gaza, alors que des centaines de personnes tentent d’accéder à l’un des rares convois d’aide humanitaire ayant pénétré dans l’enclave palestinienne, des soldats israéliens ouvrent le feu. Le sac de farine de Muhammad Yasser, 17 ans, se répand sur le sol : une balle l’a transpercé avant de venir se loger dans sa veste, sans le blesser. Selon une enquête de l’ONG Euro-Med Human Rights Monitor, la munition retrouvée sur l’adolescent mesure 5,56 millimètres.
Si Muhammad a échappé au pire, près de 200 victimes examinées par les équipes d’Euro-Med Human Rights Monitor présentent des blessures causées par des balles de calibre 5,56. Des munitions tirées, selon l’ONG, par des « fusils d’assaut M4 et Tavor ». Mais aussi par « des mitrailleuses légères comme le Negev ». Plusieurs experts de l’ONU ont condamné le « massacre de la farine », qui a fait au moins 112 morts et plus de 760 blessés. Interrogée par Disclose sur la provenance des maillons utilisés pour les Negev 5 de l’armée israélienne, Dalia Bodinger, la vice-présidente d’Elbit renvoie vers le « fournisseur français lui-même ».
Sollicité à plusieurs reprises, lundi 25 mars, le PDG d’Eurolinks n’était pas disponible. Le ministre des armées, Sébastien Lecornu, n’a pas non plus donné suite à nos questions. En revanche, il a réagi à la suite de notre publication, mardi 26 mars, lors d’une conférence de presse en assurant que la licence accordée à Eurolinks « ne concerne que de la réexportation » et que ladite licence « ne donne pas droit à l’armée israélienne d’utiliser ces composants ».
Le « massacre de la farine » aurait pu provoquer un sursaut de l’État. Dans la foulée de cette exaction, Emmanuel Macron a d’ailleurs exprimé sa « plus ferme réprobation envers ces tirs », réclamant « la vérité, la justice et le respect du droit international ». À ce jour, pourtant, les exportations de munitions et de pièces de mitrailleuses vers Israël sont toujours autorisées par le gouvernement français.