Ils sont sortis par dizaines de milliers, sillonnant les villes égyptiennes, en solidarité avec les Palestiniens croulant sous les raids israéliens. Un sentiment de frustration s’empare d’eux. Un sentiment nourri par cette incapacité de faire taire les bombes israéliennes. Mais encore plus par le peu d’excuses qu’ils trouvent à leur gouvernement. Israël est qualifié de tous les noms aussi bien que l’Egypte. On accuse le régime de duplicité et même de complicité dans ce crime. Les Egyptiens dans leur colère se font l’écho d’accusations lancées ailleurs. Des manifestants visent les ambassades égyptiennes, dans les pays arabes et européens aussi. « La déclaration de guerre a été faite depuis Le Caire », résument-ils. Car deux jours avant l’agression, la chef de la diplomatie israélienne, Tzipi Livni, a été reçue au Caire, et puis lors d’une conférence de presse avec son homologue égyptien, Ahmad Aboul-Gheit, elle a déclaré : « ça suffit ! », cette situation à Gaza devrait « changer ». Le lendemain, la presse publie une photo d’Aboul-Gheit retenant Livni qui risquait de tomber. Image symbole. Le Caire est dans une position peu confortable et les déclarations émises par le président Moubarak ou par son ministre ont peut-être atténué les critiques, mais sans les éliminer.
Mais que s’est-il vraiment passé en Egypte durant ces 48 heures qui ont précédé l’attaque et la semaine qui l’a suivie ? Le compte à rebours pour la fin de la trêve entre les factions palestiniennes et Israël avait commencé et « l’Egypte sentait qu’Israël préparait quelque chose », disent des proches du ministre des Affaires étrangères. Livni a alors été invitée au Caire par le président Moubarak en personne. « Nous avons proposé le lundi, mais elle a préféré venir 4 jours avant », explique Aboul-Gheit. Lors de cette rencontre, les égyptiens auraient demandé à Livni d’éviter toute opération militaire et de « donner une nouvelle chance aux discussions ». Quelques heures plus tard, deux responsables des renseignements sont dépêchés auprès du Hamas. Le lendemain, l’agence de presse MENA annonce qu’une « rencontre entre les factions palestiniennes aura lieu probablement la semaine prochaine au Caire ». Mais les frappes israéliennes ne tardent pas, suivies d’explications égyptiennes qui s’efforcent de faire assumer au Hamas la responsabilité de la crise. « Malheureusement, le Hamas a donné à Israël sur un plateau en or l’occasion de frapper », déclare Aboul-Gheit. Ce n’est pas un secret, les relations entre le mouvement palestinien et les autorités égyptiennes sont au plus mal. Sur le fond, l’Egypte n’a jamais trouvé goût à la victoire du Hamas aux législatives, au contrôle du mouvement de la bande de Gaza, et l’échec du dialogue interpalestinien dans lequel l’Egypte jouait son rôle de médiateur a en effet encouragé cette antipathie.
C’est là l’une des explications de la position officielle. Une explication assez classique qui dit que le régime de Moubarak, ennemi farouche des islamistes, ne veut pas de pouvoir dirigé par des islamistes à ses frontières-est, surtout si ce pouvoir incarné par le Hamas est proche historiquement et idéologiquement de son principal mouvement d’opposition : les Frères musulmans. On y ajoute une crainte manifestée par l’Egypte face à l’expansion de l’Iran dans la région. « Une attitude qui contribue à contrarier le rôle régional du Caire, qui fait son poids aux yeux de la communauté internationale », explique le politologue Emad Gad. Les attaques contre ses représentations diplomatiques, l’Egypte y trouve derrière, une campagne iranienne, qui cherche à « instrumentaliser la cause palestinienne ». Ces protestations ont commencé bien avant l’agression, à Téhéran, à Damas, puis la veille des attaques à Beyrouth. Ainsi le gouvernement a-t-il réagi avec vigueur contre le discours de Hassan Nasrallah appelant les Egyptiens et l’armée à s’opposer au pouvoir qui refuse d’ouvrir le terminal de Rafah.
C’est le terminal de toutes les polémiques, fermé, puis ouvert puis entrouvert. Ce poste-frontière qui lie l’Egypte à la Palestine était régi par un accord d’une validité de deux ans entre l’Union européenne, l’Autorité palestinienne et Israël. Les observateurs européens avaient alors abandonné leur poste après la prise du contrôle de la sécurité à Gaza par le Hamas. Les Egyptiens ont maintenu le poste fermé. Il n’a été ouvert que partiellement pour permettre le passage de certains blessés ou pèlerins. Une seule fois en janvier 2008, il a vu l’entrée en masse de Palestiniens qui avaient réussi à faire chuter le mur frontière pour échapper au blocus sévère imposé par Israël. La trêve négociée par l’Egypte devrait permettre sa réouverture ainsi que les cinq autres postes-frontières de la bande de Gaza. Finalement il est resté fermé, et aujourd’hui sous les frappes, Le Caire refuse de l’ouvrir de façon permanente alors que légalement rien ne l’empêche de le faire. C’est ici que réside une autre explication de la position officielle égyptienne. Une ouverture du terminal « consacrera la division palestinienne et Gaza sera un petit Etat indépendant », dit Gad, qui explique que c’est l’objectif de toute cette campagne anti-égyptienne.
La crainte d’un nouvel exode palestinien est aussi une explication. Pour fuir les frappes israéliennes, les Palestiniens partiront vers l’Egypte, une opération terrestre serait donc facile pour Tsahal et un retour des Palestiniens dans leur terre serait difficile, comme c’est aujourd’hui le cas avec les réfugiés de 1948 ou 1967. « Nous n’avons pas quitté Gaza pour y revenir », dit Tel-Aviv. Oui, mais dans le moindre des cas, Israël « rejettera la responsabilité de Gaza à l’Egypte », comme l’a déclaré le président Moubarak. Des mots qui dépassent une simple justification d’une action jugée complice par les populations arabes.
Un plan israélien existe bel et bien. Il a été développé dans le cadre d’un projet du Hertzelya Conference. Il prévoit, entre autres, que l’Egypte abandonne une partie du Sinaï pour la rattacher à Gaza, et en contrepartie Israël lui accorderait une partie du désert du Néguev. Le problème c’est qu’en dépit des déclarations multiples, les autorités égyptiennes ont du mal à prouver le bien-fondé de leur position. La campagne menée dans les médias n’a porté ses fruits d’autant plus qu’elle « était menée par un chef de diplomatie des plus faibles dans l’histoire du pays ». Chaque jour, Aboul-Gheit ne faisait que jeter de l’huile sur le feu. Il exécute la politique de l’Etat, c’est évident, mais les mots ont aussi leur valeur. Il a fallu attendre une première déclaration du président Moubarak pour rééquilibrer un peu la situation. Dans son discours, il a rendu « Israël responsable de cette agression », et soutenu « le droit légitime de la résistance ». Des mots qui d’ailleurs ne marquent pas une déviation par rapport à la position jusqu’alors prônée par Moubarak, celle des « modérés ».
Une modération qui aurait affaibli un rôle régional de l’Egypte. Un repli sur soi qui a été mis en évidence par ce recours égyptien à la Turquie pour s’impliquer dans le jeu. Un dossier aussi important de « sécurité nationale » pour l’Egypte a été confié de propre gré à « l’ancien empire ottoman ».