Pourtant, ce n’est pas ce chiffre qu’annonce le 15 décembre 2023 Reporters sans frontières (RSF) dans son bilan annuel qui parle de « 17 journalistes tués dans l’exercice de leur fonction », repris par plusieurs médias nationaux. La formulation choque par son indécence, quand on sait que cibler les journalistes est une tradition de l’armée israélienne, à Gaza comme en Cisjordanie, comme nous le rappelle le meurtre de la correspondante d’Al Jazeera à Jénine en mai 2022 Shireen Abou Aqleh, ou encore le bombardement la tour Al-Jalaa à Gaza en mai 2021, qui abritait les bureaux de plusieurs médias, dont Al Jazeera et l’agence américaine Associated Press ; quand on sait que ces journalistes sont ciblés chez eux, qu’on vise leurs familles comme cela a été le cas du correspondant d’Al Jazeera Wael Dahdouh, dont le caméraman Samer Abou Daqqa a été tué et lui blessé par un tir de drone ; quand on sait que ces exécutions sont précédées d’appels, de menaces, que les journalistes sont informés par l’armée israélienne qu’ils sont géolocalisés, laquelle armée utilise l’intelligence artificielle pour générer des cibles non militaires potentielles. Comme si la journaliste russe Anna Politkovskaïa, assassinée dans le hall de l’immeuble par le régime russe en 2006, l’avait été « dans l’exercice de ses fonctions », pour que RSF lui rende hommage.
Ainsi, dans le fossé qui se creuse chaque jour à l’ombre du génocide commis à Gaza par Israël, qui continue à faire fi du droit international en toute impunité, se noie également la solidarité la plus élémentaire entre journalistes du Nord et du Sud. L’absence de cette solidarité est le point d’orgue de la rupture actée entre médias mainstream en France et médias panarabes dans leur couverture de la guerre sur Gaza.
Du journalisme ? Plutôt de la communication
À l’image de la classe politique, le champ médiatique n’a pas été épargné par la vague du tout émotionnel qui s’est abattu sur lui au lendemain des attaques meurtrières du Hamas. Si la dénonciation du meurtre de civils comme crimes de guerre est légitime, elle a ouvert dans ce cas les vannes d’une propagande israélienne tous azimuts que les médias français – et pas seulement mainstream – ont repris sans le moindre recul.
Pendant plusieurs jours, le récit produit par l’armée israélienne est repris tel quel, les plateaux accueillent bras ouverts éditorialistes, porte-parole de l’armée et soutiens mordicus de l’État d’Israël. Deux mois plus tard, quand les fausses informations propagées par Israël ont été dévoilées, aucun mea culpa n’a été fait, aucune rédaction n’a voulu admettre qu’elle a repris de la propagande comme si c’était des faits. Les défenseurs acharnés de la laïcité ne s’émeuvent même plus qu’un député de la République adopte le champ lexical biblique pour parler de « Judée Samarie » au lieu de parler de la Cisjordanie, et les condamnations, les termes de terrorisme et terroristes deviennent des faits objectifs, non des choix politiques. En quelques heures, la plupart des rédactions semblent avoir abandonné leur rôle, celui d’expliquer et de faire réfléchir, pour s’enfoncer dans une atmosphère de maccarthysme qui ne fait que se poursuivre, bien au-delà des cercles médiatiques.
Les visages, les noms, les histoires des victimes israéliennes peuplent les productions de la presse, tandis que celles palestiniennes sont réduites à des chiffres auxquels on accole systématiquement la mention « selon le Hamas », laissant au lecteur-trice ou au spectateur-trice le soin d’en déduire le doute qui planerait sur ces chiffres (chiffres en réalité sous-estimés au vu des corps disparus sous les décombres). Les images de victimes exclusivement israéliennes peuplent les télés et les journaux, car – nous expliquera-t-on – il était possible d’envoyer des journalistes en Israël, mais pas à Gaza. Pourtant, les agences de presse internationales, celles-là même qui nourrissent de leur flux les chaînes d’information continu en France, ont leurs correspondants à Gaza. Sans parler du fait que certains d’entre eux ont déjà travaillé comme fixeurs pour des médias français comme Radio France ou Ouest-France, à l’image de Rochdi Sarraj, tué le 22 octobre à l’âge de 31 ans. Soudain, ces personnes n’étaient plus fiables, et leurs récits se sont perdus dans l’indifférence de leurs confrères et consœurs de l’Hexagone.
Le quotidien des Gazaoui·es partagé dans le monde arabe
Pendant ce temps, les chaînes panarabes, et à leur tête Al Jazeera, couvrent minute par minute ce qui se passe à Gaza. Historiquement ancrée dans les territoires palestiniens, la chaîne d’information continue prouve encore une fois sa capacité à être non seulement la première à informer, mais à obtenir des images qu’on ne verrait nulle part ailleurs, grâce notamment à son réseau de 6 correspondant.es dans la bande. Résultat ? Ces dernier·es sont régulièrement la cible de l’armée israélienne, qui va jusqu’à les appeler pour les menacer directement, si jamais ils continuaient de documenter le massacre quotidien, comme en témoigne le correspondant de la chaîne à Jabalia, dans le nord du territoire, le 22 novembre dernier. Sa maison aura finalement été visée par un missile israélien le 11 décembre, tuant son père.
Si la chaîne qatarie relaye les vidéos des Brigades Al Qassam montrant ses opérations contre l’armée israélienne, elle a aussi la particularité de ne pas ignorer le discours israélien. Au quotidien, la couverture des principaux titres et des principales chaînes de télévision israéliennes est traduite, rapportée, décortiquée, pour donner à voir le narratif du camp d’en face.
Autre source d’information primordiale pour le monde arabe quand il s’agit de Gaza : les réseaux sociaux. Sur Instagram, et malgré la censure désormais documentée opérée par le groupe Meta sur tout contenu concernant la Palestine, des dizaines de milliers de personnes, notamment jeunes, suivent tous les jours Moataz Azaiza, Bisan from Gaza ou encore Plestia Alaqad, pour n’en citer que quelques-uns. Leur quotidien, leur déplacement, leurs conditions de vie font désormais partie du quotidien de dizaines de milliers d’Arabes, qui retiennent leur souffle quand l’un.e d’eux/elles tarde à publier une nouvelle vidéo, ou que les coupures d’internet régulières par l’armée israélienne empêchent d’avoir de leurs nouvelles.
Parmi ces dizaines de milliers d’Arabes, certain·es vivent en France. Depuis le 7 octobre, ils et elles vivent une dissonance cognitive, entre l’angoisse et la tristesse qui s’empare d’eux devant l’horreur de cette guerre qui se poursuit depuis deux mois et demi, et un environnement politique et médiatique qui fait d’eux et elles un ennemi intérieur. Le fossé entre Nord et Sud se double alors d’un fossé interne, au cœur de nos sociétés, faisant le nid des discours les plus extrêmes.
Sarra Grira, rédactrice en chef du journal Orient XXI