La première alerte pour l’équipage de l’Antarctica est venue d’un message radio demandant au navire de prendre part à une opération de recherche et de secours. Des corps avaient été repérés dans l’eau au large de Malte. Deux autres navires,le Verdi et le Japan, étaient déjà sur place et repêchaient les naufragés. L’Antarctica, aussitôt dérouté, a pris la direction des opérations jusqu’à l’arrivée des gardes-côtes et des unités de la marine.
Des centaines de noyés
Le compte rendu des opérations, une succession de phrases brèves, est glaçant à lire. Le Verdi, indique le rapport, repêche quatre personnes, dont un mort. On retrouve un radeau de sauvetage vide. Puis un cadavre dans l’eau. Le Japan recueille une femme et deux enfants. Quelques heures plus tard, l’équipage de l’Antarctica entend des voix et récupère trois personnes. En vingt-quatre heures, onze personnes, dont une fillette de 2 ans, vont être ainsi sauvées et acheminées vers Malte, la Crète et l’Italie.
Un de ces survivants s’appelle Hameed Barbakh. Il vient de Khan Younès, dans le sud de Gaza. Il a raconté au Guardian la tragédie qui a failli lui coûter la vie. Dans l’épisode peut-être le plus incroyable d’une année déjà noire en Méditerranée, un bateau de pêche chargé de plusieurs centaines de migrants a été éperonné par une embarcation de passeurs, après que les migrants eurent refusé de se transborder sur un bateau plus petit. Pendant que des centaines de personnes se noyaient autour de lui, Barbakh a survécu grâce à un gilet de sauvetage trouvé dans les débris de l’épave.
Son récit corrobore ceux d’autres Gazaouis dont les parents ont disparu dans la tragédie. Ces histoires mettent en lumière deux éléments nouveaux concernant les filières qui, cette année, ont coûté la vie à un nombre record de clandestins. Le premier est qu’à côté des innombrables Syriens, Afghans et Africains qui se lancent dans cette périlleuse entreprise, un nombre surprenant de ces clandestins sont originaires de Gaza. Le second point est que, pour s’échapper de l’enclave, ils doivent mettre leur vie entre les mains d’un gang de passeurs aux poches pleines et au bras long.
La rue principale d’Abasan Al-Jadida, à la périphérie orientale de la ville de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, reste défigurée par les éclats d’obus et les cratères de bombes consécutifs à la récente guerre avec Israël. Une nouvelle tragédie vient de la frapper : sept membres de trois familles du quartier ont disparu dans le naufrage.
Partir à tout prix
Dans d’autres quartiers de Khan Younès et dans la ville voisine de Rafah, à la frontière avec l’Egypte, à Gaza même et ailleurs, des familles au désespoir cherchent des nouvelles de proches disparus. Certains estiment le nombre de victimes à plus de 200, dont une majorité de jeunes tentant de fuir une existence devenue « insupportable ». Soumise à un blocus économique depuis sept ans, Gaza a été ravagée par trois guerres avec Israël. Pour ses 1,7 million d’habitants, entassés sur un territoire de 360 km2, les perspectives se sont réduites comme peau de chagrin. Les gens veulent partir à tout prix.
Au deuxième étage de l’immeuble où elle vit, Nawal Asfour attend des nouvelles de son fils Ahmad. C’est la troisième fois qu’elle a peur de le perdre. La première fois, encore adolescent, il a été blessé par un missile israélien à la fin de la première guerre à Gaza, en 2009. Ahmad a perdu trois doigts, une partie d’un os du bras et son pancréas. Sa mère a cru le perdre une deuxième fois lorsque, transféré en Israël pour y être soigné, il a été arrêté à la frontière et, soupçonné d’être membre du Jihad islamique, emprisonné pendant trois ans. Atteinte d’un cancer, Nawal craint aujourd’hui de ne plus jamais le revoir.
Ahmad incarne l’histoire de Gaza : désespoir, colère, manque de soins, envie brûlante d’échapper à l’enfermement. « Il était malade de voir à quel point les choses étaient dures pour lui à Gaza, se souvient Nawal. Il ne s’est jamais vraiment remis de ses blessures. Quelqu’un lui a dit que s’il parvenait à gagner l’Europe, on le soignerait gratuitement. »
Colère et amertume
Profitant d’un accord avec l’Egypte sur les évacuations médicales, Ahmad a traversé la frontière à Rafah avec trois membres de sa famille, blessés pendant le dernier conflit avec Israël. Arrivé au Caire, il a téléphoné à sa famille et demandé de l’argent, prétextant des frais d’hôpital. Ce n’est que plus tard que ses parents ont compris que les 2 000 dollars étaient destinés à un passeur basé à Alexandrie. Un homme de sinistre réputation, surnommé Abu Hamada, connu pour faire venir des Gazaouis jusqu’à Damiette, dans le delta du Nil, pour les faire passer en Italie.
« Quatre jours après, raconte Samir, son père, mon fils qui vit en Allemagne a reçu un coup de téléphone d’Ahmad qui lui annonçait qu’il était sur un bateau et qu’il arriverait le lendemain en Italie. Ce sont les dernières nouvelles qu’on a eues. »
Les Asfour ne sont pas les seuls à attendre des nouvelles d’un proche. Dans tout Gaza, des gens cherchent des parents dont la plupart sont passés en Egypte par un tunnel clandestin. Si ces filières illégales de passage de Gaza vers l’Europe ont pu, un temps, apporter une lueur d’espoir, elles n’inspirent plus que colère et amertume. Les familles des disparus sont furieuses contre ces trafiquants d’êtres humains, et en veulent autant au Hamas qu’à l’Autorité palestinienne. Leur colère est tout autant dirigée contre une Europe qui, selon eux, n’en fait pas assez pour les aider à retrouver leurs proches.
Peter Beaumont et Patrick Kingsley (The Guardian)
Traduit de l’anglais par Gilles Berton