Ce qui rapproche Maysoun Odeg Gangat et Yara Mashour, c’est une même ambition pour les femmes de Palestine, un désir de les aider à sortir du rôle traditionnel un peu étouffant où les hommes veulent les cantonner. Elles emploient des mots similaires pour expliquer qu’elles veulent "accroître le pouvoir des femmes à se prendre en charge", à "acquérir de l’autonomie".
Toutes deux ont fait une partie de leurs études à l’étranger, les Etats-Unis pour la première, la Grande-Bretagne pour la seconde. Leurs parents étaient libéraux, convaincus de l’égalité des sexes et de l’importance de l’éducation. Là s’arrête la comparaison : la première est directrice générale de Nisaa FM, la seule radio du Proche-Orient consacrée aux femmes, dont les bureaux sont à Ramallah, en Cisjordanie.
La seconde, Yara, est rédactrice en chef du magazine Lilac, un très audacieux mensuel féminin sis à Nazareth, en Israël, où la censure sociale est bien moindre. Cette différence géographique explique que la courageuse mais prudente croisade féministe de Nisaa FM respecte bien des tabous, que Lilac a jetés par-delà les conventions, un peu comme ses modèles se sont débarrassées de leurs vêtements.
Maysoun Odeh Gangat a fixé à Nisaa ("femmes", en arabe) la mission de raconter les success stories de femmes ordinaires, qu’elle veut rendre conscientes de "leurs droits et de leur identité". Pour cela, elle a sa "vedette" : Nisreen Awwad, une jeune femme volubile de 31 ans, à l’antenne tous les matins, sur 96 MHz, de 7 à 10 heures. Pendant trois heures, elle multiplie les témoignages, fait appel à des experts, donne la parole aux Palestiniennes des villes et des villages. Cinq reportrices de terrain sillonnent la Cisjordanie pour enregistrer les tranches de vie de femmes au foyer qui parlent d’une société conservatrice et machiste, mais aussi de micro-projets montés "par des femmes qui veulent s’en sortir, qui peuvent servir de modèle". Nisreen Awwad estime qu’il est possible de défier les "règles fixées par les hommes", qu’elle en est "la preuve", mais elle connaît ses limites : pas question de bousculer les interdits du sexe, de la religion et de la politique, juste de les tutoyer...
"Nous ne voulons pas provoquer mais faire comprendre aux femmes qu’elles ont un pouvoir et qu’elles doivent oser", explique-t-elle. Quand on lui demande ce qu’elle pense de la "méthode "Lilac"", Nisreen répond que "la radio, c’est fait pour tout le monde"... Que Yara Mashour n’y voit rien de péjoratif, mais Lilac n’est pas exactement conçu pour tous les regards. Comment dire... Les corps voluptueux de Huda Naccache et Maria Abboud - deux mannequins arabes -, l’une en sous-vêtements noirs, l’autre en bikini, sont peut-être encore un peu... insolites du côté d’Hébron.
Mais cette "révolution dans un monde arabe où des gens vivent encore au Moyen Age", Yara Mashour voulait la faire. Lorsque son père lui propose de diriger un magazine pour les femmes, elle n’hésite pas : "Nous voulions parler de tout ce qui était interdit." Pari tenu : Lilac, qui est dans sa treizième année de publication (quelque 20 000 exemplaires vendus chaque mois), évoque, pêle-mêle, les premiers rapports sexuels, les contraceptifs, le viol en milieu familial, les crimes d’honneur, etc., le tout sur papier glacé et images de la jet-set, de défilés de mode, de pubs occidentales, de produits de beauté, de chirurgie esthétique...
S’il n’est évidemment pas question de "tout" montrer, les photos de Huda pour la marque israélienne Jack Kuba de lingerie féminine ont, pour un public masculin habitué au hijab (foulard islamique), un indéniable côté suggestif. Maria Abboud (17 ans) et Lama Kayal (18 ans), l’une, chrétienne, originaire de Nazareth, l’autre, musulmane, du village de Jdeideh, proche d’Acre, sont les stars montantes de Lilac.
Maria se rappelle la réflexion de cet "agent", lorsqu’elle faisait du théâtre, qui a tenté de la dissuader de son "rêve depuis l’âge de 3 ans, de devenir modèle (mannequin) : "Ce n’est pas une bonne idée, tu es une Arabe ; et puis tu vas vendre ton corps."". Maria a tenu bon, y compris pour le bikini. "Toutes les filles de Nazareth vont sur la plage en bikini, quelle est la différence ?" Dans la rue, explique-t-elle, "les gens me reconnaissent : ils me félicitent ou me traitent de putain"...
Lama a gagné le concours de beauté organisé par Lilac et, désormais, tous les espoirs lui sont permis. Pourtant, elle n’ira pas jusqu’au bikini, "à cause des réactions du village, parce que c’est une question d’honneur familial". Yara Mashour pilote ces jeunes femmes fragiles, qui risquent d’être emportées par la notoriété. Risque est bien le mot : en 2007, Angelina (Duah) Fares, une Arabe-Israélienne (druze) pressentie pour être Miss Israël, a renoncé à concourir, à la suite des menaces provenant de sa communauté. Celles-ci étaient prémonitoires : sa jeune soeur Jamila a été retrouvée assassinée, en juillet 2011.
Yara Mashour est une businesswoman que rien n’arrête. Elle ne se veut "aucune limite" : "Je publie des photos de seins nus, je parle des relations sexuelles entre adolescents."Lilac, affirme-t-elle, "a pris une part importante dans l’évolution de la société palestinienne, parce qu’il répondait à un besoin". Alors que, de ses bureaux high-tech de Nazareth, Yara réfléchit au lancement d’une édition pour la Cisjordanie, sur Nisaa FM, Nisreen peine à convaincre ses auditrices de s’exprimer en s’affranchissant de l’autorisation de leur mari. Elle sait bien qu’entre Naplouse et Jénine, la "révolution Lilac" n’est pas encore en marche.