« Monsieur le Premier ministre, vous avez lancé une initiative audacieuse et de portée historique, qui peut contribuer de façon importante à la paix. Je loue vos efforts et votre décision courageuse, et je les soutiens. En tant qu’amis et alliés, les Etats-Unis sont à votre côté pour faire en sorte que votre plan soit un succès ». Ce 14 avril, George W.Bush et Ariel Sharon procèdent à un échange de lettres. Le Président américain soutient très officiellement le plan du Premier ministre israélien de retrait partiel de la bande de Gaza (voir article page 12)- et d’intensification de la colonisation en Cisjordanie. Saluant celui qu’il n’avait pas hésité à qualifier d’« homme de paix », il balaie toute référence aux obligations de l’occupant, répétant en revanche ses exigences vis-à-vis de l’Autorité palestinienne : « combattre le terrorisme », comme préalable à tout processus de paix. En dédaignant que l’occupation et son lot de crimes de guerre sont violence originelle et source de violence, il réitère sa vision du conflit dont il rend les Palestiniens responsables, et promeut sa chronologie toute éventuelle « négociation ».
Quand George W.Bush redessine son droit international
Mais George W.Bush prétend aussi, seul, au mépris des droits nationaux du peuple palestinien, et de la communauté des nations, réviser le droit international selon les vœux de Tel-Aviv, et donner des garanties américaines écrites à Ariel Sharon. Comme un gage dans les seules négociations qu’accepte le Premier ministre, celles que mènent la droite nationaliste et l’extrême droite israéliennes. Car si Bush affirme « Je reste persuadé que la clé de la paix réside, comme je l’ai indiqué le 24 juin 2002, dans la perspective de deux Etats vivant côte à côte en paix et en sécurité, et que le chemin pour y accéder passe par la feuille de route », c’est pour réduire aussitôt la nature et le territoire de cet Etat palestinien et dénier la première des revendications palestiniennes : le droit au retour. « Les Etats-Unis sont engagés à garantir la sécurité d’Israël et sa viabilité en tant qu’Etat juif », assure-t-il reprenant la terminologie israélienne, ajoutant : « Il me paraît évident qu’une solution juste, équilibrée et réaliste de la question des réfugiés palestiniens doit être fondée sur la création d’un Etat palestinien et l’installation des réfugiés en son sein plutôt qu’en Israël. » Exit la reconnaissance de l’histoire et donc de l’expulsion, exit un droit internationalement reconnu à défaut d’être défendu, exit la justice pour des centaines de milliers d’individus, exit le principe d’une solution négociée sur ce dossier, fondée sur le droit, au profit d’une décision unilatérale américaine conforme aux souhaits de Tel-Aviv. Dans la même veine, George W.Bush ajoute : « Dans le cadre d’un accord de paix définitif, Israël doit pouvoir disposer de frontières sûres et reconnues, qui résulteront des négociations engagées sur la base des résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité des Nations unies. Au vu de la nouvelle situation sur le terrain, et de l’existence d’importants foyers de population israéliens (dont il faut conclure qu’il s’agit de la nouvelle qualification américaine des colonies, ndlr), il est irréaliste de penser que le résultat final des négociations de paix sera un simple retour aux lignes d’armistice de 1949 ». George W.Bush cautionne donc les faits accomplis israéliens, comme un encouragement à les poursuivre. Et il prétend gommer d’un trait de plume les « frontières » dites de 1967, ces fameuses lignes d’armistice de 1949 franchies en juin 1967 par les forces israéliennes en prélude à l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza (en tout 22 % de la Palestine historique), cette « ligne verte » qui réduit pourtant déjà le territoire palestinien par rapport au territoire « attribué » par le partage onusien de la Palestine de novembre 1947. En n’étant d’ailleurs pas à une contradiction près dans sa missive elle-même. D’une part parce que la « feuille de route », aussi imparfaite fût-elle, fait référence aux frontières de 1967 et exige le gel de la colonisation. D’autre part parce que les résolutions 242 et 338 portent précisément sur le retrait d’Israël des territoires occupés. Sauf à en avaliser la lecture restrictive des seuls gouvernements israéliens, pour qui il ne s’agirait que de se retirer de certains territoires, dans une remarquable dénégation de la philosophie des Nations unies délégitimant toute occupation de territoires par la force.
« L’Autorité palestinienne et l’Organisation de libération de la Palestine ont subi hier (14 avril) l’une de leurs plus graves défaites politiques depuis des années », résume le quotidien israélien Ha’aretz [1]. « Pour la première fois, l’administration américaine s’écarte de sa position traditionnelle concernant les colonies établies dans les territoires palestiniens occupés en 1967, considérés jusque là comme illégales ». Le quotidien palestinien Al Ayyam [2] , pour sa part, considère que « le communiqué est clair : il balaie tous les accords existants entre les deux parties, palestinienne et israélienne, même ceux qui ont été avalisés par la Maison Blanche. Le même sort est réservé aux résolutions des Nations unies. Les négociations pour une solution politique, c’est fini. La seule solution sera celle décidée par l’Etat d’Israël, dont le caractère juif a été confirmé. (…) La communauté internationale devra se contenter d’approuver et de soutenir les plans proposés par Sharon ». Face à ce que nombre de commentateurs nomment une nouvelle « déclaration Balfour », l’aphonie de la communauté internationale et singulièrement des membres du quartette (Nations unies, Unions européenne, Russie), associés officiellement à l’élaboration de la « feuille de route », est pourtant saisissante.
Tandis que les Etats-Unis et leurs alliés s’embourbent dans leur occupation militaire, économique et politique de l’Irak, à laquelle ils cherchent aujourd’hui -et trouvent- une légitimation internationale, que les révélations tardives sur l’usage de la torture éclaboussent les hommes liges du Pentagone, qu’ils escomptent faire partager le coût humain et financier de l’occupation par l’Otan, ou qu’un George W.Bush en pré-campagne électorale déploie son projet de « Grand Moyen-Orient » et espère l’appui du G8, quelles sont la nature et l’importance de l’alliance stratégique de Washington avec Tel-Aviv qui s’avère, de façon aussi arrogante qu’extrémiste, soutien inconditionnel à la politique et aux projets d’Ariel Sharon ?
Moyen-Orient, région stratégique
En fait, les relations entre Washington et Tel-Aviv dépendent pour une grande part à la fois de facteurs idéologiques et culturels et de paramètres économiques et stratégiques. C’est surtout au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors que les empires coloniaux des Etats européens se défont, que les Etats-Unis commencent véritablement à prendre pied dans la région. Elle représente une zone stratégique et économique décisive qui, aujourd’hui, produit 35 % du pétrole mondial et détient 68 % de ses réserves. Un élément devenu essentiel parmi les priorités de l’après-guerre que caractérise l’escalade de la guerre froide. Pour Washington, il s’agit alors de s’assurer l’accès aux richesses énergétiques de la région et le contrôle de leurs prix, mais aussi d’y contenir une éventuelle progression de l’influence soviétique. Cette politique prévaut aussi en Asie meurtrie par les guerres, ou en Amérique latine, où les Etats-Unis soutiennent les dictatures.
Aussi l’Etat d’Israël n’apparaît-il pas d’emblée à Washington comme un allié régional privilégié voire unique. La doctrine Eisenhower définie publiquement en 1957 encourage davantage le soutien aux pays arabes dits « modérés » - et à l’Iran du Shah - opposés au communisme et à l’influence de Moscou. On se souvient du refus commun - ou concurrent - de Washington et de Moscou - alors engagé en Hongrie - de l’attaque tripartite franco-anglo-israélienne contre l’Egypte à la suite de la nationalisation du canal de Suez. Historiquement, les premiers soutiens à Tel-Aviv, notamment d’un point de vue militaire, sont plutôt à chercher du côté de la Tchécoslovaquie pour le compte de l’Urss, et de la France.
L’alliance entre Washington et Tel-Aviv date davantage de la fin des années cinquante, c’est-à-dire de l’échec de la stratégie dite de « containment » de l’influence soviétique dans la région, de la progression du nationalisme arabe, confortée par l’audience du mouvement des non-alignés. Il faut attendre la fin des années soixante pour que l’aide militaire américaine à Israël, qui était de quelques centaines de milliers de dollars à la fin des années cinquante et de 13 millions de dollars au début des années soixante, atteigne plusieurs dizaines de millions de dollars [3]. Il s’agit alors de lui assurer une supériorité stratégique régionale, choix qui depuis ne s’est pas démenti.
Cette orientation séduit les lobbys pro-israéliens aux Etats-Unis. A commencer par le courant fondamentaliste protestant qui se reconnaît historiquement, culturellement et idéologiquement dans le mouvement sioniste, ou par les courants portés par un racisme qui préfèrerait voir les juifs américains partir vers d’autres cieux. Quant aux chrétiens évangélistes américains, ils étaient selon les sondages 90% à approuver en mars dernier l’assassinat par l’armée israélienne de Cheikh Ahmed Yassine. Ces mouvements ont toujours influencé la politique de Washington [4], notamment en période électorale. Une partie de l’épiscopat dénonce aujourd’hui le libéralisme sociétal d’un John Kerry quand un George W.Bush se présente en dévot, croisé du Bien contre « l’axe du mal ».
Années quatre-vingt-dix : nouvelles questions stratégiques
Avec la fin de la guerre froide, le Pentagone et le complexe militaro-industriel américain perdent leur principal ennemi. Il leur faut en trouver un nouveau. L’islam politique ne tardera pas à le devenir après avoir été soutenu dans la stratégie d’endiguement de l’influence soviétique. Ainsi de l’engagement des Etats-Unis auprès des mouvements islamistes afghans. Il a ensuite fallu définir la politique étrangère américaine autour, notamment, du rapport à deux critères : le multilatéralisme, et le droit international. A l’issue de l’invasion du Koweït par l’Irak le 2 août 1990, la première guerre du Golfe, en 1991, est menée en violation du droit international mais en son nom et au prix d’une promesse de multilatéralisme. La coalition que rassemble Washington inclue la quasi-totalité des Etats arabes à l’exception de la Jordanie. La guerre permet de plus aux Etats-Unis de s’incruster dans la région, d’y installer leurs bases militaires et de les faire financer par les pétromonarchies, tout en contrôlant les choix de l’OPEP. Washington a toujours refusé un quelconque lien entre l’Irak et le conflit israélo-palestinien ; le thème ressassé de « nouvelle ère fondée sur le droit » suppose cependant d’accepter le principe sinon d’une conférence internationale pour la paix au Proche-Orient, du moins de négociations israélo-arabes que Washington prétendra patronner. Qui plus est, la nouvelle donne ouvre, tant pour les Etats-Unis que pour Israël, l’espoir d’un marché arabe accessible. Il leur devient indispensable de débloquer le verrou qui empêche cette pénétration c’est-à-dire de trouver une solution politique au conflit israélo-palestinien. Peu importe qu’elle ne soit pas fondée réellement sur le droit, pourvu qu’elle convienne aux protagonistes régionaux parmi lesquels l’OLP, reconnue mais affaiblie, n’est pas jugée primordiale.
Cette stratégie guidera les Etats-Unis durant la négociation, au moins jusqu’à l’assassinat d’Yitzhak Rabin par un extrémiste israélien en novembre 1995. James Baker, qui a multiplié les missions au Proche-Orient avant l’ouverture de la négociation, n’hésite pas à qualifier les colonies de « principal obstacle à la paix » ; l’administration Bush père menace Shamir, en 1992, de suspendre les garanties bancaires à Israël s’il ne gèle pas la colonisation. Son refus lui vaut une sanglante défaite électorale. Les Etats-Unis se targuent aussi d’avoir promu le traité de paix israélo-jordanien de 1994, six ans donc après celui de Camp David, israélo-égyptien. Mais après le double épisode Pérès-Netanyahou, l’arrivée au pouvoir d’Ehud Barak est présentée, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, comme une nouvelle promesse de paix à soutenir. Ses atermoiements à mettre en œuvre les engagements de ses prédécesseurs ne souffrent aucune critique. Et Bill Clinton, en campagne électorale difficile, soutient sans faille le choix du Premier ministre israélien lors de la négociation censée porter sur la fin du conflit, à Camp David, en juillet 2000. La thèse commune est simple : le refus du Président palestinien du projet d’Ehud Barak de cantonisation de la Palestine et de renoncement au droit international relève du refus palestinien en général et de Yasser Arafat en particulier de la paix avec Israël, démontre la vacuité de toute négociation, et doit inciter le « camp de la paix » israélien au repentir.
C’est sur cette thèse que s’appuie toute la politique américaine de soutien à Israël depuis le déclenchement de la deuxième Intifada, étayée par deux évènements majeurs. D’abord l’arrivée au pouvoir presque concomitante de deux administrations de droite extrême en Israël et aux Etats-Unis, ensuite les attentats du 11 septembre 2001.
« Grand Moyen-Orient » et convergence stratégique israélo-américaine
Car les Dick Cheney et autres Donald Rumsfeld, c’est-à-dire les civils néo-conservateurs du Pentagone, s’imposent. Il ne s’agit plus de faire sauter un verrou, d’obtenir un accord de paix, mais de contrôler le Moyen-Orient -et ses richesses énergétiques. Les idéologues de l’AIPAC [5] -alliés aux pétroliers texans- prêchent l’hégémonie unipolaire du seul Empire américain, délégitimant au passage le droit international et l’Onu. Les attentats de 2001 deviennent l’occasion d’imposer « la guerre préventive contre le terrorisme » localisé au gré des intérêts stratégiques et économiques américains. En Afghanistan d’abord, puis en Irak, défini comme le premier d’une série de dominos dans un « Grand Moyen-Orient » de la Mauritanie au Pakistan que les croisés américains assurent avoir vocation à « démocratiser ». Pour s’y tailler sur mesure une zone dite de libre échange.
Car le « Grand Moyen Orient » continue à représenter une zone stratégique et économique décisive. Certes, les Etats-Unis font le choix de la diversification en s’implantant en Asie centrale aux marches de la Russie et en Afrique du nord (Algérie) ou en Afrique noire, mais la priorité demeure ce Grand Moyen-Orient à placer sous tutelle. A commencer par l’Irak récalcitrant. Si les infrastructures pétrolifères obsolètes y compliquent aujourd’hui son exploitation, il s’agit surtout de contrôler la production et les prix, sans concurrencer les producteurs texans.
Pain béni pour Israël, comblé de se décréter pionnier de la « guerre préventive mondiale contre le terrorisme » et de comparer le président Yasser Arafat à Ben Laden ou à Saddam Hussein. L’avocat des tortionnaires américains d’Abou-Ghraib, Paul Belgrin, n’affirme-t-il pas qu’« ils utilisaient les techniques, des méthodes israéliennes, qui sont en vigueur dans l’armée des Etats-Unis en Irak » [6] ? S’appuyant notamment sur l’affaire du « Karin A », navire accusé par les services de renseignement de Tel-Aviv d’avoir cherché à livrer des armes d’Iran à la résistance palestinienne sous le contrôle de Yasser Arafat, les dirigeants israéliens obtiennent de Washington la répudiation du président palestinien, accusé d’être l’obstacle à la paix. Même si l’administration américaine refuse la perspective de son assassinat prévoyant ses conséquences régionales. Elle n’a de cesse cependant de prêcher « le droit d’Israël à l’autodéfense » et d’exiger une réforme palestinienne synonyme de transfert de pouvoir d’un Président élu à des services de sécurité choisis par Tel-Aviv. Le remodelage régional souhaité par Washington intéresse aussi directement Israël, rétif à l’existence de tout Etat fort dans la région. Même si les Etats-Unis doivent tenir compte d’autres alliances, en particulier avec la Turquie, qui ne souhaite pas une autonomie kurde accrue à ses frontières.
Un an après la fin proclamée de la guerre, pourtant, les Etats-Unis sont loin d’avoir réalisé leur scénario. En Irak même, la guerre n’en finit pas de frapper la population. Si chacun peut se réjouir de la chute de Saddam, la « libération » se fait occupation meurtrière et la « reconstruction » partage du gâteau entre majors américains. Et les images de la prison d’Abou-Ghraib n’ont guère le parfum de la démocratie ou de la liberté. Ignorants d’une société qu’ils espéraient diviser selon des critères « ethnico-confessionnels », les stratèges américains ont négligé son nationalisme et sa capacité de résistance.
George W.Bush prétendait débarrasser le monde sans son consentement des armes de destructions massives (ADM) irakiennes toujours introuvables. Il en est venu à devoir solliciter l’Iran. Sa coalition vacille. Il doit en appeler à l’Otan pour multilatéraliser les risques et les coûts de la guerre, et au conseil de sécurité des Nations unies pour obtenir son aval. De fait, le 8 juin, à la veille du G8, en adoptant la résolution (américano-britannique) 1546 à l’unanimité, le conseil de sécurité a entériné un compromis favorable aux vues américaines : si le transfert de souveraineté au gouvernement irakien nommé doit avoir lieu le 30 juin, une force multinationale se maintiendra dans le pays sous commandement américain et le pouvoir irakien n’aura pas droit de veto sur ses activités.
De quoi permettre à George W.Bush, malgré les revers voire la débâcle en Irak, de s’entêter à défendre son projet de « Grand Moyen-Orient », de marché économique commun défendu par des pouvoirs sûrs et faibles, décentrant la région autour du pivot irakien, au détriment du règlement du conflit israélo-palestinien, qui est pourtant un nœud des impasses régionales, à commencer par celle de la démocratie. Cette stratégie a-t-elle quelque chance de réussir ? La question est lourde d’enjeux, pour l’avenir de l’Irak, pour celui de la région, pour celui des relations et du droit internationaux. Et pour l’avenir politique de George W.Bush lui-même.
Stratégie américaine
à courte vue
Pour une part, les élections de novembre prochain se joueront sur la réussite ou l’échec de sa politique étrangère. Si l’opinion tolère difficilement le retour de ses boys dans des cercueils, elle a été dopée par la chute de Saddam Hussein, et reste traumatisée par les attentats de septembre 2001, abasourdie par l’exécration que suscite dans un monde ingrat la puissance américaine, angoissée par sa vulnérabilité, prête à accepter le principe de « guerre préventive contre le terrorisme ». John Kerry, du reste, ne se démarque pas réellement de son adversaire à ce sujet et se fait lui aussi le chaud partisan de la politique israélienne.
La critique vient pourtant de l’intérieur. Et pas seulement des intellectuels et militants qui avaient manifesté contre la guerre dès avant son déclenchement. En cause : ni la justice ni le droit, mais les menaces que font peser les choix idéologiques de l’administration sur la pérennité de l’hégémonie des Etats-Unis, voire sur leur sécurité. Ancien conseiller à la sécurité nationale du Président Jimmy Carter, aujourd’hui conseiller au Center for Strategic and International studies, Zbigniew Brzezinski, dans Le Vrai choix, L’Amérique et le reste du monde [7], remet en cause l’unilatéralisme. Pour lui, « la crédibilité militaire américaine n’a jamais été aussi élevée, sa crédibilité politique jamais aussi réduite ». Il met en garde contre deux écueils : la coopération multinationale exclusive et l’unilatéralisme fondé sur la force.
Une soixantaine d’anciens diplomates ou responsables américains dénoncent, eux, la politique menée par Washington au Proche-Orient. « Votre soutien inqualifiable aux actions extra-judiciaires de Sharon, au mur de séparation identique à celui qui avait été construit à Berlin, aux dures mesures militaires dans les territoires occupés et maintenant votre appui au plan unilatéral de Sharon coûtent à notre pays sa crédibilité, son prestige et ses amis », dénoncent-ils dans une lettre ouverte publiée le 25 mai, soutenus par une partie de la presse américaine [8]. Dans une tribune traduite et publiée dans Le Monde [9], d’anciens responsables de la diplomatie des Etats-Unis en appellent à leur tour au changement, jugeant que « l’heure en a sonné ». « Nous pensons tous que la politique de l’administration actuelle a échoué dans ce qui constitue ses principales responsabilités, c’est-à-dire la garantie de la sécurité nationale et le rôle de leader mondial », disent-ils d’entrée de jeu. S’ils revendiquent un rôle de puissance mondiale aux Etats-Unis et leur droit à une politique de défense nationale autonome, ils déplorent en revanche que « l’administration, davantage motivée par l’idéologie que par une analyse raisonnée, (ait) fait cavalier seul ». Premier échec, la guerre contre l’Irak. Mais ce n’est pas le seul : « Jamais, au cours de nos deux siècles et quart d’histoire, les Etats-Unis n’ont été aussi isolés au sein des nations, jamais on ne les a autant craints, jamais on ne s’est autant méfié d’eux (…) Les Etats-Unis souffrent d’une identification aux régimes autoritaires du monde musulman et d’une image de soutien inconditionnel à la politique et aux actions du gouvernement israélien actuel ». Quant aux « défis importants du XXIè siècle », ils « ne peuvent être résolus par la force militaire, ni par l’unique superpuissance encore existante ».
Etats arabes, Europe : politiques du laisser-faire
L’Europe, s’appuiera-t-elle sur cette
« fenêtre d’opportunité » nouvelle pour assumer ses responsabilités et faire prévaloir d’autres choix ? Les Etats arabes, en panne de démocratie, peuvent-ils cependant faire respecter leur souveraineté face aux velléités de l’Empire, voire contribuer à une paix fondée sur le droit en Palestine et en Irak ? Dans un entretien accordé au quotidien Libération [10], Robert Malley, ancien conseiller du Président Bill Clinton pour les affaires israélo-arabes [11], commente : « pour les régimes arabes, les relations avec les Etats-Unis ont depuis longtemps été source d’un cruel dilemme : pour se maintenir au pouvoir, ils doivent à la fois obtenir le soutien des Etats-Unis et dénoncer leur politique. Cet équilibrisme fait partie du puzzle régional. Avec la situation en Irak et au Proche-Orient et avec la menace croissante de la violence islamiste, il relève désormais du grand écart ». Et d’ajouter : « le désir de changement, de réforme, de pluralisme, existe dans le monde arabe. Mais il a été mis en avant au pire moment, par la pire équipe et de la pire manière. C’est dommage, car cela risque d’empoisonner une idée importante et de contaminer les efforts parallèles des Européens et des Arabes eux-mêmes. »
La politique américaine en Irak et vis-à-vis d’Israël et de la Palestine exacerbe les frustrations et galvanise les colères. Elles se nourrissent des ressentiments face au mépris affiché des peuples arabes, face à une justice internationale faite de deux poids et deux mesures et face aux fausses promesses jamais tenues. On se rappelle du discours présidentiel américain du 4 avril 2002 (moins d’un an après la publication du rapport Mitchell), saluant l’initiative saoudienne (plan Fahd de février 2002) pour un règlement politique au Proche-Orient, exhortant Israël à mettre un terme à ses « incursions » dans les territoires occupés voire à geler la colonisation. C’était pour mieux affirmer en juin une autre chronologie des obligations respectives, les Palestiniens devant tout d’abord « mettre fin à la violence » et réformer leurs institutions. Qu’ils décrètent et respectent une trêve unilatérale rompue par les assassinats ciblés perpétrés par les forces d’occupation n’y change rien. Aujourd’hui, c’est la « feuille de route » sortie des tiroirs à la veille de l’invasion de l’Irak qui fait l’objet du reniement de fait de Washington qui a pourtant du renoncer à son veto lors de la dernière condamnation des exactions israéliennes à Rafah par le conseil de sécurité. Mais si les Etats arabes protestent contre la poursuite de l’occupation irakienne, dénoncent le plan Sharon et le soutien américain, contestent le projet de Grand Moyen Orient, ils demeurent cependant toujours en équilibre instable, et inopérants. Plusieurs régimes arabes ont brillé par leur absence au sommet du G8 à Sea Island du 8 au 10 juin : l’Egypte, le Maroc, la Tunisie, l’Arabie saoudite… [12] Mais le Maroc, décrété « allié majeur non-Otan », vient de conclure avec les Etats-Unis un accord de libre échange [13] . Les services de sécurité de l’Egypte soucieuse, elle, de ses frontières et satisfaite de jouer le rôle du tiers incontournable, participent au plan de retrait partiel israélien de la bande de Gaza.
Le contexte actuel en tout cas devrait inciter l’Europe à plus de réactivité. La coalition échafaudée par Washington autour de la guerre est ébranlée. Silvio Berlusconi et Tony Blair demeurent des alliés fidèles, malgré l’opposition des opinions publiques, mais George W.Bush a perdu Jose Maria Aznar. Le nouveau Premier ministre espagnol, José Luis Rodriguez Zapatero, a confirmé ses promesses de campagne : l’Espagne a retiré ses troupes d’Irak, suivie par le Honduras et la République dominicaine (voir page 44). Le gouvernement polonais est lui aussi dans la tourmente. Alors que Washington parie sur un soutien inconditionnel des nouveaux membres de l’UE, les sondages indiquent que 75% des citoyens des Etats de l’ex-bloc de l’Est étaient défavorables à l’entrée en guerre de leur pays sans mandat clair des Nations unies.
Pourtant, l’Europe des 25 ni aucun de ses membres n’élabore de diplomatie alternative. Elle affiche ses divisions comme un alibi à son inertie. Et, si elle condamne le soutien américain à Ariel Sharon, c’est pour demander à Washington de s’investir davantage. D’un côté, Tony Blair assure George W.Bush de son indéfectible soutien sur les dossiers moyen-oriental et proche-oriental. De l’autre, Paris, puis Berlin, inquiets de la concurrence qu’entretient le projet de « Grand Moyen Orient » américain avec celui de zone de libre échange euro-méditerranéen à l’horizon 2010 défini par l’UE à Barcelone en 1995, rechignent. Jacques Chirac assure que la démocratie ne s’importe pas dans des chars et appelle au respect du droit international dans un monde multipolaire ; mais la France vote la résolution 1546.
Les résistances des sociétés, pourtant, du Moyen-Orient à l’Espagne, indiquent une autre voie. Face au gâchis humain et politique engendré par ces occupations impunies, elles peuvent continuer à se mobiliser, pour faire prévaloir d’autres choix.