A une époque où les pays sont en train de fermer leurs frontières pour contenir la propagation du nouveau coronavirus, une station de radio sur Internet diffusant depuis la Palestine cherche à créer des liens en l’absence d’un présence physique. Le projet a rassemblé des Palestiniens habituellement séparés, tout en recueillant des auditeurs d’un peu partout.
Radio Alhara signifie « la radio du quartier ». Elle a commencé à émettre le 20 mars après une conversation sur Facebook entre les frères Elias et Yousef Anastas et Yazan Khalili, qui diffusent respectivement de Bethléem et de Ramallah.
Le projet s’est inspiré de Radio Alhay à Beyrouth, lancée par Majd Al-Shihabi et ses amis comme moyen de rester ensemble pendant le confinement. « Ils nous ont beaucoup soutenu », explique Yazan Khalili. Il a été facile de créer une page pour la Palestine sur leur plateforme puisque Radio Alhay avait déjà fait l’expérience avec Radio Alhoma, à Tunis. Désireux de conserver l’allitération, les créateurs palestiniens ont choisi un nom commençant par la même lettre arabe. Le projet forme maintenant une famille de cinq, avec également des stations de radio à Berlin et en Syrie.
Le site Internet de la page est assez simple. Adoptant la présentation de Radio Alhay, les créateurs ont exposé la description du projet par quelques phrases d’un texte en arabe, en blanc sur fond noir :
Ceci est un projet participatif commençant à Bethléem et Ramallah, mais qui va s’étendre à d’autres villes en Palestine et dans le monde. Nous ouvrirons cet espace à l’écoute, à la discussion et au débat, afin de pouvoir passer le confinement en communiquant les uns avec les autres et en se souvenant les uns des autres. Nous envoyons à tous amour et espoir, et nous nous retrouverons en bonne santé. Restez à l’écoute, de la chambre à la salle de séjour, et inversement.
La page d’accueil présente aussi une photo du défunt chef de l’Organisation de Libération de la Palestine, Yasser Arafat, murmurant des mot doux à l’oreille de l’Ayatollah de l’Iran, Khomeiny. « Pour être tout à fait honnête, c’était une photo qui était sur le bureau », dit Khalili.
En plus de la facilité, la photo est aussi une tentative d’apporter de l’humour dans la réalité cauchemardesque dont le monde fait l’expérience en raison de la pandémie, ajoute Khalili. Choisir une photo qui transmet de l’intimité est une allusion anodine aux ordres de distanciation sociale.
« Entre la photo et le nom de « Alhara », c’est le monde entier qui est devenu un quartier », explique Elias Anastas. « A un moment où la proximité physique entre nous est impossible, la radio nous rassemble. Et la photo exprime, plus ou moins la même chose. »
La mise en place d’une station en ligne est simple — tout ce dont vous avez besoin est un ordinateur portable, explique Youssef. Le groupe émet en utilisant Radiojar (Radiovoisin), un logiciel qui leur permet de diffuser à la fois des séquences en direct et en différé. Dans un mélange d’arabe et d’anglais, les trois amis animent à tour de rôle, depuis chez eux. Les auditeurs entendent généralement le cliquetis du microphone qui s’allume et s‘éteint.
« Vous faites tout essentiellement seul, de chez vous. Je veux dire, que je suis ici avec ma femme et mon enfant, bien sûr, mais nous n’avons pas affaire à un public en direct, dont vous pouvez sentir les réactions », remarque Khalili. « Vous êtes assis seul et vous commencez à imaginer ... Le son arrive-t-il aux auditeurs ? Y a-t-il des auditeurs ? Les niveaux sonores sont-ils corrects ? »
Tous les matins, ils annoncent le programme du jour sur Instagram. Alors que la mise en place de la radio a demandé peu d’efforts, la définition de la programmation s’avère plus compliquée, selon Khalili. « C’est ce qui prend du temps. Mais aujourd’hui, franchement, nous avons beaucoup de temps ! »
Ce n’est pas la première radio en ligne à apparaître à Behléem — Radio Nard l’a précédée et doit aussi être reconnue, rappelle Rojeh Khleif, le directeur et le fondateur du Festival du Film Indépendant de Haïfa, qui est intervenu sur les plateaux de Radio Alhara. Mais alors que Radio Nard n’a rassemblé que 750 abonnés sur Instagram ces dernières années, Radio Alhara a déjà attiré autant de monde en seulement quelques jours.
« La question est de savoir comment vous apportez du contenu, quel groupe vous construisez et comment vous le partagez » , ajoute Rojeh Khleif. En investissant dans la commercialisation et en choisissant des DJ branchés qui jouent d’une même « couleur musicale », Radio Amhara adopte la bonne démarche, dit-il. Le minutage aide également. « Comme on dit, la nécessité est mère de l’invention. »
La radio propose plusieurs émissions quotidiennes dès 11 heures du matin, avec une rubrique culinaire de 10 minutes proposée par le chef Fadi Kattan, appelée « Le Matin du Jasmin : les Divagations d’un Chef ». Au début, Kattan racontait l’histoire d’une boulangerie familiale à Bethléem, avant de parler des deux différentes sortes de pain palestinien : le taboun (pain plat cuit dans un four en argile) et le shrak (pain plat cuit sur une tôle bombée).
A 15 h 30, Léopold Lambert, rédacteur en chef du magazine The Funambulist/Le Funambule [1] passe sur les ondes à partir de Paris dans une émission du même nom. Dans chaque épisode, il pose la même question à un invité : « Selon vous, qu’est-ce qu’un véritable moment de décolonisation ? » Le 25 mars, Youssef a introduit l’émission en jouant « Votre Reine est un Reptile » des Sons of Kemet [NDT : quartet de jazz britannique fondé à Londres en 2011], chanson défiant de façon effrontée le nationalisme et la monarchie britannique.
A 1 heure du matin, Karim Kattan (le frère de Fadi) prend le relais avec Océan de Minuit. « De la pop urbaine sans prétention, du surf et des trucs cosmiques pour une nuit d’insomnie des plus douces et des plus angoissantes », comme l’annonce la promotion de l’émission sur Instagram.
Entre deux émissions, des gens de Beyrouth ou du Brésil jouent de la musique. Youssef présente une séquence mise en onde à Amman, paysage sonore de la ville pendant la quarantaine. « On pouvait entendre davantage de sons naturels, mais aussi les sirènes de la police, d’une manière assez abstraite », décrit-il.
Le profil de l’auditoire est aussi varié que la liste des producteurs, avec des gens de Jordanie, de France, des États-Unis, du Canada, de Suède ou de Malaisie. Une semaine après le début du projet, la radio a connu une pointe de 200 personnes écoutant en même temps, a-t-il dit, avec environ 20 à 35 auditeurs suivant les émissions quotidiennes.
Dans la rubrique de discussion sur la plateforme, il y a des messages de personnes qui sont en égypte, en Écosse, en Australie. « Salut de Bucarest, Roumanie. Soyez prudents et profitez de la radio », a écrit un auditeur. Un autre met en garde : « Les gars, votre micro est allumé, il me semble... »
« Parfois le micro est allumé, alors que mon fils est en train de crier et ça passe à la radio ! », sourit Khalili. « À mon avis, c’est magnifique. Après tout, la diffusion vient de nos foyers, de nos vies. Ce n’est pas un studio, nous ne diffusons pas à partir d’un espace fermé ». La sensation brute et organique fait partie de l’identité du projet, explique-t-il.
Quand on lui demande comment ils imaginent cette identité, Khalili plaisante : « Verte ! Essentiellement », en référence à la couleur des cartes d’identité en usage parmi les Palestiniens des territoires occupés.
Pendant qu’ils expérimentent et rationalisent leur méthode, les fondateurs se sont appuyés sur un réseau de parents et d’amis pour assurer la bonne marche de la diffusion. « Les premières personnes qui sont intervenues étaient des amis. Ce sont des relations personnelles », raconte Khleif. « En cinq minutes, ils ont pu mettre en place une diffusion continue en direct en recrutant leur équipe, qui est composée de DJ. Chaque personne apporte ce qu’elle peut. » Mothanna Hussein, l’infographiste, installé à Amman, à l’origine du logo et de l’esthétique visuelle de la radio, crée les affiches pour le festival de films de Khleif. Il anime aussi l’émission « Atlas » à midi, en mettant en vedette à chaque fois la musique d’une partie différente du monde arabe.
Pour étendre le réseau, les auditeurs sont invités à soumettre des idées de contenu — musique qu’ils aimeraient entendre, interview qu’ils aimeraient mener, ou un texte qu’ils souhaiteraient lire. « Nous ne cherchons pas seulement des spectateurs ou un auditoire passif. Au contraire, nous voulons un auditoire dynamique », selon Khalili. « Ce que nous visons, c’est une production numérique en direct, enracinée dans le public, prometteuse et pertinente. »
La structure communautaire et coopérative, qui est encore en cours d’élaboration, est autant l’identité du projet que le contenu, expliquent-ils. L’idée globale, dit Elias, est de ré-imaginer les espaces de production culturelle, et la radio est simplement un outil pour y arriver.
« Le projet est celui d’un centre culturel sur les ondes, d’un espace pour les idées des artistes, des producteurs et des responsables de la culture. Nous espérons que ceci encouragera les expérimentations parmi nous, et plus largement dans le public. »
Tous les trois ont en commun des antécédents artistiques. Les frères Anastas viennent d’une famille d’architectes de Bethléem. Après être revenus de leurs études à Paris en 2010, ils se sont tournés vers la conception de meubles et ont créé un collectif d’artisans se consacrant à la fabrication industrielle de meubles. Khalili est architecte et artiste plasticien, et membre du corps professoral pour la préparation de la maîtrise de Beaux-Arts au Bard College [NDT : établissement d’enseignement supérieur artistique de l’Etat de New York.]
« La radio a commencé de façon spontanée, mais elle est enracinée dans notre passé et dans notre activité culturelle actuelle », déclare Khalili. « Avec l’épidémie (du coronavirus), plutôt que de mettre un terme à notre activité, nous avons rapidement basculé vers d’autres plateformes. »
La capacité de réaliser cette transformation rapidement et sans heurts fait partie de l’identité palestinienne, ajoute-t-il. Trouver des façons de travailler ensemble à partir d’espaces géographiques séparés n’est pas une circonstance temporaire mais une façon de vivre que les Palestiniens sous occupation israélienne ont dû développé depuis des décennies. « Cette division, et le manque de moyens pour se rejoindre, nous a fait réfléchir à des moyens alternatifs de communication », conclut Khalili.
Traduction Yves Jardin, membre du GT Prisonniers de l’AFPS