Naplouse, comme la majorité des villes des Cisjordanie, est sous un siège intensif depuis près de quatre ans. Récemment, ceux de Naplouse qui ont plus de 35 ans sont parfois autorisés à sortir de la ville, et les étudiants peuvent le cas échéant être autorisés à entrer et à sortir une fois par semaine.
Hormis ces cas, si vous êtes de Naplouse vous ne pouvez quitter la ville, et si vous n’êtes pas de Naplouse vous ne pouvez y entrer.
Je me souviens d’avoir supplié les soldats d’autoriser la femme très enceinte d’un de mes amis à pouvoir retourner auprès de son mari et de ses enfants à Huwwayra, le village sur la terre duquel se trouve le check-point.
Elle avait avec elle son certificat de mariage, établissant que son mari était de Huwwayra mais sa carte d’identité établissait qu’elle-même était de Naplouse : après avoir dû attendre sous un soleil de plomb pendant près de deux heures, il lui a été hurlé d’avoir à s’en retourner. J’ai alors dit au soldat que j’espérais que sa mère n’aurait jamais à subir ce qu’il faisait subir à cette femme, et il m’a répondu d’un air suffisant « Cela n’arrivera pas : elle n’est pas Palestinienne ».
Ramallah, d’un autre côté, fait l’objet d’un sort différent. Après 1967, lorsque Israël a unilatéralement annexé ce qu’ils appellent « Jérusalem-Est » comme faisant partie intégrante d’Israël, ils ne voulaient pas accorder la nationalité israélienne aux Palestiniens qui y vivaient.
Ils leur ont donc accordé le statut de « résident permanent de Jérusalem », un statut identique à celui qu’un étranger reçoit pour pouvoir vivre en Israël. Ces « Jérusalémites » n’ont pas le droit de vote au niveau des élections nationales, et si Jérusalem cesse d’être « le centre de leur vie », s’ils déménagent dans une ville voisine ou vont étudier à l’étranger, ils perdent ce droit de résidence ainsi que le droit de vivre à Jérusalem ou partout ailleurs en Palestine ou en Israël.
Dans le cadre des efforts qui sont mis en place pour « judéiser » [1]Jérusalem , les Palestiniens de Jérusalem-Est n’ont pas droit à l’obtention de permis de construire ou de rénover leurs maisons dans l’enceinte de la ville.
S’ils construisent sans permis, leurs maisons sont démolies. Ils sont toutefois autorisés à construire dans des zones plus proches de Ramallah, telles que A Ram ou Samir Amis.
Ces zones sont considérées par Israël comme faisant partie du « Grand Jérusalem », et les Jérusalémites qui y vivent paient leurs taxes municipales à la municipalité de Jérusalem (et reçoivent des balles au lieu de services municipaux), et en contrepartie du fait qu’ils ont quitté Jérusalem ils ne perdent pas leur droit de résidence et sont autorisés à franchir les check-points entre Jérusalem et Ramallah. Le résultat, c’est que le siège qui étouffe les autres villes est partiel pour Ramallah, dont l’économie a ainsi pu être maintenue.
Lorsque avec ma famille nous avons déménagé à Ramallah, j’avais l’impression d’être ce Juif qui se plaignait de sa maison surpeuplée à son rabbin, qui lui dit d’y mettre aussi sa chèvre.
Un mois plus tard, quand il a été autorisé à remettre sa chèvre dans son enclos, sa maison ne lui apparaissait plus si invivable… Donc, lorsque ma famille et moi avons déménagé de Naplouse à Ramallah, j’en étais presque arrivée à aimer le check-point de Qalandia.
Malheureusement, la nouveauté d’être autorisée à franchir le check-point s’est rapidement évaporée, et je me suis rapidement mise à craindre d’avoir à le franchir. Aujourd’hui, je redoutais d’avoir à être témoin de l’humiliation de ces gens, tassés les uns contre les autres et condamnés à attendre, tout en étant soumis aux ordres d’hommes en armes et ayant l’âge de leurs enfants ou de leur petits-enfants.
Je redoutais de voir les gosses terrorisés, les bébés qui hurlent, les vieux et les infirmes obligés de rester debout, d’attendre, d’avancer, de reculer… Je redoutais d’être témoin de ces gens qui sont menacés ou battus par les soldats israéliens.
Je redoutais de ne pas être capable d’intervenir physiquement, car j’avais mon bébé avec moi, ma petite Shaden. Je redoutais le sentiment d’impuissance et la rage qui viennent à soi lorsqu’on traverse le check-point de Qalandia. Mais c’était le début de la campagne de ramassage des olives, et je voulais en être. Donc, j’avais pris ma fille Shaden avec moi, j’avais pris une grande respiration, et j’avais appelé un taxi.
Après le moment habituel de surprise des soldats à voir une Juive Israélienne arrivant à pied de Ramallah et les habituels « Il t’est interdit d’être là », j’ai donné mon explication habituelle, et lui ai dit que j’étais mariée à un Palestinien et que j’habitais la « zone C » au-delà du check-point. Une instruction militaire relevant de l’Apartheid a été émise en octobre 2000, au titre de laquelle il est interdit aux citoyens israéliens d’entrer dans la « zone A », à savoir les soi-disantes « zones sous contrôle palestinien ».
Après qu’il ait transmis les informations me concernant via son téléphone sans fil, on me dit d’attendre. Rien d’inhabituel, j’étais rompue à toute cette routine. Le commandant du check-point, un grand garçon avec des taches de rousseur, m’a fait signe d’aller vers lui. « N’as-tu pas peur d’aller là-dedans ? » m’a-t-il demandé. « Je n’ai aucune raison d’avoir peur. Je n’ai pas d’arme » lui ai-je dit. « Je ne suis pas là comme un occupant, donc je ne suis pas traitée comme telle ». Il m’a demandé : « Tu me vois ici avec un drapeau ? ». Je lui ai répondu : « Non. Mais je te vois ici avec une arme ».
Il m’a semblé qu’il n’appréciait pas mes réponses, car il m’a dit « Ne t’approche pas de moi. Va là-bas, et cesse de m’empêcher de travailler ».
Au bout d’une demi-heure d’attente, j’ai demandé ce qui se passait. Il m’a été dit par un jeune soldat grassouillet que la police me demandait, et qu’elle allait arriver rapidement. Au bout d’une heure d’attente, durant laquelle j’ai essayé d’intervenir au moins deux fois pour avoir vu des soldats user de violence inutile, je lui ai demandé à nouveau si la police pouvait être informée d’avoir à se dépêcher car j’avais un bébé avec moi. Il m’a laissé entendre qu’il s’agissait du Shabak - les Services Secrets israéliens - qui voulait me voir, et qu’il ne pouvait rien y faire. Je commençais à m’inquiéter.
J’ai déjà fait l’objet d’une convocation en vue d’un interrogatoire par les services secrets israéliens il y a environ trois ans. La convocation était arrivée par le courrier, me demandant de me rendre dans telle station de police, en vue de clarification. Ce n’est qu’après que je sois entrée dans les lieux qu’il m’a été dit par l’interrogateur qu’il faisait partie du « Shabak ».
Je lui ai demandé s’il avait jamais, alors qu’il interrogeait des Palestiniens, usé de « pression physique modérée » — le terme technique utilisé par les autorités israéliennes. Il s’est mis à hurler que cela n’existait pas. La « pression physique modérée » était le procédé officiel pour les interrogatoires des Palestiniens jusqu’en 1999, et ensuite c’est devenu un procédé non officiel.
Et là, je commençais à me demander pourquoi ils voulaient que j’attende au check-point. Allaient-ils m’emmener ? Et pour Shaden, qu’allait-il se passer ? Je n’avais pas assez de couches ou de vêtements chauds pour elle pour un long séjour dehors. Et qu’allait-il arriver à ma fille aînée, qui a un an et sept mois, et qui allait sous peu rentrer à la maison de la
crèche ?
Mes craintes étaient alimentées par le fait que Tali Fahima, une femme israélienne qui a passé beaucoup de temps à établir des liens dans le camp de réfugiés de Jénine, avait été récemment accusée par le Shabak de soutenir le terrorisme. Ils l’ont détenue pendant trente jours, délai au-delà duquel la loi interdit de détenir un Israélien sans lui notifier des charges, et ils l’ont interrogée quelque quinze heures par jour. Lorsque le délai légal est arrivé, le Shakak n’avait rien pu retenir contre elle.
Ils l’ont donc condamnée à une détention administrative de quatre mois renouvelable. La criminalisation des activistes pacifistes israéliens n’est guère surprenante, elle est même inévitable. Aucune société ne peut maintenir longtemps un système à deux vitesses. Traiter les Palestiniens comme des sous-hommes n’ayant aucun droit élémentaire, tout en maintenant une démocratie pour les Juifs seulement, ne peut perdurer longtemps et est tout simplement impossible.
Deux heures plus tard, Shaden commençait à avoir froid et à éternuer, et je me demandais si je n’avais pas intérêt à partir tout simplement en laissant ma carte d’identité avec les soldats. Allaient-ils me poursuivre ?
Après trois heures sur place, contrainte à contempler quel enfer est Qalandia, une voiture de police venant de la colonie voisine de Neve Yaakov est arrivée, avec une convocation semblable à celle que j’avais reçue trois ans plus tôt par la poste.
Il m’était demandé de me présenter pour « clarification » le 19 octobre. « Vous n’auriez pas pu m’envoyer cela par la poste ? » ai-je demandé au policier qui m’avait remis la convocation. J’étais alors au bord des larmes. « Ils voulaient que vous l’ayez en main propre » dit-il. « Et il vous a fallu trois heures pour arriver jusqu’ici ? ». « Vous pouvez déposer plainte » m’a-t-il répondu. Le commandant aux taches de rousseur est alors arrivé. Il me traita « d’effrontée » pour avoir osé me plaindre et répété ce qui semble être son argument favori : il s’est approché de moi et m’a intimé « Ne t’approche pas de moi. Et cesse de m’empêcher de travailler ».
J’imagine qu’il avait raison. Dans un pays dans lequel les femmes accouchent sur le bord des routes et les malades meurent dans les files d’attente sur ces check-points alors que des milliers de gens dont le seul crime est de se battre pour leur liberté passent leur vie dans des camps de prisonniers, c’est être effronté que de se plaindre d’avoir dû attendre trois heures.