La citerne vert émeraude luisait en contrebas du campement de la famille Abou al-Kabash. Luisait, parce qu’elle a été confisquée le 22 février dernier par les autorités israéliennes, sous les yeux de Nitham, qui contemplait, impuissant, le désastre : « Les soldats ont vidé l’eau, puis emporté les citernes. Nous n’avons plus de réservoir, ni pour nous, ni pour les bêtes. Pour l’instant, ça va encore, c’est l’hiver. Mais cet été, comment va-t-on faire ? » L’homme, 31 ans, a grandi dans cette vallée. Il parle, la voix calme, le ton égal, assis à même la terre qu’il se refuse à quitter.
La citerne était le bien le plus précieux des Abou al-Kabash. Avec la famille Abou al-Awawdeh, elle vit dans le lieu-dit de Humsa al-Bqai’a, une communauté de bergers d’une centaine de personnes, au cœur des basses terres de la vallée du Jourdain.
En mars, c’est encore l’Écosse en pleine Palestine. Les collines sont couvertes d’une herbe tendre au milieu de laquelle coulent de petits ruisseaux. Mais, bientôt, les rayons du soleil frapperont de toutes leurs forces, et transformeront la belle vallée en désert aride. Alors, il n’y aura plus rien à boire. Pourtant, un puits se trouve à quelques centaines de mètres du hameau. Mais cette eau est interdite à ses habitants. Exploitée par la compagnie nationale Mekorot, elle est destinée aux colonies de la région, qui abritent quelque 11 000 personnes, selon l’ONG israélienne B’Tselem.
La confiscation de la citerne était le dernier acte d’une série de pressions qui a commencé le 3 novembre 2020. Ce jour-là, les soldats détruisent méthodiquement les campements, dans la plus importante entreprise de démolition en Cisjordanie depuis 2016, selon l’OCHA, l’agence des Nations unies chargée de la coordination humanitaire.
Des tentes, des lits, des panneaux solaires, les abris pour les bêtes, les bâches pour le fourrage sont démontés, détruits ou enlevés. Les trois quarts de la communauté, soit 70 personnes, dont 40 enfants, se retrouvent sans ressources alors que le froid arrive. Les hivers, dans la vallée du Jourdain, sont aussi rigoureux que les étés sont ardents. Un vent puissant fouette les collines. Les averses transforment la terre sèche en une boue aussi collante que fertile.
« C’était dur. Nous avons reçu des équipements de la part de la communauté internationale, mais nous avions peur que l’armée débarque à tout moment pour tout casser. Les enfants manquaient de vêtements, et les bêtes, à cause du froid et de l’humidité, sont tombées malades. Toute une saison a été perdue », explique Nitham, 31 ans.
Le temps passe. Les autorités israéliennes menacent, passent régulièrement, sans intervenir. Mais au mois de février, elles reviennent à cinq reprises, démolissant et confisquant toujours un peu plus – jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. À chaque fois, les communautés se déplacent et sauvent ce qui peut l’être, un peu à l’écart, laissant les ruines du campement précédent frémir sous les rafales de vent, souvenirs d’une vie précaire, sans cesse menacée par les démolitions, qui peuvent arriver demain, dans deux semaines, dans deux ans.
Quelques restes émergent, ici et là : un poêle en fonte, un canapé. Un chiot se gratte la nuque, dans un jerrycan de fer-blanc qui lui sert de niche. Des volontaires, ONG ou individuels, apportent du matériel – vêtements, tentes, chaussures – en espérant que celui-ci ne soit pas saisi dans l’heure.
Ces Palestiniens vivent pourtant en Cisjordanie, sur un terrain qu’ils louent 1 500 shekels (un peu moins de 400 euros) par an à des propriétaires, eux aussi palestiniens. Mais Humsa al-Bqai’a, depuis les accords d’Oslo, se trouve en zone C, un territoire géré par l’État hébreu, plus précisément par l’Administration civile, une agence israélienne qui dépend du ministère de la défense.
Plus encore, le site a été décrété zone militaire – la n° 903, pour être précis. Il est interdit de construire ici, maison, tente ou simple barrière, à moins de disposer d’un permis presque impossible à obtenir quand on est palestinien. Entre 2016 et 2018, seules 21 demandes sur 1 485, soit 1,41 %, ont été approuvées en zone C, selon l’ONG israélienne Bimkom. Et ladite zone couvre 90 % de la vallée du Jourdain.
Ces difficultés administratives ne semblent pas se poser pour les colonies israéliennes qui se trouvent à l’entrée de la vallée, en fermant presque l’accès, avec leurs cultures luxuriantes, abritées par des serres. Beka’ot, fondée en 1972, a étendu son territoire de quelque 70 000 mètres carrés dans la zone du camp d’entraînement militaire entre 2004 et 2020.
Autour de Hemdat, habité en continu depuis 1997, sont placées des barrières pour protéger les 10 000 moutons des colons, selon Bashar Majed Bani Odeh, un notable palestinien de la vallée du Jourdain. Or, la colonie est située entre une réserve naturelle et le champ d’entraînement, où même planter un piquet nécessite une autorisation.
La famille Abou al-Kabash a tenté un recours par la voie juridique. Leur avocat, Tewfiq Jabbari, raconte une longue bataille judiciaire où Kafka semble emprunter à Orwell : « J’ai déposé sept plaintes pour eux, la première en 2012. On commence par contester les ordres de démolition, en demandant de pouvoir au moins déposer des permis de construire, ce que l’Administration civile refusait jusqu’à maintenant. On obtient de pouvoir les déposer et ils sont refusés. En 2017, on soumet un plan détaillé pour légaliser l’existence de la communauté au sein même de la zone militaire – comme Israël le fait avec ses colonies. En 2019, la cour déclare qu’elle ne peut se prononcer et qu’il faut voir avec les autorités militaires. Je retire la plainte pour m’adresser à l’armée, mais ce recours a été rejeté en octobre 2020. Quelques jours après, Humsa al-Bqai’a était démoli. J’ai déposé une nouvelle plainte en février dernier, pour légaliser l’existence de trois campements construits hors de la zone militaire, mais en zone C. Au passage, j’ai demandé la démolition d’avant-postes de colons israéliens, construits dans cette même zone, la 903 – donc illégaux, au regard de la loi israélienne. »
Pour faire bonne mesure, la Cour suprême a ordonné de suspendre la démolition de ces campements construits en dehors de la zone C.
La loi israélienne n’est pas la seule à être contredite. « La pression qui s’exerce sur Humsa al-Bqai’a est sans précédent. La communauté entière risque d’être déplacée, ce qui est une violation très grave du droit international », s’inquiète un cadre d’une organisation humanitaire. Israël, en tant que puissance occupante, ne peut transférer de force la population civile d’un territoire occupé, quel que soit le motif.
« Berger, c’est la seule chose que je sais faire »
Le père de Nitham, Ismaïl, rentre de la mosquée – c’est vendredi, jour de prière. Il a dû venir à pied depuis la route. Les bergers ne peuvent plus utiliser leurs véhicules dans la vallée, de peur qu’ils soient confisqués, eux aussi, par les autorités israéliennes. Cela représente une heure et demie de marche. « Deux heures, maintenant. Je suis dans mes vieux jours », dit Ismaïl, 63 ans.
Il replie sa veste kaki, s’accoude, s’allonge à terre et allume une cigarette, qu’il enchaîne avec une autre sans y penser. Derrière lui, au loin, sur la piste construite par le gouvernorat palestinien, les quads des colons israéliens passent pour se rendre au pique-nique du week-end, en pleine zone militaire. La scène lui fait hausser les épaules. « Ça fait longtemps que l’armée essaie de nous chasser. Ils veulent nous faire vendre nos bêtes et que nous travaillions en Israël comme employés. »
L’homme, né en 1953, est aussi vieux que l’exil de sa famille. Les Abou al-Kabash se sont installés dans la région après la Nakba, l’exode palestinien qui s’est produit à la suite de la guerre israélo-arabe de 1948. Ils sont originaires de Samou’a, au sud d’Hébron. L’endroit s’est retrouvé sur la ligne de partage entre Israël et la Jordanie.
De nombreuses familles de bergers, des villageois, des Bédouins partent avec leurs troupeaux. « Nous avons erré, longtemps, jusqu’ici, dans la vallée du Jourdain, où il y avait des terres libres, à perte de vue, pour faire pâturer nos troupeaux. Je suis né et j’ai grandi ici, dans ces collines », raconte le vieux berger. Ils s’établissent d’abord à Ruwak, plus près du Jourdain. Ils nomadisent au fil des années et des saisons.
Les Israéliens s’implantent dans la région en 1967, notamment en construisant des avant-postes, parfois convertis en base militaire ou en colonie. Mais la pression sur les communautés commence dans les années 1990 – notamment quand le découpage des zones A, B et C a été effectué. « Beaucoup de bergers partent pour s’installer à Tammoun ou Jiftlik. Nous, nous n’avions nulle part où aller. On s’est installés à Hadidiyah », dit Nitham, le fils.
Il n’y a plus personne à Ruwak. Les pressions retombent. Puis, à l’été 2007, à nouveau, démolitions et confiscations reprennent. Dès cette époque, les citernes sont saisies. Les bergers doivent payer de fortes amendes – autour de 1 000 euros – pour les récupérer, comme le reste de leur matériel.
Après Hadidiyeh, les Abou al-Kabash choisissent Humsa al-Bqai’a, loin des colonies israéliennes, loin de la route, loin de tout. Dans ce creux isolé, ils espèrent être à l’abri. Mais l’Administration civile revient régulièrement, démolit et confisque, et continue à mettre la pression sur ces communautés vulnérables et isolées. En 2014, elle emporte à nouveau la citerne. Et les pressions continuent, encore.
« Ces communautés sont peu nombreuses mais occupent, avec leur mode de vie pastoral, un vaste territoire. La stratégie des Israéliens n’est pas de s’attaquer directement aux bergers, mais de s’en prendre à ce mode de vie, en visant leurs tentes, leurs moutons, leur eau. En les chassant, l’Administration civile étend son contrôle sans grand effort », explique Ahmad Heneiti, anthropologue de l’université palestinienne Bir Zeit, spécialiste de la vallée du Jourdain.
Peu à peu, les familles désertent ces pâturages. Najeh Awda al-Kaabneh est un Bédouin bâti comme un Hercule dont la famille, elle aussi, a fui le sud d’Hébron après 1948. Se sentant à l’étroit avec ses huit enfants, il essaie de s’établir avec sa famille en 2015 à Ruwak, d’où les bergers ont été forcés de partir dans les années 1990. Il en a été chassé. Il s’installe à Hadidiyeh.
En 2018, l’Administration civile menace de saisir son tracteur – sa seule possession : « C’était trop. Je ne voulais pas prendre ce risque. Nous sommes partis une nuit du mois d’août. Nous avons eu un accident sur la route. Avec plusieurs blessés. Depuis, je me suis installé à Jiftlik. J’ai des frères qui vivent ici. L’un d’entre eux m’a donné un lopin de terre pour que je puisse construire une maison. Sans eux, je serais toujours en train d’errer dans la vallée du Jourdain. »
Jiftlik, à l’ouest de Humsa, est en zone C, mais c’est le seul village de la région dont le plan directeur a été approuvé par les autorités israéliennes, en 2005. Ce qui n’a pas empêché quelques démolitions d’avoir lieu, mais Najeh al-Kaabneh, à 49 ans, peut jouir d’une paix relative. Il connaît les Abou al-Kabash. « Je suis désolé pour eux. Se faire démolir le campement en plein hiver… Contrairement à moi, ils n’ont nulle part où aller », soupire le Bédouin.
Côté israélien, la réponse est laconique. « Au cours des dernières semaines, le personnel de l’Administration civile a rencontré des résidents palestiniens de Humsa et leur a expliqué les dangers de rester à l’intérieur de la zone militaire, et leur a offert un autre espace en dehors de celle-ci. Malgré l’offre, les résidents ont refusé de déplacer de manière indépendante les tentes qui avaient été installées illégalement et sans les permis et approbations nécessaires », a répondu le porte-parole de l’Administration civile.
L’autre espace offert par les autorités israéliennes se trouve à Ein Shibli, au nord de Humsa, là où Ismaïl prie le vendredi. La localité se trouve en zone B, sous contrôle palestinien avec une coopération israélienne pour les affaires sécuritaires. La zone C commence à la sortie du village, là où se trouvent deux maisons, démolies le 10 mars dernier.
Jamil Khalil al-Omari, la cinquantaine, se tient devant, désespéré : « Nous aussi, nous étions des bergers. Mais nous n’en pouvions plus de nous faire chasser sans cesse par les Israéliens. Alors nous avons vendu nos moutons et avec l’argent, nous avons construit ces maisons. Aujourd’hui, il ne nous reste plus rien. »
Propriétaire de ce terrain, il n’a pas obtenu de permis de construire israélien. Lui aussi a fui après 1948 et tenté de trouver refuge dans la vallée du Jourdain. La destruction a été ordonnée par la loi militaire 1797, qui interdit aux Palestiniens de contester les ordres de démolition que l’Administration civile émet pour les nouvelles structures. Dans les décombres des maisons en ruines gît une citerne, écrasée comme si elle avait été frappée par un poing géant. Elle est vert émeraude, comme celle des Abou al-Kabash.
« Sur les terrains militaires de la zone C vivent 38 communautés d’éleveurs comme celles de Humsa al-Bqai’a. On a vu beaucoup de choses, des familles visées isolément, mais pas une telle volonté d’expulser un groupe entier. Si celui-ci est déplacé, cela risque de créer un précédent qui pourrait menacer toutes les autres communautés, soit plus de 6 000 Palestiniens », s’alarme un cadre d’une organisation humanitaire.
« Pourquoi irais-je à Ein Shibli ? Pour voir ma maison détruite ? », tempête Ismaïl Abou al-Kabash. Le vieil homme se renferme dans son silence, et fume. Pour son fils, la famille ne peut pas retourner au village d’origine, à Samou’a : « Il n’y a pas de place pour nos bêtes là-bas. Mon frère est instituteur dans une école, mes oncles travaillent côté israélien. Berger, c’est la seule chose que je sais faire. »
Derniers survivants, avec les Abou al-Awawdeh, d’une communauté de bergers chassée sans relâche, pris au piège dans la vallée qui fut leur refuge précaire, les Abou al-Kabash ne sont pas sûrs de passer l’été. « On aura besoin d’eau. Et on ne peut même pas apporter de nourriture pour les moutons. Le moindre tracteur qui essaie d’entrer dans la vallée est stoppé. Neuf voitures, venues nous donner de l’aide, ont été confisquées par les autorités », dit Nitham aux côtés de ses trois jeunes enfants, qui reproduisent le regard inquiet de leurs aînés. S’ils partent, il n’y aura plus de Palestiniens dans la vallée de Humsa al-Bqai’a.
Photo : Wafa.