Au-delà de la déroute des Républicains, les élections de mi-mandat aux Etats-Unis ont provoqué un changement qui risque de provoquer de profonds bouleversements de la vie internationale, avec des retombées qui dépassent largement le caractère national des élections législatives de ce type. Ces retombées seront principalement sensibles au Moyen-Orient, incluant de vastes zones allant de la Palestine à l’Afghanistan, en passant par l’Irak, la Syrie et l’Iran notamment. Mais rien ne dit que le changement sera immédiat. Bien au contraire, de nombreux signes laissent entrevoir une période d’adaptation aussi longue que destructrice.
En Irak, le changement semble a priori se dessiner. A peine le résultat des élections était-il connu, que les Démocrates laissaient entendre qu’ils prôneraient un début de retrait des troupes américaines dans un délai de quatre à six mois. Ils devraient être confortés par le rapport préparé de longue date par un comité présidé par l’ancien secrétaire d’Etat américain James Baker, qui prône une action en trois points : éviter l’éclatement de l’Irak, engager le dialogue avec les principaux voisins de ce pays, la Syrie et l’Iran, et envisager un retrait de l’armée américaine dans un délai rapproché. Le rapport dresse ainsi implicitement un constat d’échec de l’armée américaine à contrôler la situation, mais ouvre une issue qui permettrait d’éviter que l’échec ne se transforme en déroute.
Tony Blair, l’allié le plus proche de George Bush, - son caniche selon la presse anglaise -, a déjà amorcé le virage, depuis que ses proches ont laissé entendre une nouvelle initiative de sa part en vue d’une plus grande implication de la Syrie et de l’Iran pour assurer la paix en Irak et au Proche-Orient. L’approche britannique doit « évoluer » pour faire face au « changement de nature du conflit, en pleine montée de la violence, y compris contre les militaires américains et britanniques », selon les services de Tony Blair. Un euphémisme pour dire une réalité sanglante : la violence en Irak n’a jamais atteint une telle ampleur que celle relevée depuis deux mois, et les forces occupantes n’ont jamais enregistré de victimes à un tel rythme.
Propositions américaines et britanniques risquent toutefois de buter sur un oubli central. Certes, les deux pays laissent entendre qu’ils sont prêts à prendre un nouveau cap, et à nouer le dialogue avec de nouveaux partenaires. Ils menacent même de représailles la Syrie et l’Iran s’ils continuent à « entraver » la normalisation en Irak au lieu d’aider à « un développement pacifique de la situation au Proche et Moyen-Orient ». Mais dans le même temps, ils continuent d’ignorer les acteurs irakiens eux-mêmes, que ces derniers soient qualifiés de résistants ou de terroristes.
A force de ne voir dans la résistance irakienne que des éléments venus de l’étranger ou des survivances du régime de Saddam Hussein, les Américains risquent dès lors de s’engager dans de nouvelles fausses solutions. Dans leur démarche, ils butent en effet sur une erreur d’analyse chronique, qui les amène à sous-estimer le sentiment national dans les pays qu’ils occupent. Ce n’est qu’en dernier ressort qu’ils admettront qu’une forte proportion d’Irakiens, quelle que soit leur obédience, refusent l’occupation en tant que telle, et que c’est cette occupation qui révolte les Irakiens en premier lieu. C’est la fin de l’occupation, ou, à défaut, un calendrier raisonnable en ce sens, qui permettrait d’engager les fils d’une solution politique.
Un changement de cap de la politique américaine ne devrait pas avoir de résultats dans l’immédiat. Il faudra du temps pour dessiner ce nouveau cap, obtenir les consensus nécessaires et le mettre en oeuvre. D’autant plus que les Américains s’engagent dans une période de transition qui risque d’être calamiteuse pour toutes les parties. D’une part, le Congrès n’a pas de véritable autorité en politique étrangère, et il faudra du temps aux Démocrates pour infléchir éventuellement la politique du président George Bush. D’autre part, les Etats-Unis s’engagent dans une transition qui risque de durer jusqu’aux présidentielles de 2008, auquel cas la politique américaine risque d’être marquée d’abord par l’absence de décision, ce qui risque d’aggraver davantage le bourbier irakien. Enfin, les Démocrates, à qui il revient de dégager de nouvelles voies pour permettre à leur pays de clore l’ère Bush - Rumsfeld, n’ont pas de doctrine alternative claire sur l’Irak, et risquent de patauger à leur tour s’ils sont amenés à prendre des décisions.
En Afghanistan, la situation est encore plus confuse. Même si l’intervention dans ce pays pouvait se justifier plus facilement aux yeux de l’opinion américaine, il n’empêche que les résultats se révèlent tout aussi calamiteux. Les Talibans sont en effet revenus en force, et mènent une vraie résistance qui va crescendo. Après toutes les aventures coloniales et d’occupation, les Américains découvrent encore une fois qu’il est plus difficile d’occuper un pays que de le pacifier, qu’il est plus aisé et facile de diaboliser une organisation, fût-elle aussi nihiliste qu’El-Qaïda, que de l’éliminer.
Entre ces deux pays où les Etats-Unis mènent une guerre, il y a l’Iran, autre défi qui s’impose à l’Amérique. Mais là au moins, les choses semblent plus claires. Attaquer l’Iran est exclu. C’est une alternative qui se situe au-dessus de n’importe quelle puissance, fût-elle l’Amérique. Plus que ses capacités militaires, l’Iran dispose d’abord d’un Etat et d’un consensus national qui lui épargnent toute idée d’agression. A moins que le président George Bush ou les dirigeants israéliens ne prennent le risque d’une immense catastrophe.
Une autre issue semble donc se dessiner avec l’Iran, dans le cadre d’une négociation globale, qui inclurait le nucléaire et la situation en Irak. Les Etats-Unis savent qu’ils n’ont pas de moyens d’empêcher l’Iran d’accéder à la technologie nucléaire, et devraient se contenter de garanties sur son utilisation. L’Iran est prêt à donner ces garanties, contre une reconnaissance de son rôle de puissance régionale. Ce sont probablement les grandes lignes de l’accord inévitable entre les deux pays, même si, dans une étape intermédiaire, les deux pays continueront à tenir un langage extrême, en vue de mieux préparer la vraie négociation qui devrait s’amorcer.
Il reste la Palestine, maillon faible de cet ensemble explosif. D’ores et déjà, les Palestiniens savent qu’ils risquent d’être la victime expiatoire. D’une part, les Etats-Unis risquent de ne s’aventurer dans aucune nouvelle initiative avant les présidentielles de 2008. D’autre part, les Démocrates, maîtres du Congrès, sont des alliés traditionnels d’Israël, même si les néoconservateurs ont essayé de les doubler sur ce chapitre. Il n’y a donc guère d’infléchissement à attendre de la politique américaine en faveur des Palestiniens.
Ceux-ci devront par ailleurs faire face à un autre élément défavorable. Les déchirements qu’ils connaissent les placent dans un rapport de force très précaire, et ils n’ont guère les moyens de rétablir la balance. Ils ne peuvent guère, non plus, compter sur une cohérence arabe en leur faveur. De là à dire que les problèmes régionaux risquent de trouver des solutions à leurs dépens, il y a un pas que nombre d’analystes pensent franchir allègrement. Après tout, la question palestinienne est en suspens depuis plus d’un demi-siècle, et peut attendre encore quelques années, disent-ils. Pourtant, aux yeux de l’opinion arabe, c’est la « mère des solutions ». Mais malgré l’évolution d’une partie de l’opinion occidentale, européenne notamment, elle reste invisible aux yeux des grands décideurs de ce monde.