Les libertés d’expression, de réunion, d’association constituent un ensemble indissociable représentant l’un des socles indérogeable des régimes démocratiques. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 a consacré ces droits en affirmant à l’article 19 que « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression », et à l’article 20 que « Toute personne a droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques ». Ces libertés sont également proclamées dans de nombreux autres textes internationaux, comme la Convention Européenne des droits de l’homme de 1950.
En France c’est la loi du 1er juillet 1901 qui a introduit et réglementé la liberté d’association. Cette loi a institué un régime très libéral, en rupture avec les pratiques restrictives antérieures, permettant de former librement, sans autorisation, une association, à charge simplement d’effectuer une déclaration préalable en préfecture si elle entend bénéficier de la capacité juridique lui donnant la possibilité d’agir en justice, de recevoir des dons et de posséder des biens. En 1956 le Conseil d’État a reconnu la liberté d’association comme faisant partie des Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, et, par une décision rendue le 16 juillet 1971, le Conseil constitutionnel a constitutionnalisé cette liberté en lui conférant également le statut de Principe fondamental reconnu par les lois de la République. C’est dire l’importance du nécessaire strict respect d’une pareille liberté.
Une liberté menacée
Pourtant cette liberté apparaît aujourd’hui menacée au travers l’adoption de textes législatifs et réglementaires qui en réduisent la portée. Ainsi en va-t-il de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite loi séparatisme. Aux termes de cette loi, largement présentée comme justifiée par la nécessité de lutter contre des associations proches d’un islamisme radical, mais avec une rédaction en réalité à caractère très général, il est stipulé que toute association ou fondation qui entend solliciter l’octroi d’une subvention publique doit s’engager, par la souscription d’un contrat d’engagement républicain, outre à respecter les principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de dignité de la personne humaine, à ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République, et « à s’abstenir de toute action portant atteinte à l’ordre public ». À défaut de souscription et de respect de ces engagements, l’association doit se voir refuser la subvention demandée.
En outre, la liste des motifs de dissolution des associations s’est trouvée complétée et les associations pourront se voir imputer des agissements commis par leurs membres, agissant en cette qualité, ou des agissements directement liés à leurs activités.
Cette loi du 24 août 2021 a elle-même été suivie du décret prévu, pris le 31 décembre 2021, relatif au contrat d’engagement républicain. Ce contrat, qui n’a rien d’un contrat puisqu’il est imposé et non négocié pour les associations souhaitant demander une subvention, contient des obligations encore plus contraignantes que celles figurant dans la loi. En effet, alors que celle-ci faisait mention de trois engagements, le décret en comporte sept, dont celui n° 1 relatif au respect des lois de la République rédigé en des termes spécialement préoccupants au regard de la liberté associative, à savoir : « Le respect des lois de la République s’impose aux associations et aux fondations, qui ne doivent entreprendre ni inciter à aucune action manifestement contraire à la loi, violente ou susceptible d’entraîner des troubles graves à l’ordre public. L’association ou la fondation bénéficiaire s’engage à ne pas se prévaloir de convictions politiques, philosophiques ou religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant ses relations avec les collectivités publiques. Elle s’engage notamment à ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République. » Le décret reprend aussi en l’aggravant la disposition de la loi sur la responsabilité des membres eux-mêmes de l’association en prévoyant que celle-ci doit veiller à ce que le contrat d’engagement républicain « soit respecté par ses dirigeants, ses salariés, ses membres et ses bénévoles », dont les manquements, dès lors qu’ils agissent en cette qualité, ou « tout autre manquement commis par eux et directement lié aux activités de l’association », sont imputables à l’association « dès lors que ses organes dirigeants, bien qu’informés de ces agissements, se sont abstenus de prendre les mesures nécessaires pour les faire cesser, compte tenu des moyens dont ils disposaient ».
Un dévoiement de la notion d’association libre
La simple lecture de pareilles dispositions en montre la dangerosité tant elles sont constitutives d’obligations au périmètre incertain, et laissant la porte largement ouverte aux interprétations, y compris les plus restrictives et répressives. Lorsqu’il est fait référence à l’engagement de ne pas se prévaloir de convictions politiques, philosophiques ou religieuses, le danger se profile aussitôt de voir se dessiner une lecture idéologique des obligations formulées en fonction de l’orientation politique des collectivités qui seront sollicitées pour l’octroi des subventions. Lorsqu’il est fait mention, dans des termes très généraux, de la nécessité de ne rien entreprendre qui puisse être de nature à porter atteinte à l’ordre public, la voie est ouverte à la mise en cause des actions de nombreuses associations au regard de la marge d’appréciation, bien connue des juristes, quant à la définition de la notion d’ordre public. Une autre difficulté tient à la détermination très extensive des personnes dont les « manquements » seront susceptibles d’impacter l’association elle-même. De façon plus générale, la loi comme le décret reposent sur une philosophie qui constitue un dévoiement de la notion même d’association libre en établissant un lien mécanique entre attribution de subventions et souscription d’engagements similaires à ceux exigés dans le cadre des fonctions ou missions relevant du service public : or, une association indépendante n’est pas dans cette mouvance.
Des inquiétudes légitimes
Les légitimes inquiétudes soulevées à l’occasion de la parution du décret du 31 décembre 2021, qui est certes frappé d’un recours en annulation devant le Conseil d’État à l’initiative de nombreuses organisations, se sont rapidement trouvées confortées par le comportement de diverses collectivités qui en ont utilisé les dispositions pour accentuer de façon arbitraire une sélectivité, basée sur des considérations politiques ou idéologiques, dans l’attribution des subventions aux associations domiciliées dans leur sphère territoriale. Ainsi en va-t-il pour l’association Alternatiba Poitiers, laquelle a vocation de sensibiliser sur son territoire à la question du réchauffement climatique, à la défense de l’environnement et à la justice sociale, et qui a organisé au mois de septembre 2022 deux journées d’ateliers consacrés chacun à une thématique, dont l’un dédié à la désobéissance civile. Alors que la mairie de Poitiers et la communauté d’agglomération du grand Poitiers avaient accordé des subventions respectivement de 5 000 € et 10 000 €, le préfet de la Vienne a demandé le retrait de ces subventions au motif que l’organisation d’un atelier de désobéissance civile contrevenait aux engagements mentionnés dans le contrat d’engagement républicain. Devant le refus qui lui a été opposé, le Préfet a saisi le tribunal administratif de Poitiers aux fins d’annulation des subventions, ce qui a conduit de nombreuses associations, dont la Ligue des droits de l’homme, à intervenir volontairement à cette procédure, en cours, pour faire valoir l’absence de toute violation de la loi, étant observé que l’atelier critiqué, qui s’est effectivement tenu, n’a donné lieu à aucun débordement.
Dérives liberticides
Ce cas emblématique est l’illustration d’une certaine dérive liberticide de remise en cause de la liberté d’association. Un autre exemple de cette volonté du pouvoir d’exercer un contrôle sur les associations au moyen notamment de l’octroi des concours financiers a été donné par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. Répondant à la question d’un parlementaire, il a estimé, par un propos constitutif d’une menace à peine voilée, qu’il y avait lieu d’examiner de près les subventions accordées à la Ligue des droits de l’homme au regard des actions qu’elle a pu mener. Loin de désavouer son ministre, Madame Élisabeth Borne a elle-même surenchéri en affirmant qu’elle ne comprenait plus certaines positions de la Ligue et en citant à l’appui de prétendues « ambiguïtés » vis-à-vis de l’islamisme radical. Une telle atteinte au droit associatif est révélatrice d’une dérive autoritaire particulièrement préoccupante lorsque l’on sait que la plupart des associations, et pas seulement bien sûr la Ligue des droits de l’homme, dépendent de l’attribution de subventions pour leur fonctionnement et leur existence même. Il s’y ajoute la mise en œuvre ou la programmation de décisions de dissolutions, tout aussi inquiétantes, d’autant plus qu’il s’agit de mesures purement administratives, hors contrôle du juge judiciaire, et susceptibles seulement de recours devant la juridiction administrative.
Cette situation critique au niveau des libertés d’expression, de réunion et d’association, n’est pas seulement dénoncée par les organisations nationales de défense des droits de l’Homme. À titre d’exemple, ce sont sept experts rapporteurs spéciaux des Nations Unies dans ce domaine des libertés qui ont récemment exprimé leurs inquiétudes à la suite notamment des manifestations contre la réforme des retraites, à l’occasion desquelles ils fustigent d’abord le manque de retenue dans l’usage de la force par les policiers et gendarmes à l’encontre de membres de la société civile manifestant de façon pacifique. Ils appellent ainsi les autorités françaises à entreprendre un examen complet des stratégies et pratiques en matière de maintien de l’ordre, et à respecter les obligations de la France afin de protéger les manifestations pacifiques, ainsi qu’à promouvoir la liberté d’association. Ils font état de leur préoccupation concernant le recours à une rhétorique criminalisante et stigmatisante des défenseurs des droits humains et de l’environnement de la part du gouvernement, rappelant de façon bienvenue que : « Le droit de réunion pacifique est un droit fondamental qui forme le socle même des systèmes de gouvernance participatifs fondés sur la démocratie, les droits humains, l’État de droit et le pluralisme ». C’est bien en effet tout simplement le respect de l’État de droit qui est en jeu.
Patrick Baudouin
Avocat – Président de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH)