Photo : Des familles palestiniennes déplacées cherchent refuge dans une école devenue abri de l’UNRWA, 24 décembre 2023 © UNRWA photo/Ashraf Amra
Alors que le Commissaire général de l’UNRWA Philippe Lazzarini a immédiatement suspendu les employés suspectés – dont un serait mort – et ouvert une enquête interne, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, annonce le 5 février la création d’un comité indépendant [4], mené par l’ancienne ministre des Affaires étrangères française Catherine Colonna, chargé d’évaluer la « neutralité » de l’UNRWA et son fonctionnement.
Pourtant ces décisions ne freinent pas les allégations des autorités sionistes qui affirment que le Hamas utilise des écoles et des dispensaires de l’Office dans la bande de Gaza pour cacher des armes ou lancer des attaques contre ses soldats. Une « justification au préalable » pour cibler des installations qui abritent des dizaines de milliers de personnes déplacées, dont la plupart sont des enfants et des femmes. Le 3 novembre, quatre écoles sont bombardées en 24 heures [5]. Le 24 janvier, treize personnes sont tuées et 75 blessées par un tir de char contre un bâtiment du centre de formation de Khan Younis qui en abrite 800 [6]. Fin janvier, seuls quatre de ses dispensaires de santé (sur 22) restent opérationnels. Au moins 176 de ses collaborateurs ont été tués et plus d’un millier blessés… Et l’Office a interdiction d’acheminer l’aide humanitaire par le nord de la bande de Gaza.
Sans avancer la moindre preuve, le porte-parole du gouvernement Eylon Levy affirme que 10 % des 13 000 employés par l’UNRWA à Gaza « ont des liens avec le Hamas ou le Jihad islamique ». « Nous avons besoin d’autres agences des Nations unies et d’autres organisations humanitaires » à sa place, déclare Benyamin Nétanyahou le 31 janvier. Pour Israël Katz, ministre des Affaires étrangères, il faut « faire cesser » toutes les activités de l’Office qui « perpétue le problème des réfugiés », « ne fera pas partie » de la solution après la guerre. Le reste de la classe politique fait chorus : le leader de l’opposition Yair Lapid juge le moment venu de « créer une option de rechange qui n’éduquera pas des générations de Palestiniens à la haine ».
Une telle surenchère, qui ne cesse pas depuis, n’est pas étrangère au fait que le jugement de la CIJ s’appuie, entre autres, sur des rapports établis par l’UNRWA [7]. Et n’est que la dernière en date d’une mise en cause qui dure depuis des décennies. Dès sa création, des campagnes de diffamation et de calomnies ciblent systématiquement l’Office et son personnel. Elles s’intensifient après les Accords d’Oslo qui, en 1993, renvoient à plus tard des dossiers cruciaux, dont la « question » des réfugiés.
L’affaire des manuels scolaires
Depuis les années 2000, plus d’une douzaine d’analyses du contenu des livres scolaires utilisés par l’UNRWA comme par l’Autorité palestinienne ont été menées [8]. Mandatées par l’ONU, par le Département d’État US, ou par le Parlement européen, ces études sont réalisées tantôt par des organismes indépendants (l’Institut Georg Eckert en 2002 et en 2019-2021, le Conseil des Institutions Religieuses de Terre Sainte en 2009, le Centre de Recherche et d’Information Israël/Palestine en 2002-2004), tantôt par des lobbies pro-israéliens (Centre pour le suivi de l’impact de la paix en 2000, Palestinian Media Watch en 2007, IMPACT-se Institute for Monitoring Peace and Cultural Tolerance in School Education en 2011 et 2021), voire par le ministère israélien de la Défense lui-même, en 2006. Elles se concentrent sur la recherche d’incitation à la violence dans les programmes scolaires palestiniens, accusés de diffuser la « haine d’Israël », « l’antisémitisme » et de « faire l’apologie du terrorisme ».
En 2021, Olivér Várhelyi [9] entrave l’aide financière de la Commission européenne à l’Autorité palestinienne, y compris les fonds destinés aux soins de santé, sur la base d’un rapport qui souligne que des manuels utilisent le terme « occupation sioniste ». La même année, le Parlement européen condamne l’UNRWA sur la base d’une enquête du lobby sioniste Center for Near-East Policy Research et d’un rapport de IMPACT-se marqué, selon l’Institut Georg Eckart, « par des conclusions généralisées et exagérées basées sur des lacunes méthodologique ». En mai 2023, la loi sur la Paix et la Tolérance dans l’éducation palestinienne est réintroduite au Congrès des USA pour superviser le matériel éducatif de l’AP et de l’UNRWA. Ce ne sont là que quelques exemples.
« Ces rapports assimilent des contenus traitant de l’identité nationale, du patrimoine et des valeurs collectives du peuple palestinien, à de l’incitation à la haine raciale et à la violence. Ceci est utilisé comme "preuve" que le matériel éducatif palestinien viole les normes de l’Unesco, et convainc les donateurs de conditionner leur financement à des changements de programme (…). Les acteurs du système éducatif palestinien doivent choisir entre la dénationalisation ou l’affaiblissement financier » dénonce le Badil Resource Center [10].
Offensives politiques
En juin 2018, Jared Kushner, gendre et conseiller de Donald Trump alors président des USA, tente de persuader le roi Abdallah de Jordanie de retirer le statut de réfugié aux deux millions de Palestiniens vivant dans le pays. Pour leur ôter tout espoir de revenir un jour sur leur terre. En vain.
En septembre 2018, sous l’administration Trump, Washington, son principal bailleur de fonds (360 millions de dollars, environ 30 % de son budget), stoppe sa contribution à l’UNRWA, déjà réduite à 60 millions de dollars depuis janvier [11]. Alors que l’organisation affronte déjà un déficit de 538 millions de dollars. Décision dévastatrice, qui ne peut être totalement compensée par d’autres États donateurs et contraint l’Office à réduire son personnel et ses services aux réfugiés.
Et lorsque l’administration Biden reprend le financement, en avril 2021, une condition reste largement confidentielle : l’UNRWA doit accepter un plan de deux ans, le Cadre de coopération (voir encadré). Son point le plus important oblige l’Office à s’assurer qu’aucune aide n’atteindra un réfugié palestinien ayant reçu une formation militaire ou « s’étant livré à un acte de terrorisme ». En concluant cet accord, estime Badil [12], « l’UNRWA s’est transformée d’une agence humanitaire qui fournit une assistance et des secours aux réfugiés palestiniens, en une agence de sécurité faisant avancer les objectifs politiques et répressifs des États-Unis, et finalement d’Israël » [13].
Et attaques personnelles
Entre temps, le diplomate suisse Pierre Krähenbühl, commissaire général de l’UNRWA depuis 2014, est contraint à la démission en 2019. Fin 2018, il est la cible d’une campagne de déstabilisation l’accusant de mauvaise gestion et d’abus de pouvoir, de conflit d’intérêts, de relation sentimentale avec sa conseillère… L’investigation ouverte par le Bureau des services de contrôle interne de l’ONU (OIOS) dure huit mois [14]. C’est que Krähenbühl, reconverti en collecteur de fonds, multiplie voyages et réunions, mobilise son bureau exécutif et sauve l’UNRWA du naufrage en réunissant in extremis les fonds nécessaires à l’ouverture, à la rentrée 2018, des 700 écoles et centres de formation professionnelle que gère l’Office.
Avant cela, confronté aux frappes aériennes, pilonnages d’artillerie et raids de blindés sur la bande de Gaza durant cinquante jours en juillet et août 2014, Krähenbühl s’indigne à de multiples reprises. Plusieurs centaines d’écoles et de crèches, pourtant signalées à l’armée et identifiées par le drapeau bleu de l’ONU, sont détruites ou endommagées. « Nous avons dû loger dans 90 écoles 1,5 million de personnes – l’équivalent de la population de Genève – qui fuyaient les bombardements (…), des violations inacceptables du droit international humanitaire ».
Le 22 mai 2019, en vidéoconférence depuis Gaza devant le Conseil de sécurité de l’ONU, Pierre Krähenbühl ose dénoncer les ravages des tirs à balles réelles des soldats chargés de réprimer les « marches du retour ». En 2018, cette stratégie fait 255 morts et plus de 7 000 blessés, dont de nombreux amputés ou invalides, parmi les manifestants palestiniens. Face à lui, Jason Greenblatt, représentant de Donald Trump, explique que « le modèle économique de l’UNRWA, lié à une communauté de bénéficiaires en croissance exponentielle, est en crise permanente », que « des liens étroits existent entre le Hamas et les employés de l’UNRWA » dont certains locaux sont transformés en « infrastructures de terreur ». Avant de conclure : « Le mandat de l’UNRWA doit prendre fin. »
Dissoudre les réfugiés
Les accusations mensongères et les propos diffamatoires répétés n’éclipsent plus la véritable raison de la volonté des sionistes et de leurs alliés d’éliminer l’UNRWA qui incarne la permanence du problème des réfugiés palestiniens, de leur droit au retour et à des réparations financières. Faire disparaître l’UNRWA pour effacer les réfugiés et les conditions dans lesquelles Israël a été créé. Ou les dissoudre dans la foule des millions de réfugiés créés partout sur la planète par le système impérialiste et colonial. Ce que recommande Herzi Halevi, chef d’état-major de l’armée israélienne, qui étudie son remplacement par le Programme alimentaire mondial (PAM) et l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) [15].
En confirmant la poursuite de sa contribution financière et en lançant un appel aux donateurs, le gouvernement norvégien rappelle le caractère « vital » de l’aide fournie par l’UNRWA à la population palestinienne. L’Office est aussi le seul organisme que ses structures et compétences logistiques rendent incontournable pour l’acheminement de l’aide humanitaire dans la bande de Gaza.
Début avril, le Japon, la Grande-Bretagne, l’Australie et la France promettent la reprise de son financement, après la Suède et le Canada début mars.
Car les États qui persistent à suspendre leurs versements, ignorant les recommandations de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme [16] (adressées au gouvernement français le 28 mars) et la mise en garde de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens occupés (document présenté le 26 mars à Genève), en « punissant collectivement des millions de Palestiniens, (…) violent ainsi très probablement les obligations qui leur incombent en vertu de la Convention sur le génocide »…
C’est effectivement aux États, qui s’y sont engagés il y a soixante-quinze ans, de pérenniser sans condition leurs contributions au budget de l’UNRWA, organisme dédié spécifiquement à la protection des victimes de la Nakba de 1948 et leurs descendants, étendue aux « déplacés » par la guerre de juin 1967, « en attendant une solution juste et durable à leur situation ». Sachant que l’Office opère également en Cisjordanie, notamment à Jérusalem-Est où il est menacé, ainsi qu’au Liban, en Jordanie et en Syrie, ses services (éducation, santé, certaines infrastructures des camps, aide d’urgence…) bénéficiant à 5,9 millions de Palestiniens enregistrés et employant environ 30 000 salariés.
Cécile Renaut