Les revues politico-idéologiques
sont une caractéristique de la vie
culturelle française. Après la libération
en 1945, elles fleurissent, répondant
à l’attente d’un public cultivé et politisé,
avide de penser le monde
d’après-guerre pour mieux pouvoir le
changer. En même temps le public de
ces revues, et donc leur tirage et leur
impact, restent plutôt limités. A une exception
près : le numéro spécial consacré
par Les Temps modernes au conflit israélo-arabe
en mai 1967, juste à la veille de la
guerre des Six-Jours. L’événement de la
guerre en juin a donné immédiatement à
ce numéro une actualité exceptionnelle.
Ce dossier, de 992 pages, élaboré par
l’équipe de Jean-Paul Sartre, était composé
de deux ensembles strictement séparés
– « les points de vue arabes » et « les
points de vue israéliens » - sans la moindre
communication entre les deux ensembles.
Un article-événement
Précédant le bloc arabe sans y être intégré,
se trouve un article, en quelque sorte
introductif, qui devient ce qu’on pourrait
appeler un « article-événement », un
peu comme le célèbre « J’accuse » de
Zola dans l’affaire Dreyfus paru dans le
quotidien L’Aurore. Cet article - 80
pages- intitulé « Israël, fait colonial ? »
est signé Maxime Rodinson. Bientôt traduit
en arabe et en anglais, il a constitué
à lui seul un corpus historique et théorique
qui a fondé l’engagement politique de
toute une génération en faveur des droits
des Palestiniens. L’impact est si fort qu’au
début des années 70, la pensée de Maxime
Rodinson, en particulier sur le sionisme,
a dominé la scène intellectuelle. Maxime
Rodinson fut choisi par l’Encyclopaedia
Universalis pour rédiger l’article consacré
au sionisme [1].
Quatorze ans après, à l’occasion d’une republication
de l’article des Temps
Modernes dans un recueil de textes dans
« la petite collection Maspero » [2], Maxime
Rodinson rédige une brève introduction.
Après avoir modestement rappelé que
cet article avait eu « quelque influence »,
il revient sur le sens profond de sa contribution.
Il rappelle d’abord qu’il a voulu
répondre à une question bien précise
posée par la rédaction : Israël peut-il être
considéré comme un phénomène de type
colonial ou non ? « Dans les dernières
lignes seulement de mon article », précise
l’auteur, « j’esquisse un début de
réponse à la question conséquente : quel
avenir doit-on recommander pour une
formation coloniale de ce type ? »
Il est difficile de synthétiser la substance
de l’article. Peut-être peut-on en rappeler
la conclusion : « Je crois avoir démontré
dans les lignes qui précèdent que la
formation de l’Etat d’Israël sur la terre
palestinienne est l’aboutissement d’un
processus qui s’insère parfaitement dans
le grand mouvement d’expansion européo-
américain des XIXe et XXe siècles
pour peupler ou dominer économiquement
et politiquement les autres terres. Il s’agit
d’ailleurs d’un diagnostic évident et je n’ai
employé tant de mots pour l’énoncer que
par la faute des efforts désespérés qu’on
a multipliés pour le dissimuler. Il s’agit
là de faits. Pour ce qui est des termes, il
me semble que celui de processus colonial
convient fort bien, étant donné le
parallélisme évident avec les phénomènes
qu’on s’accorde à nommer ainsi. »
La référence aux efforts désespérés pour
dissimuler ce diagnostic est claire : c’est
toute la narration sioniste de la fondation
de l’Etat d’Israël, distillée dans tous
les canaux possibles de la production culturelle
et journalistique en France en particulier,
qui est visée. Quant à l’esquisse
de réponse sur l’avenir, Maxime Rodinson
se limite à affirmer qu’il n’y a pas de
solution révolutionnaire -au sens de révolution
sociale- au problème israélo-arabe.
Il laisse percer une inquiétude : que la
seule issue à la situation créée par le sionisme
soit la guerre.
La réaction fut exacerbée. Comme il le
dit lui-même, « [je] fus confirmé dans
mon rôle satanique de traître à une communauté
à laquelle on me faisait un devoir
d’appartenir et de manifester ma solidarité,
jusque dans les options les plus
détestables des plus aveuglés de ses dirigeants. » [3].
1969-1998 : l’approfondissement
de la réflexion
Dans les années suivantes, Maxime Rodinson
approfondira la problématique lancée
en 1967, en particulier sur la nature
de « l’entité juive israélienne » et en conséquence
sur la nature de la solution de
conflit.
En 1969, il s’interroge sur la pensée théorique
arabe, différenciant l’apport palestinien
de l’apport arabe en général. Dans
un article publié dans la revue Economie et Humanisme et consacré aux
« Visions arabes du conflit israélo-arabe »,
il conclut ainsi son essai : « Le mouvement
palestinien acquiert une connaissance
de plus en plus approfondie et
affinée de son ennemi. Il s’efforce aussi
de le désagréger de l’intérieur. Armé
de cette connaissance, et dans la
recherche de formules capables de
séduire au moins une partie des Israéliens,
il est possible que certains de ses
éléments en viennent à réviser plus ou
moins leur vision de l’entité juive comme
communauté religieuse de type moyenoriental
ou les éléments de leurs programmes
et de leurs conceptions entachés
par cette vision. Peut-être la
considéreront-ils un jour comme une
ethnie et en tireront-ils les conséquences
logiques. Certains indices - fort ténus
il faut l’avouer - vont dans ce sens.
On s’acheminerait ainsi peut-être - mais
beaucoup dépend du contexte politique
général en fonction des rapports de
forces, vers des perspectives plus réalistes
et aussi plus agréables à l’observateur
soucieux de justice et de paix.
En tout cas, toute solution qui n’irait
pas dans le sens d’une coexistence égalitaire
des ethnies en présence heurterait
violemment la conscience collective
arabe (car l’inégalité, dans les
circonstances présentes, ne pourrait
être qu’au détriment des Arabes) et
aurait peu de chance d’être durable. » [4]
Ainsi, le concept mis en avant pour
caractériser l’entité juive israélienne est
celui d’« ethnie ». Dans un article précédent,
écrit en 1959, consacré au nationalisme
arabe, Maxime Rodinson avait
alors employé et développé le concept
d’« ethnie arabe » [5]. Désormais, il pressent
que le mouvement palestinien, se
dégageant de la pensée arabe dominante,
est sur le point de considérer l’entité
juive israélienne, non plus seulement
comme une communauté religieuse mais
plutôt comme une « ethnie ». Il y décèle
des indices dans ce sens : publication
par l’Institut d’Etudes Palestiniennes à
Beyrouth des contributions israéliennes
du numéro des Temps modernes sans
même publier les contributions arabes
considérées comme
n’apportant rien de
nouveau ; analyses
et positions politiques
du nouveau mouvement
palestinien qui
vient de se créer, le
Front démocratique
et populaire de libération
de la Palestine
(FDPLP). Ce mouvement,
dirigé par
Nayef Hawatmeh,
soucieux de donner
à ses militants une
formation approfondie,
a initié une analyse
du fait israélien
qui va aboutir à poser
la question fondamentale
: celle
concernant l’existence
ou non d’une
nationalité israélienne [6].
En 1979, dans un
essai publié dans un
recueil italien et écrit
à la mémoire de
Waël Zu’ayter, représentant
de l’OLP en
Italie et assassiné par
le Mossad en 1972 (le
premier de la « liste
Golda », juste avant Mahmoud el-Hamchari
en France), Maxime Rodinson précise
sa conception du fait israélien : « Le
sionisme a été un choix historique, inscrit
depuis longtemps dans les faits, et
il n’est plus question de remettre en
cause le résultat auquel il est arrivé, la
nation israélienne, même si ses fruits
amers peuvent permettre de douter pour
le moins de la sagesse du dit choix. Mais
le refus obstiné de comprendre et de
reconnaître que ses conséquences ont
apporté à d’autres - les Palestiniens au
tout premier chef - un désastre immotivé
(comme le reconnaît maintenant le
monde entier) est une erreur fatale. » [7]
En 1998, un peu plus de trente ans plus
tard, la revue Confluences Méditerranée
eut l’idée d’interviewer Maxime
Rodinson sur son article. Avec le recul
du temps, sa position est claire : « Mon
article n’a pas tellement vieilli, surtout
si l’on en reste aux bases de l’analyse.
En ce qui me concerne, je suis resté
fidèle à ce que je disais alors et je crois
que ce qui s’est passé depuis n’a pas
démenti ce que je disais en 1967, malheureusement. » Concernant le bilan de
la politique menée par les différents gouvernements
israéliens depuis 1967, le
jugement est sévère : « Il y a des éléments
de continuité et des éléments de
différence. La continuité, c’est que, malgré
tout, aucun gouvernement n’a
renoncé au principe de la légitimité
absolue de l’installation d’Israël sur
ces terres-là. Certains Israéliens isolés l’ont dit, mais aucun gouvernement ou
aucun mouvement politique. Ils ont toujours
considéré qu’ils étaient là par droit
divin ou droit historique. C’est pour cette
raison que j’ai toujours dit que le premier
geste que l’on peut demander à un gouvernement
israélien, c’est qu’il reconnaisse
le tort fait aux Palestiniens. Tant
qu’ils ne le disent pas, on ne peut rien espérer.
Quant aux Arabes, ils ont, eux, souvent
admis le droit à l’existence d’Israël. » [8]
Finalement, à partir de l’article des Temps
Modernes, Maxime Rodinson, tout à la
fois historien, sociologue et philosophe
politique, aura été le grand penseur en
France de la question palestinienne en
même temps que de la question juive
israélienne. Il aura fixé pour longtemps
le cadre qui permet de penser les conditions
théoriques d’une solution politique
possible et souhaitable du conflit israélopalestinien.
Mais son scepticisme et son
inquiétude (sur la guerre possible comme
« issue »...), exprimés dès 1967, restent eux
aussi d’une actualité tragique.