En considérant les discours de Bush, on est tenté de discuter les mots et leur signification. Mais Bush n’écrit pas ses discours. Les commentaires de la presse américaine sur son discours inaugural du 20 janvier font clairement comprendre que Michael Girson a composé le discours, qui a été revu 22 fois.
On a rarement parlé avec autant de franchise du travail de « nègre » et de la révision des discours présidentiels. L’emploi de « nègre » a longtemps été un secret de Polichinelle. Mais aujourd’hui, l’Establishment américain ne voit pas malice à admettre que le président du seul superpouvoir mondial est incapable d’écrire un discours d’un quart d’heure. Et les gens n’imaginent pas non plus qu’il doive en être capable, ni même pour commencer que la question se pose. Il est parfaitement normal de voir le Président faire un salmigondis des mots dans une interview, livrant une autopsie approfondie du brouillon.
Ceci ne s’applique pas seulement aux Etats-Unis mais aussi, dans le monde d’aujourd’hui, à bien d’autres pays. C’est sans aucun doute un nouveau monde, dans lequel le charisme assume un nouveau sens et, de manière encore plus importante, où le concept de mensonge a subi un bouleversement complet. Le mensonge est devenu la vérité. Quand autrefois le fait que le président n’écrivait pas ses propres discours devait rester ignoré, aujourd’hui il n’est plus nécessaire de cacher le mensonge. Le Président peut maintenant réciter ses discours, feignant la conviction avec des mots dont chacun sait qu’il ne les a pas écrits, mais sans avoir à feindre de l’avoir fait. Pour certains, une telle duperie passe pour de l’honnêteté.
Nous pouvons sans doute présumer que Bush a au moins participé au processus de révision. Ce qui est certain, cependant, c’est que son discours était le produit d’un effort conjoint de la clique qui gouverne Washington. Et ceci mérite une analyse approfondie.
Comme beaucoup de ses discours récent, le discours inaugural de Bush était chargé d’idéologie et de symbolisme émotif. Ceux qui écrivent ses discours, quoi qu’on puisse penser d’eux par ailleurs, sont particulièrement habiles à manipuler les platitudes idéologiques, la psychologie populaire et la culture de masse. Je ne connais aucun autre leader national qui manie les mots et les phrases tombés en désuétude du Siècle des Lumière avec le flair que les auteurs des discours de Bush attendent de leur patron. Jamais, depuis la fin de l’ère communiste, l’idéologie ne s’est vu imposer de procurer une justification morale à un régime. Tout leader européen se déroberait à l’idée de sortir l’artillerie rhétorique lourde qui enflamme les discours de Bush. Mais le gouvernement américain est le plus idéologiquement zélé du monde d’aujourd’hui.
Bush, dans son discours, a utilisé le mot « liberty » 45 fois et « freedom » 27. Les analystes ne se sont pas sentis excessivement concernés - peut-être avec raison - par la différence entre les deux mots, dont l’un est d’origine latine et l’autre anglo-saxonne. Si, à une époque, les termes étaient synonymes, leur signification a peu à peu divergé. Aujourd’hui on est « libre d’aller et venir », un oiseau qui a quitté sa cage est « libre ». On ne peut pas substituer « liberty » (Liberté) à « freedom » dans ces expressions. Bien que les deux termes soient porteurs d’un sens de libération et d’émancipation, « freedom » implique l’absence générale, ou la levée de contraintes externes ou internes. Alors que « liberty » (Liberté), a une application sociopolitique spécifique, qui dépend d’un système de lois et de règlements.
Bush, dans son discours, utilise ces mots de manière interchangeable. Ce n’est pas parce que celui qui a écrit son discours ne connaissait pas la différence, mais parce que son but était de brouiller la distinction entre liberté d’action, qui est encore un problème non résolu pour beaucoup de pays du Tiers-monde, et liberté politique, une idée qui coiffe de manière précaire beaucoup de questions dans l’air de la société américaine.
La phrase suivante du discours de Bush a été comprise comme la justification toute faite de son administration pour une intervention militaire ou non militaire ultérieure. « La survie de la liberté dans notre pays dépend du succès de la liberté dans d’autres pays ».
Bush cherche désespérément à convaincre l’opinion publique américaine qu’il défend leur liberté dans leur pays en défendant la liberté à l’étranger, et que c’est la raison de la présence des forces américaines en Irak. Mais la revendication est sujette à caution. Pourquoi nommer Alberto Gonzalès, champion de la torture dans la « lutte contre le terrorisme », comme attorney général ? Et comment expliquer les restrictions croissantes des libertés civiles aux Etats-Unis ?
La transformation progressive des Etats-Unis en état policier montre la fausseté de la rhétorique idéologique. En dehors des Etats-Unis, nous trouvons d’autres contradictions flagrantes. Pourquoi, par exemple, la liberté des Palestiniens est-elle incompatible avec la liberté des Américains ? N’est-ce pas l’intérêt de la liberté américaine que de promouvoir la liberté en Palestine ? Pourquoi la démocratie israélienne continue-t-elle à entrer en conflit avec la liberté des Palestiniens ?
Le Venezuela offre un autre cas en flagrante contradiction avec l’équation rhétorique de Bush. Pourquoi la liberté des Vénézuéliens de choisir leur président - une opération répétée neuf fois par des élections et des référendum au cours des neuf dernières années - est-elle si menaçante pour la liberté des Américains que Washington a cru nécessaire d’intervenir, une fois par des menaces, et d’autres en soutenant l’opposition par des fonds comme la Fondation Nationale pour la Démocratie ? Est-ce qu’on doit écarter Hugo Chavez du pouvoir à tout prix, sans se préoccuper du nombre de Vénézuéliens qui le veulent comme président ?
Poser comme principe que « la survivance de la liberté chez nous égale la liberté à l’étranger », ne présage rien de bon. Prétendre qu’à long terme il est impossible de sauvegarder les droits de l’homme sans liberté implique, en apparence, que les réformateurs ne peuvent être assurés que ces droits pourront durer, s’ils sont présentés sous la forme de concessions faites par des dictatures, sans le cadre légal et politique nécessaire pour les soutenir. Mais, avec les précédents d’Abou Ghraib et la nomination de Gonzalès, cela peut aussi signifier que la poursuite de la liberté justifie les dommages aux droits de l’homme, dans la mesure où le but ultime est la réalisation de cette Liberté.
Il y a une phrase dans le discours qui révélait avec une clarté terrifiante le but secret caché derrière la rhétorique de Bush : « les intérêts vitaux de l’Amérique et nos croyances les plus profondes ne font qu’un ». Ce doit être la déclaration de propagande la plus insidieuse que j’ai jamais lue. Rien ne résume plus clairement la détermination de l’administration à forcer le public à s’identifier avec l’idéologie de l’état. Les Américains doivent comprendre que leurs « croyances les plus profondes » et leurs intérêts sont une seule et même chose.
Dans le contexte de ce discours, et en conjonction avec les autres discours de Bush, ils doivent de plus comprendre qu’il est maintenant dans l’intérêt de l’Amérique que la plus américaine des croyances - la liberté - serve d’instrument premier en politique étrangère et dans la poursuite de l’hégémonie impériale. Sur ce sujet, de plus, Bush est explicite : « L’avancée de ces idéaux est la mission qui a créé notre nation. C’est l’œuvre honorable de nos pères. Maintenant, c’est une nécessité urgente pour la sécurité de notre nation, et l’appel de notre temps ».
Au cas où tout le monde ne l’aurait pas encore compris, Bush a informé les Américains que leur nation avait une mission sacrée et leur a demandé, au nom de la sécurité de l’Etat, de soutenir cette mission cœurs et âmes. Imaginez un leader Arabe prononçant cela en arabe, cela ferait à tout le moins grincer les dents de tous nos néo-libéraux.
Mais Bush n’en reste pas là : il conçoit cette mission en des termes philosophiques qu’ aucun gauchiste éclairé ne pourrait désavouer : « Nous allons de l’avant, avec une totale confiance dans le triomphe final de la Liberté. Non parce que l’histoire est sur les rails de l’inévitable ; c’est le choix des hommes qui fait se mouvoir les événements. »
Les auteurs de ce discours ont clairement écouté les discussions qui avaient cours parmi leurs collègues universitaires dans les années 70 et 80, sur les relations entre la liberté et l’impératif historique, et entre la subjectivité et l’objectivité émises par Hegel, Marx et les neo-hegeliens. Bon, il n’y a rien de mal à une dose d’anti déterminisme, auraient pu penser les gauchistes éclairés, avec un bref soupir de soulagement. Mais, tout aussi vite, Bush leur coupe le souffle d’un seul coup de poing : « l’Histoire connaît un flux et reflux de la justice, mais l’Histoire a aussi une direction visible, fixée par le créateur de la Liberté. ».
Ainsi, la mission n’est pas seulement ramenée à un impératif historique, mais aussi à un article de foi. Il ne faut pas cherche loin pour trouver la source d’inspiration de cette phrase. On la trouve dans un discours du parrain des néo-conservateurs, Barry Goldwater, lorsqu’il se présentait comme adversaire républicain contre John Kennedy en 1964. Il disait : « cette nation a été construite sur l’acceptation que Dieu est le créateur de la liberté ».
L’administration républicaine actuelle s’est distinguée des autres gouvernements occidentaux par son mélange de religion et de politique, et sa fréquente allusion à Dieu dans sa rhétorique politique. En premier lieu, l’élection de cette administration reflète une culture politique comprenant des composants démographiques géographiquement discrets. En outre, ces composants aiment entendre leur président prononcer des phrases pieuses fondamentalistes, même s’ils n’y croient pas. Ils veulent un président qui prononce ce type de discours, qu’il l’ait écrit ou non, et qu’il croie à ce qui est écrit sur le papier qu’il récite ou non, parce que cela les conforte dans leur assurance que leur identité conservatrice est forte, et à l’abri des forces de dissolution sociale et de décadence qui accompagnent la société de consommation.
On peut faire remonter toute une gamme d’expressions utilisées par cette administration à Golwater, et, dans une moindre mesure, à Reagan, suivant la ligne traditionnelle qui relie le capitalisme libéral avec le capitalisme de la jungle dans le discours populaire des conservateurs américains. Un véhicule pour faire entendre la voix d’une identité conservatrice collective, juxtaposée à celle des élites non conservatrices, qui peuvent être transformées en ennemi en un clin d’œil.
On peut douter que de larges secteurs du public américain réalisent qu’ils sont mobilisés contre leurs propres intérêts, ou que leur affirmation face aux élites libérales dégénérées a été soudée en un manteau idéologique couvrant des politiques qui se sont retournées contre eux et vont continuer de le faire.
Ce sont leurs fils et leurs filles qui vont mourir dans des guerres pour lesquelles on les exhorte à faire plus et à sacrifier encore davantage. Alors que Bush ne prend même pas la peine de mentionner le nom du pays dans lequel la vie des soldats américains est sacrifiée aujourd’hui : « Notre pays a accepté des obligations difficiles à accomplir et qu’il serait déshonorant d’abandonner. »
On peut entendre bouillonner l’esprit des rédacteurs du discours, tandis qu’ils affinent encore et encore le discours : devrions-nous faire entrer l’Iraq dans le large cadre historique des guerres de l’Amérique, comme la Guerre civile ou « nos soldats tombèrent vague après vague pour la défense d’une république libre », ou devrions nous donner des exemples concrets pour montrer les sacrifices de nos soldats en Irak ? Manifestement, ils sont parvenus à la conclusion que la mention même de l’Irak aigrirait le ton du discours inaugural.
Avec le coup d’envoi de son second mandat, George Bush a suscité l’admiration de l’Economist (15-21 janvier 2005). Selon lui, Bush est un des rares présidents américains à avoir prévu un agenda ambitieux pour son second mandat. Généralement observe-t-il, le second mandat est celui des scandales - Nixon et le Watergate, Reagan et l’Irangate, et Clinton et Monica Lewinski - ou pour rester en retrait, et attendre les futures élections présidentielles après la campagne du Congrès à mi parcours. Bush, cependant, est déterminé à imprimer sa marque. Il a proclamé la campagne pour la Liberté dans le monde comme sa bataille à venir. De plus, il va bourrer la Cour Suprême d’ultra conservateurs, et avancer encore plus dans sa campagne pour une « société de propriété », en privatisant la sécurité sociale, le dernier vestige du New Deal de Roosevelt.
Bush veut forger un New Deal à lui, et il bénéficie de tous les encouragement du Wall Street Journal et autres organes de la presse « libre ». Son plan est de « redonner le pouvoir » au travailleur, à l’employé ou quiconque paie pour la sécurité sociale, en mettant son argent sur un compte d’épargne privé, ou en l’investissant. De cette façon, il libère le gouvernement du fardeau du paiement des pensions versées aux retraités jusqu’à leur mort, pensions qui, avec l’allongement de la durée de vie, se chiffreront en trillions. Sur la base de cet argument diabolique, Bush a l’intention de soumettre le sort de millions de retraités moyens, qui ont travaillé et payé leur du tous les mois pendant toute leur vie, aux fluctuations de la bourse et autres formes de spéculation.
Lorsqu’il a mis en place le New Deal, Roosevelt a parlé de quatre types de liberté : la liberté d’expression, la liberté de croyance, la liberté devant la misère à la liberté devant à la peur. C’était sa réponse à une crise économique majeure. Le New Deal de Bush menace les trois premières libertés, la troisième étant celle qui a inspiré à Roosevelt l’instauration du système de sécurité sociale. Pour ce qui est de la quatrième, Bush l’a déformée en liberté de disséminer la peur, qui se traduit rapidement en liberté de restreindre toutes les autres libertés.