Photo : Récolte de blé, Cisjordanie, 2007 © delayed gratification
Depuis le début de l’assaut contre Gaza en octobre 2023, des dizaines de milliers de Palestiniens et Palestiniennes ont été tué.e.s, blessé.e.s ou porté.e.s disparu.e.s, probablement enseveli.e.s sous les décombres de leurs maisons ou de leurs abris de fortune. Près de deux millions d’entre eux et elles ont été déplacé.e.s ; et le froid, la soif et la faim ont ravagé la population dans son ensemble. Alors que le monde délibère sur les aspects techniques du génocide, la colonisation israélienne de la Cisjordanie et la perturbation de la vie du peuple palestinien ne cesse de s’accroître.
Dans cette table ronde, Fathi Nimer, Abdaljawad Omar, Basil Farraj et Samia al-Botmeh discutent de la situation en Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023. Parallèlement à la campagne de génocide menée par le régime israélien à Gaza, les auteurs se penchent sur la fausse dichotomie entre colons et État, la passivité de l’Autorité Palestinienne (AP), l’emprisonnement individuel et collectif des Palestiniens et Palestiniennes, et l’état désastreux de l’économie de la Cisjordanie.
L’économie palestinienne connaît bien aussi la dévastation économique. L’occupation de la Cisjordanie et de Gaza par le régime israélien en 1967 fut accompagnée par une série de décisions politiques visant à garantir que l’économie palestinienne devienne durablement dépendante. Les accords d’Oslo de 1993 ont institutionnalisé davantage les structures coloniales favorisant la dépendance et ont décapité l’économie palestinienne afin d’assurer son effacement et sa dépendance à l’égard de sources non endogènes pour sa survie économique. La dévastation de l’économie palestinienne par le régime israélien pendant la deuxième Intifada et les guerres répétées contre Gaza depuis 2008 ont encore érodé la base productive de l’économie et confisqué les ressources nécessaires à son développement.
Bien que la Cisjordanie ait échappé aux bombardements lors de cette dernière attaque, le régime israélien a néanmoins ciblé le territoire avec une série de mesures d’oppression ayant de graves répercussions économiques. Ces mesures comprennent des restrictions de mouvement, des retards dans le traitement des échanges de biens et de services, des raids et des incursions qui empêchent les Palestinien.ne.s des territoires de 1948 d’accéder aux marchés de marchandises en Cisjordanie, ainsi que le piratage des recettes fiscales et douanières palestiniennes.
De plus, le régime israélien a interdit à des milliers de travailleurs et travailleuses palestinien.ne.s d’accéder à l’emploi sur le marché du travail israélien. Ceci a entraîné un chômage accru et une plus forte concurrence pour obtenir des emplois en Cisjordanie. Selon le Bureau central palestinien des statistiques (PCBS) et l’Organisation internationale du travail (OIT), le chômage en Cisjordanie et à Gaza a plus que doublé au quatrième trimestre 2023, atteignant environ 29 % en Cisjordanie depuis que l’assaut génocidaire contre Gaza a commencé. Dans le même temps, les salaires journaliers en Cisjordanie ont diminué en raison du grand nombre de travailleurs et travailleuses disponibles dont découle un marché en proie à une exploitation salariale. Les pertes de revenus quotidiennes s’élèvent à 12,8 millions de dollars pour les travailleurs et travailleuses de la Cisjordanie. De telles pertes de revenus ont entraîné une augmentation des taux de pauvreté et des inégalités en Cisjordanie et auront sans doute des conséquences dévastatrices bien au-delà du court terme.
La perte d’offres d’emplois sur le marché du travail israélien n’est pas la seule raison de la forte hausse du taux de chômage. Les restrictions à la mobilité de la main-d’œuvre, résultant des obstacles à la circulation en Cisjordanie comme déjà cité dans la contribution précédente, ont également affecté les marchés du travail. La forte augmentation des barrières et des points de contrôle en Cisjordanie depuis le 7 octobre a entraîné une augmentation significative de la durée et du coût des déplacements domicile-travail. Confiné.e.s dans leur localité et incapables de joindre des employeurs dans d’autres communautés, de nombreux travailleurs et travailleuses ont perdu leurs emplois. Le PCBS et l’OIT estiment qu’au cours des deux premiers mois qui ont suivi le début de l’assaut sur Gaza, un quart de million d’emplois ont été perdus en Cisjordanie.
De telles restrictions de mouvement et la fermeture du marché israélien ont également affecté les entreprises du secteur privé en Cisjordanie en augmentant, par exemple, les coûts d’acquisition des matériaux et équipements de production qui proviennent en grande partie de l’extérieur des principales villes et souvent de l’extérieur-même de la Cisjordanie. Les coûts de livraison et d’expédition, tant au niveau national qu’international, ont également augmenté, réduisant encore davantage les marges de profit. En conséquence, les estimations préliminaires du PCBS indiquent qu’en octobre et novembre 2023, la production en Cisjordanie a diminué d’environ 37 %, avec une perte estimée à 500 millions de dollars par mois.
Notons bien que, même si l’état actuel de l’économie palestinienne est particulièrement désastreux, on aurait tort de mettre cette déréliction sur le compte de circonstances inévitables. Non, cela est le résultat d’une forme de colonisation parmi les plus vicieuses des temps modernes. De plus, il est tout à fait clair que les « modèles de relance » – poussés par la Banque mondiale et d’autres institutions internationales – ont généralement failli à faire avec ce contexte et se sont plutôt tournés vers des politiques néolibérales inefficaces, exacerbant encore davantage l’asservissement économique palestinien.
Face à ce moment effroyable de l’expérience palestinienne, nous nous devons de repenser la nature politique de la reprise économique. Pour ce faire, des mesures doivent être prises pour mettre fin à la dépendance coloniale et pour renforcer la base productive de l’économie palestinienne. Ces mesures incluent la fin de ce qui reste de l’union douanière forcée avec Israël, la fin des politiques visant à pousser les gens à demander un crédit bancaire pour financer leur consommation quotidienne, l’investissement dans l’agriculture et l’industrie manufacturière locales et le rétablissement des principes de solidarité économique entre Palestinien.ne.s. Ces initiatives pourraient jeter les bases d’une résistance collective plus forte contre le siège colonial sioniste mené contre l’économie palestinienne.
Samia Al-Botmeh est professeur adjoint d’économie à la Faculté de commerce et d’économie de l’Université de Birzeit. Elle a été directrice du Centre d’études sur le développement de l’Université de Birzeit jusqu’en 2014. Elle a travaillé comme chercheuse à l’Institut palestinien de recherche sur les politiques économiques (MAS) à Ramallah. Elle a complété son doctorat à la School of African and Oriental Studies de l’Université de Londres, en économie du travail. Ses domaines d’intérêt et de publications sont l’économie du genre, l’économie du travail et l’économie politique du développement. Elle a participé à des recherches sur les alternatives au développement néolibéral en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, ainsi que sur les effets des différences liées au genre sur le marché du travail.
Traduction : Agence Média Palestine
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[2/4] L’Autorité palestinienne parie sur l’inaction
[3/4] Renforcer le système carcéral en Cisjordanie