LA SEMAINE DE LA PÂQUE est un temps pour sortir. Les programmes d’information à la radio et à la télévision commencent par des mots tels que : "Les foules de la Maison d’Israël ont passé la journée dans les parcs nationaux…"
C’est aussi une fête de chants traditionnels. On voit à la télévision des groupes de gens âgés aux cheveux blancs entourés de leurs enfants et de leurs petits-enfants en train de chanter avec ferveur les chants de leur jeunesse dont ils connaissent par cœur les paroles.
"Celui qui est las a trouvé le repos / Repos pour celui qui peine / Un nuit blafarde se répand / Sur les champs de la Vallée de Jezréel / Rosée sur le sol et la lune dans le ciel / De Beit-Alfa à Nahalal…" La caméra se fixe sur le visage ridée d’une grand’mère aux yeux embués, et il n’est pas difficile d’imaginer la belle jeune fille qu’elle fut. Il est facile de la voir dans un kibboutz de Jezréel, en short avec une longue natte se balançant dans le dos, souriante, penchée sur des plants de tomate dans le potager communautaire.
La nostalgie se donne libre cours.
JE RECONNAIS ne pas échapper à cette nostalgie. Cela me fait quelque chose, à moi aussi, lorsque j’entends ces chants, et je m’y associe involontairement.
Comme beaucoup d’autres, je souffre de "dissonance cognitive". Le cœur et le cerveau ne sont pas coordonnés. Ils fonctionnent sur des longueurs d’onde différentes. En d’autres termes : mon cerveau sait que l’entreprise sioniste a fait subir une injustice historique au peuple qui vivait sur cette terre. Mais mon cœur se souvient des sentiments que nous éprouvions en ces jours là.
À l’âge de 10 ans, quelques semaines après notre fuite de l’Allemagne nazie et notre arrivée dans ce pays, mes parents m’ont envoyé à Nahalal, le premier Moshav (village communautaire). Je vivais avec une famille de "paysans" – ils n’étaient pas encore connus comme "agriculteurs" – pour m’"acclimater" et y pour apprendre l’hébreu.
À quoi ressemblait Nahalal en ce temps là ? 75 familles, leurs petites maisons blanches disposés en cercle parfait, qui travaillaient du lever au coucher du soleil. L’hiver, le village devenait une mer de boue qui collait à vos bottes de caoutchouc qui pesaient alors aussi lourd que du plomb. L’été, la température avoisinait souvent la température du corps. Nous, les enfants, allions au travail avec les adultes et il arrivait quelquefois que ce soit presque insupportable.
Chacune vivait dans une pauvreté indescriptible. Un petit verre de vin de fabrication domestique le vendredi soir représentait le sommet du luxe. L’argent était évalué en piastres (dix centimes). Lorsque la mère de famille, enfin, obtint une machine à coudre Singer et put fabriquer des vêtements neufs pour la famille, ce fut une occasion de fête.
Lorsque le poète Nathan Alterman a écrit sur le "repos de celui qui est fatigué", ce n’était pas une expression poétique. Il parlait de gens concrets.
Ces gens là étaient les fils et les filles de la bourgeoisie de St Petersbourg et de Kiev, enfants gâtés de parents aisés, qui étaient venus ici pour "construire le pays", entrant les yeux ouverts dans une vie de pauvreté misérable et de travail à se casser les reins, apprenant une langue étrangère et abandonnant définitivement leur langue maternelle. Pendant les premières années, ils ont travaillé dur pour drainer les marécages de leur terre. Je ne peux pas imaginer qu’après une journée de travail, aucun d’entre eux ait eu encore un reste d’énergie pour lire Tolstoï ou Dostoïevski.
Ils savaient, bien sûr, qu’il y avait des Arabes tout autour. Sur la route de Nahalal à Haïfa ils longeaient des villages arabes. Ils voyaient des fellahs travailler dans les champs. Mais ils appartenaient à un autre monde. Cette année – 1934 – était encore tranquille, le calme avant les "troubles" de 1936. Ils n’avaient aucun contact avec les Arabes, ils ne comprenaient pas leur langue, ils n’avaient aucune idée de ce qui se passait dans leurs têtes lorsqu’ils voyaient les Juifs cultiver leurs champs.
Ce qu’ils savaient, c’est que les champs de la vallée de Jezréel, dont beaucoup avaient été des marécages, avaient été achetés avec du bon argent à des propriétaires arabes. Personne ne se souciait des paysans qui avaient vécu sur ces terres et en avait tiré leur pain quotidien depuis des générations et qui avaient été expulsés lorsque les riches propriétaires non résidents les avaient vendues au Fonds National Juif.
LA NOSTAGIE est un sentiment humain. À chaque génération, les anciens se souviennent de leur jeunesse, et la plupart du temps elle leur apparaît comme une époque de pureté et de bonheur.
Cette nostalgie naturelle, personnelle, se conjugue dans notre cas avec un autre sentiment qui fait que ces vieux chants nous emplissent d’un ardent désir de l’innocence de ces jours là, de la vertu, de la conviction de notre "légitimité", lorsque tout paraissait si simple.
Nous avions le sentiment alors de participer à une entreprise héroïque sans précédent, de créer un nouveau monde, une nouvelle société, un nouvel être humain, une nouvelle culture, une nouvelle langue. Nous nous souvenions d’où nous venions – d’une Europe qui était en train de devenir un enfer pour les Juifs. Nous savions que c’était notre devoir de construire un refuge sûr pour des millions de Juifs qui étaient en train de vivre dans des conditions de plus en plus dangereuses (même si personne ne pouvait encore imaginer l’Holocauste) sans avoir nulle part où aller.
Il y avait un esprit de communauté, d’appartenance, d’idéalisme. Les chansons nouvelles en étaient l’expression. Nous les chantions tous dans les mouvements de jeunesse, dans les soirées au Kibboutz, dans les excursions à travers le pays, même dans les diverses organisations clandestines et, bien sûr, à l’école.
Quand les "troubles" ont commencé en 1936, nous ne les avons pas perçus comme une "révolte arabe". Comme pour le "pogrom" de 1921 et le "massacre" de 1929, nous y avons vu un complot britannique pour monter contre nous les Arabes ignorants afin de continuer à régenter le pays. Les foules arabes "manipulées" nous attaquaient parce qu’elles ne comprenaient pas à quel point nous étions bons pour elles. Elles n’avaient pas conscience que nous étions en train d’apporter au pays le progrès, l’agriculture moderne, les services médicaux, le socialisme, la solidarité des travailleurs. Leurs leaders, les riches "Effendis" (nobles en turc) les poussaient parce qu’ils avaient peur qu’ils apprennent de nous à exiger des salaires plus élevés. Et il y avait aussi, naturellement, ceux qui pensaient que les Arabes tuaient par goût de tuer, que le meurtre faisait partie de leur nature et de l’essence de l’Islam.
Il ne s’agissait pas là d’excuses cyniques. Le sionisme n’était pas cynique. Dans son ensemble, le Yishuv (le nouvelle société hébraïque) croyait en cette doctrine. On peut dire a posteriori : cette croyance était nécessaire pour entretenir la ferveur idéaliste tout en ignorant le revers de la médaille.
Vladimir Ze’ev Jabotinsky, qui vivait à l’étranger et n’avait aucune part dans l’entreprise pionnière (socialiste) de “construction d’Eretz Israël”, observait les choses de loin et les voyaient telles qu’elles étaient : déjà dans les années 1920, il considérait que les Arabes palestiniens se comportaient comme l’aurait fait n’importe quel peuple qui aurait vu des étrangers venir dans son pays avec l’intention d’en faire leur patrie. Mais seulement peu de gens l’écoutaient.
À la gauche sioniste, il y avait toujours quelques groupes et quelques individus qui essayaient de trouver un compromis entre le sionisme et les habitants du pays, ce qui n’empêcherait pas les sionistes d’implanter des colonies partout dans le pays. Il a fallu attendre 1946 pour qu’ils constituent le premier groupe (dont je fus l’un des fondateurs) à reconnaître le Mouvement National Palestinien - et Arabe en général – et à proposer de rechercher une alliance avec lui.
EN 1948, les chants de la guerre d’Indépendance se sont ajoutés aux chants des pionniers. Quand on les considère, eux aussi, ce n’est pas un petit nombre d’entre nous qui souffre de dissonance cognitive. D’un côté – ce que nous ressentions alors. De l’autre – la vérité telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Pour les combattants – comme pour l’ensemble du Yishouv – il s’agissait, tout simplement, d’une guerre existentielle. Le slogan était "il n’y a pas d’alternative" et nous en étions absolument convaincus. Nous combattions le dos au mur, avec les vies de nos familles dans la balance. L’ennemi était autour de nous. Nous pensions que nous, le petit nombre, le très petit nombre, presque sans armes, faisions face à une mer d’Arabes. Au cours de la première moitié de la guerre, les combattants arabes (qui étaient pour nous "les bandes") maîtrisaient même toutes les routes, puis au cours de la seconde moitié, c’étaient les armées arabes régulières qui approchaient des centres de population juive, encerclant la Jérusalem juive et arrivant près de Tel-Aviv. Le Yishouv perdit 6.000 jeunes gens pour une population de 635.000 personnes. Des classes d’âge entières furent décimées. Des actes héroïques innombrables furent accomplis.
L’idéalisme des combattants trouvait à s’exprimer dans les chants. La plupart d’entre eux sont imprégnés de la foi en la victoire et, naturellement, d’une conviction absolue dans la justesse de notre cause. Nous ne laissâmes pas d’Arabes en arrière de nos lignes et les Arabes ne laissèrent pas de Juifs en arrière des leurs. Cela apparaissait, dans ces circonstances, comme une simple nécessité militaire. Les combattants ne pensaient pas alors à un "nettoyage ethnique" – expression que l’on n’avait pas encore inventée.
Nous n’avions aucune conscience du réel équilibre des forces entre nous et l’autre côté. Les Arabes nous apparaissaient comme une force énorme. Nous ne savions pas que les Palestiniens se disputaient entre eux, incapables de s’unir et de constituer une force de défense à l’échelle du pays, et qu’ils étaient gravement dépourvus d’armes modernes. Plus tard, lorsque les armées arabes sont entrées en lice, nous ne savions pas qu’ils étaient incapables de coopérer entre eux, qu’il était plus important pour elles d’entrer en compétition les uns avec les autres que de nous vaincre.
Aujourd’hui, un nombre croissant d’Israéliens a commence à comprendre la pleine signification de la "Nakba", la grande tragédie du peuple palestinien et de toutes les personnes qui ont perdu leurs maisons et la plus grande partie de leur patrie. Mais les chants arrivent et nous remettent en mémoire ce que nous ressentions à l’époque, lorsque les choses se sont produites. Un abîme est béant entre la réalité émotionnelle de ces jours et la vérité historique telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Certains voient toute la guerre de 1948 comme une conspiration de la direction sioniste dont le projet était dès le début d’expulser les Palestiniens du pays pour le transformer en un État juif. Selon cette conception, les soldats de 1948 étaient des criminels de guerre qui exécutaient une politique perverse, tout autant que les pionniers des générations précédentes étaient des voleurs de terres, chevaliers du nettoyage ethnique par expulsion et expropriation.
Ils sont confortés dans cette façon de voir par les colons d’aujourd’hui qui font partir les Palestiniens de ce qui leur reste de leur terre. Par leurs actions, ils noircissent le passé des pionniers. Des fanatiques religieux et de hooligans fascistes, qui prétendent être les héritiers des pionniers, font table rase des intentions réelles de cette génération là.
COMMENT PEUT-ON dépasser la contradiction entre les intentions, les émotions des acteurs, leurs nombreuses réalisations splendides dans la construction d’une nouvelle nation et le côté sombre de leurs actions avec leurs conséquences ?
Comment chanter sur les espoirs et les rêves de notre jeunesse et en même temps reconnaître la terrible injustice de beaucoup de nos actions ? Chanter avec tout son cœur les chants des pionniers et les chants de la guerre de 1948 (j’ai écrit l’une d’elles dont je suis loin d’être fier), sans contester la terrible tragédie que nous avons fait subir au peuple palestinien ?
Barack Obama a dit cette semaine aux Turcs qu’ils doivent affronter le problème du massacre des Arméniens commis par leurs pères, tout en rappelant aux Américains qu’ils doivent affronter le problème du génocide des indigènes américains et celui de l’exploitation des esclaves noirs par leurs propres aïeux.
Je crois que nous pouvons faire cela en ce qui concerne la catastrophe que nous avons fait subir aux Palestiniens. J’ai la conviction que cela est important, et même essentiel, pour notre propre santé mentale, et aussi comme un premier pas vers une réconciliation possible. Nous devons admettre et reconnaître ce que nous avons fait et réparer ce qui peut être réparé – sans répudier notre passé et les chants qui expriment l’innocence de notre jeunesse.
[Traduit de l’anglais"Rest has Come to the Weary…" pour l’AFPS : FL]