Un ouvrage collectif passionnant
La collection « Araborama », coéditée par l’IMA et Le Seuil, s’enrichit d’un ouvrage collectif 1 coordonné par Christophe Ayad (grand reporter au Monde et lauréat du prix Albert-Londres en 2004). 70 auteurs y ont participé, parmi eux : Sylvain Cypel, Jean-Pierre Filiu, Alain Gresh, Elias Sanbar, Shlomo Sand, Leïla Shahid, Dominique Vidal, pour n’évoquer que quelques noms connus. Ils sont accompagnés de contributeurs importants dont plusieurs sont traduits de l’arabe ou de l’anglais. Lorsqu’on l’interroge, Christophe Ayad s’exprime ainsi : « Pour ce 3e numéro d’Araborama, il fallait parler de la Palestine, parce que c’est une question transversale qui traverse le monde arabe […] Ce qu’elle apporte, c’est l’idée de lutte, de résistance à la colonisation […] C’est un idéal aussi, une source d’inspiration […] La Palestine est devenue un paradigme […] elle a été à l’avant-garde des luttes du monde arabe. Elle a été à l’avant-garde de l’idée d’union et de panarabisme […] Elle reste présente dans le cœur des peuples, même si pour les dirigeants, ce n’est plus forcément le cas ».
L’ouvrage s’articule en trois volets : la Palestine comme pays, la Palestine comme cause, la Palestine comme source d’inspiration. Le tout ponctué de photos et d’œuvres d’artistes arabes. On ne peut rendre compte en quelques lignes de ce que représentent les 52 articles de ce livre : analyses historiques et sociologiques, données statistiques, cartographiques et démographiques, réflexions politiques ou stratégiques ; sans oublier la dimension culturelle avec, en particulier, un florilège de poésie traduit par Abdellatif Laâbi, et… des bandes dessinées. Bref, une somme d’informations et de documentation, une approche plurielle des multiples débats et questionnements que pose ce pays invraisemblablement contesté. Nous n’en retiendrons ici que quelques exemples.
En avant-propos, Jack Lang, président de l’IMA déclare : « la Palestine existe en tant que telle. Elle a son histoire : une aventure plurimillénaire qui résiste aux assauts, aux idéologies et aux falsifications. […] La Palestine est regardée, admirée, estimée partout dans le monde. Elle est à la fois un symbole et une inspiration intellectuelle, culturelle, artistique, humaine ». Au début de l’ouvrage, sous le titre Être Palestinien aujourd’hui, Elias Sanbar écrit : « Israël adjoindra à son déplacement forcé de centaines de milliers de Palestiniens, un négationnisme à relent totalitaire : l’affirmation que les Palestiniens n’ont jamais existé […] Le mouvement de la Résistance palestinienne, celui de l’OLP ensuite, pourraient se résumer en ce combat : la lutte pour la reconquête et la reconnaissance de son nom, pour la visibilité de millions d’êtres humains. Il prendra le nom de Droit au Retour ». Dans un article décapant (L’archéologie au service de la construction nationale), Shlomo Sand déconstruit méticuleusement les prétentions israéliennes à considérer l’Ancien Testament comme un cadastre. Il précise en particulier : « toutes les sources documentaires du xe siècle avant J.-C. ont montré que le grand royaume d’Israël unifié, décrit dans la Bible, n’a jamais existé ; la Judée et Israël ont été de petites monarchies tribales, et pas véritablement monothéistes ». Il n’empêche que « jamais la religion dans ce qu’elle peut avoir de plus intolérant n’a autant impacté les références idéologiques des Juifs israéliens » écrit Sylvain Cypel dans son article Intégrisme religieux : le parallèle israélien. Ce qui, rappelle-t-il, va de pair avec la montée d’un racisme éhonté : « un Arabe, lorsqu’il voit un Juif, doit baisser la tête », déclarait Avri Ran, farouche partisan du « suprémacisme juif ». Dans ce contexte, comment font les Palestiniens pour survivre ? Parmi de nombreux témoignages, Farah Barqawi apporte une réponse personnelle, au demeurant parfaitement représentative, qui force l’admiration : « Je n’ai plus peur de la route, du poste frontière fermé et de son caractère sordide. S’il veut fermer et que je reste coincée dedans, c’est le destin et je devrai l’affronter ». La dernière partie du livre consacre huit articles au « Souffle culturel » palestinien et démontre que « L’action culturelle n’est pas un luxe en Palestine », comme l’explique Adila Laïdi-Hanieh (qui dirige le Musée palestinien installé à Ramallah depuis 2016) dans un entretien avec Christophe Ayad.
On explorera ce livre de 330 pages comme une revue. On y piochera à l’envi, au gré des interpellations que suscitent la richesse, l’abondance et la diversité des articles, des témoignages et des documents. Un livre de chevet, dont on pourra s’enrichir progressivement. Jour après jour.
Trois expositions à l’IMA jusqu’au 19 novembre 2023.
Regroupées sous le même titre générique que le livre, ces trois expositions montrent la vitalité créative des artistes palestiniens, en particulier dans le domaine des arts plastiques. Elles sont accompagnées d’une riche programmation de concerts, de colloques, ateliers, cinéma, et rencontres littéraires (cf. Le site de l’IMA).
Tout d’abord, l’exposition Les Palestiniens et Palestiniennes en leurs musées croise trois démarches. D’une part le projet de Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine (actuellement hébergé à l’IMA), d’autre part le projet de Musée Sahab de Gaza, et enfin la collection de l’Institut : quelque 400 dons d’artistes, collectés patiemment depuis bientôt 10 ans en vue de la création d’un Musée national par Elias Sanbar (ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco) en collaboration avec Ernest Pignon-Ernest, côtoient ainsi la collection contemporaine du musée de l’IMA. Ces œuvres d’artistes palestiniens et du monde arabe témoignent du sort d’un peuple depuis 1948.
En parallèle l’exposition Images de Palestine : une Terre sainte ? Une terre habitée ! présente deux époques de l’art photographique, deux conceptions qui dialoguent, deux regards qui, chacun à leur manière, marquent le besoin vital des Palestiniens de se réapproprier leur propre récit. Le premier volet, orientaliste, montre une trentaine de vues, prises au xixe siècle selon le procédé photochrome qui permettait alors de coloriser des photographies en noir et blanc. Il présente des clichés d’une Terre sainte figée dans le temps, telle qu’elle était vendue aux pèlerins et aux touristes. Le second regard est celui de 14 photographes contemporains palestiniens qui offrent une version dynamique, pétrie d’humour noir, de la vie en Palestine. C’est leur façon de transcender l’oppression par un récit cynique, ludique, voire visionnaire. Entre photojournalisme et photographie d’art, ils se réapproprient les espaces de leur pays comme un acte de résistance, revendiquant tant le droit à la création que le droit au rêve. Ils fabriquent ainsi une représentation décalée pour s’adresser au reste du monde.
Enfin, une exposition coproduite par l’Institut du monde arabe et l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine nous ouvre Les valises de Jean Genet. En 1986, juste avant sa mort, Genet réunissait dans deux valises un bric-à-brac auquel il était particulièrement attaché. Il y avait glissé les traces des quelque quinze années d’amitié avec les Black Panthers et les Palestiniens. Un mois après sa disparition, Un captif amoureux était publié, l’un des plus beaux textes d’un Occidental sur la Palestine, on en trouvera quelques épreuves. Outre les valises, on découvrira aussi les commentaires de Jean Genet sur les photos de Bruno Barbey de l’agence Magnum, réalisées en Palestine entre 1969 et 1971. On appréciera également les épreuves de couverture des numéros de la Revue d’études palestiniennes dans lesquels Genet est intervenu, notamment en 1982 avec son puissant témoignage sur les massacres de Sabra et Chatila. Ces couvertures sont illustrées par des artistes de renom – Alberto Giacometti, Etel Adnan, Kamal Boullata, Dia Azzawi.
Voici donc une série d’événements à ne pas manquer : entre un livre passionnant, disponible en librairie, et les manifestations proposées par l’Institut du monde arabe autour de ces trois expositions, chacun pourra prendre la mesure de « ce que la Palestine apporte au monde ». Car, plus qu’un pays déchiré et empêché, la Palestine reste un symbole et une exigence pour le monde entier.
Bernard Devin