Pour les enfants de la famille Abu Sabha, le matin du 12 janvier a été un cauchemar. Alors que les forces de démolition israéliennes pénétraient dans leur village d’Al-Fakheit, en Cisjordanie occupée, il est devenu évident que l’armée visait leur maison, où 18 personnes, dont 11 enfants, avaient élu domicile.
Les enfants ont regardé, horrifiés, des hommes étranges de l’administration civile - le bras de l’armée israélienne qui gouverne les territoires occupés - entrer dans leur maison et commencer à la vider des affaires de la famille, en enlevant les meubles, les casseroles et les vêtements en vue de la démolition. Terrifiés, les enfants ont vu les forces d’occupation s’emparer même de leurs jouets, certains se demandant si leurs loisirs n’étaient pas à l’origine de la destruction de leur maison.
La maison n’a pas été la seule à être démolie ce jour-là ; deux bergeries et un puits d’eau appartenant à la famille ont également été détruits, mettant en péril leur source de revenus. Les femmes avaient les larmes aux yeux lorsqu’elles suppliaient les soldats d’épargner au moins une pièce afin qu’elles puissent s’abriter pendant le rude hiver.
Les démolitions de maisons à Masafer Yatta, dans les collines du sud d’Hébron - où se trouve mon village natal de Susiya - ont lieu presque chaque semaine et sont utilisées par Israël comme méthode de transfert de la population palestinienne hors de la zone C de la Cisjordanie. À chaque démolition, nous perdons non seulement nos maisons, mais aussi nos rêves et notre sentiment de sécurité. Pour nos enfants, cela provoque un grave traumatisme psychologique : même à la maison, l’endroit où ils devraient se sentir totalement en sécurité, les enfants de Masafer Yatta ne peuvent jamais se sentir à l’abri de la violence des colons ou de l’État.
Au début des années 1980, Al-Fakheit, ainsi que 11 autres villages de Masafer Yatta, a été déclaré par l’armée israélienne "zone de tir", et l’avenir des habitants a été immédiatement menacé. Toute construction dans la zone est devenue illégale et, en 1999, les 700 habitants du village ont été expulsés de force.
À la suite d’une pétition et d’une décision de la Haute Cour israélienne, les résidents ont été autorisés à rentrer chez eux avec des droits limités pour travailler leurs terres. Mais leur sort reste toujours dans le flou juridique. À ce jour, toute construction dans la zone est illégale et les forces d’occupation viennent presque chaque semaine démolir des structures, notamment des puits et des conduites d’eau, des bergeries et des maisons.
Un traumatisme permanent
Ayant grandi à Susiya, j’ai vu la maison de ma famille détruite à l’âge de 7 ans, puis à nouveau à l’âge de 11 ans. J’ai des souvenirs très précis de mon père qui m’a soutenu pendant ces événements traumatisants. À un moment donné, il a menti en me disant qu’il avait lui-même décidé de démolir notre maison afin d’en construire une encore plus belle pour la famille. J’ai compris plus tard qu’il essayait de me protéger pour que je ne sois pas effrayée par la réalité de l’occupation. Aujourd’hui, en tant que parent, je suis particulièrement sensible à l’impact de ces expériences sur nos enfants.
Au lendemain de la démolition de janvier à Al-Fakheit, j’ai parlé avec Mohammed Abu Sabha, le père de famille, de la vie de sa famille après la destruction. Ces dernières semaines ont été atroces pour lui en tant que parent. Depuis la démolition, la famille vit dans une tente de fortune donnée qui les protège à peine de la pluie et du vent de l’hiver. Il s’inquiète constamment des conditions difficiles dans la tente et de la recherche d’un nouveau logement permanent pour sa famille.
Le sentiment dominant que Mohammed a exprimé est son inquiétude face au traumatisme que ses enfants continuent de subir à cause de la démolition. Tous les enfants d’Abu Sabha ont grandi dans le village et chérissent les souvenirs qu’ils avaient dans la maison familiale. Mais dans les nuits qui ont suivi la démolition, les enfants de Mohammed ont fait des cauchemars ; il les entendait parler dans leur sommeil, repasser les images d’horreur de ce jour-là et marmonner que l’armée venait détruire leur maison.
Mohammed pense que les démolitions en cours dans la zone, qui ont lieu presque chaque semaine, empêchent ses enfants de surmonter le traumatisme qu’ils ont vécu. Leur situation précaire - ils vivent toujours sous une tente - et les bergeries détruites rendent l’avenir de la famille très incertain. Les moutons sont la source de revenus de la famille, et ils ont dû improviser de nouveaux moyens de les abriter et de les élever afin de maintenir leurs moyens de subsistance.
En tant que berger qui a passé toute sa vie à vivre de sa terre, Mohammed n’a aucune possibilité d’emploi dans la ville la plus proche, Yatta. Et comme sa maison a été récemment détruite par les forces d’occupation israéliennes, il n’est naturellement pas disposé à chercher du travail à l’intérieur de la ligne verte afin de subvenir aux besoins de sa famille. Par conséquent, il n’y a pas d’autre solution pour la famille que de continuer à vivre à Al-Fakheit et d’essayer de trouver un logement plus confortable que la tente.
La seule maison dans laquelle il a jamais vécu
Lorsque j’ai rendu visite à Mohammed et à sa famille, j’ai eu l’occasion de parler avec quelques-uns des enfants. Au cours de l’une de nos conversations, l’un des fils de Mohammed m’a dit que lorsqu’il serait grand, il prévoyait de détruire l’une des maisons des personnes qui ont détruit sa propre maison.
Lorsque j’ai entendu cela, j’ai été choqué. Mais après mûre réflexion, j’ai compris que ce garçon pouvait avoir ce sentiment : il a vécu la destruction de sa maison en tant qu’enfant innocent, et n’avait aucun autre cadre pour l’aider à comprendre l’acte d’inhumanité totale qui a frappé sa famille.
Le garçon a compris ce qui s’est passé non pas dans une dimension juridique - en termes de zones de tir et de constructions "illégales" - mais à un niveau purement humain. Des envahisseurs venus d’un pays étranger sont entrés un matin dans son village et ont détruit la seule maison dans laquelle il avait jamais vécu, volant tout semblant de chaleur et de sécurité sous ses pieds. Dans sa conception juvénile de la moralité, il estime que la seule façon de rendre justice est de se venger, de se venger de ceux qui lui ont fait du mal.
Entendre l’amertume du fils de Mohammed m’a fait réfléchir à l’effet de l’occupation sur nos enfants, à la façon dont elle les prive des espoirs et des rêves que la plupart des enfants sont libres d’avoir, et les conduit à en vouloir au monde. Je sais par expérience le traumatisme que représente la démolition de votre maison, et je sais aussi par expérience l’importance du soutien de la famille et de la communauté. Je ne peux qu’espérer que les enfants d’Al-Fakheit reçoivent le même niveau de soutien que celui que j’ai eu la chance d’avoir dans mon enfance, afin qu’ils puissent grandir et devenir des membres à part entière de leur communauté.
La famille de Mohammad a pu bénéficier d’un certain niveau de soutien en matière de santé mentale grâce aux travailleurs sociaux de Médecins sans frontières (MSF), qui assistent à des séances hebdomadaires pour tenter de surmonter leur traumatisme. Bien que ce soit un bon début, ces enfants ont besoin de beaucoup plus de soutien pour grandir avec une attitude positive envers le monde malgré leur environnement impossible.
La détresse physique immédiate provoquée par la destruction de la maison est grave, mais à mes yeux, la perte de la maison elle-même n’est même pas le plus grand impact de ces démolitions. L’effet le plus profond et le plus durable est la perte de stabilité et de sécurité pour les enfants qui perdent leur maison - l’endroit où ils sont censés se sentir le plus en sécurité. Lorsqu’un enfant fait l’expérience d’une telle violence d’État, il en garde des séquelles pour le reste de sa vie.
Traduction : AFPS