S Cypel :
Vous avez assimilé la guerre au Liban à un "putsch volontaire". Que vouliez-vous dire ?
Y. Lévy :
L’impact sociopolitique de l’armée a toujours été primordial en Israël. Mais il a évolué depuis une vingtaine d’années. D’un côté, son caractère de "nation en armes" s’est érodé, de l’autre, le poids du militarisme sur les modes de pensée dans la société a été croissant. La deuxième guerre du Liban en a été l’aboutissement. Israël avait déjà connu des putschs "métaphoriques", où l’armée avait mis la pression sur le gouvernement. Ce fut le cas juste avant la guerre de 1967, ou au début de la seconde Intifada, en 2001. A chaque fois, il y avait eu des résistances ou des hésitations au niveau gouvernemental. Cette fois, l’armée n’a pas eu besoin de faire pression. Le pouvoir le plus civil qu’Israël a eu depuis très longtemps, sans lui poser de questions, lui a fait une confiance totale. Dans les relations entre gouvernement et état-major, jamais décision d’entrer en guerre n’avait été prise aussi rapidement.
SC : Comment l’expliquez-vous ?
YL : En Israël, le pouvoir est devenu le premier vecteur du militarisme. Au fond, dans cette guerre, le politique a utilisé l’armée pour avancer son propre agenda.
Chez nous, la légitimité spontanée de l’emploi de la force et la certitude de son efficacité ont envahi la société.
Le signe le plus évident est que les médias, qui se déchaînent depuis l’échec, ont soutenu cette guerre au départ avec un enthousiasme presque sans faille.
Aujourd’hui, leurs critiques portent uniquement sur les faillites opérationnelles, ce qui renforce la prééminence du mode de pensée militarisé.
SC : Quelle a été la principale erreur d’Israël ?
YL : La pensée militaire n’a vu dans le Hezbollah qu’une émanation de l’Iran. Or c’est faux. Certes, il est soutenu par Téhéran, mais cela ne modifie pas sa nature de mouvement chiite national libanais.
Nos chefs ont commis vis-à-vis du Hezbollah le même type d’erreur que ceux qui voient en Israël une simple courroie de transmission des Etats-Unis.
Depuis 2000, jamais le nord du pays n’avait été aussi calme. Une confrontation de faible intensité perdurait au Liban sud, mais presque aucun soldat israélien n’y avait été tué et le Hezbollah lançait très peu de roquettes. Il ne se préoccupait que de la restitution de ses prisonniers en Israël et des "fermes de Chebaa". Lorsqu’il a pris en otage nos deux soldats, toute la politique de "retenue" d’Ariel Sharon au Liban a été instantanément oubliée.
SC : Le général Yossi Hyman a estimé que Tsahal a commis un "péché d’arrogance". Qu’en pensez-vous ?
YL : Ce n’est pas vrai dans tous les domaines, mais évident sur un point. Dans les territoires palestiniens, nos soldats se sont habitués, comme on dit ici, à "ordonner aux Arabes ce qu’ils doivent faire".
La vision de l’Arabe était devenue celle du Palestinien, entièrement dépendant de notre bon vouloir. Quand on parlait du Hezbollah, on disait "les gangs", comme pour les Palestiniens. La culture du check-point est antinomique avec la guerre de positions.
SC : Quelles principales leçons l’armée retiendra-t-elle ?
YL : Tsahal a engagé un processus de professionnalisation depuis des années. Les difficultés au combat observées chez les réservistes vont accélérer ce processus.
Le modèle historique du "peuple en armes" était déjà en crise, puisque seuls 25 % des réservistes suivent un entraînement régulier. L’état-major voudra s’appuyer encore moins sur la réserve et avoir plus de soldats de métier - et mieux payés.
Il ira aussi vers le renforcement de la guerre technologique au détriment de l’engagement physique, car notre population manifeste désormais une sensibilité exacerbée aux pertes humaines.
SC : Depuis le cessez-le-feu, l’idée d’un "second round" est souvent émise en Israël...
YL : C’est normal : le rôle de l’état-major est de faire en sorte qu’un échec ne se renouvelle pas. Dans cette guerre, Tsahal a perdu du prestige. Toute armée blessée vise à le rétablir. Et aucune ne sait le faire autrement qu’en gagnant une guerre. D’où les déclarations sur le "prochain round".
Le problème est que les institutions de planification stratégiques en Israël sont entre les mains des militaires, qui ne conçoivent notre capacité de dissuasion qu’en termes opérationnels.
SC : La priorité de l’état-major est-elle de rétablir cette capacité de dissuasion ?
YL : Cette question préoccupe beaucoup plus les généraux que les politiques. Chez nous, la conception de la dissuasion tient uniquement au rapport de force militaire. Or améliorer la puissance de feu restera inopérant face à un adversaire qui en a de toute façon beaucoup moins, mais dont la motivation est politique.
Lorsqu’on ne conçoit la dissuasion qu’en termes militaires, on en vient à détruire l’Autorité palestinienne et les infrastructures du Liban et à fabriquer par nous-mêmes plus encore de Hamas et de Hezbollah. A la veille de la guerre, le premier ministre, Ehoud Olmert, a réduit l’importance du Conseil de sécurité national, le plus important organe stratégique civil. Une décision très néfaste.