On lui a attribué en 1993 le Prix du premier ministre israélien, pour ses traductions des Tragiques, du grec ancien à l’hébreu moderne. C’était l’époque du processus d’Oslo et Aaron Shabtai croyait que le gouvernement avait l’intention de faire la paix avec les Palestiniens. Il accepta une reconnaissance convoitée. Il y a quelques semaines, par contre, le poète, qui est parmi les plus fameux de l’Etat juif, a décliné l’invitation qui lui a été faite de participer au Salon du livre de Paris. Né en 1939 à Tel Aviv, auteur d’une vingtaine de recueils de poésies, et connu à l’étranger surtout pour son « J’accuse » -dans lequel il s’élève contre le gouvernement et la société de son pays – est un des intellectuels les plus radicaux de la patrouille des « dissidents ». Selon Shabtai, qui a répondu par téléphone aux questions du Manifesto, l’Etat juif serait dans une dérive de droite que seule pourrait endiguer une intervention de l’Europe, le Continent des Lumières, qui devrait aider « l’apartheid israélien » à opérer un virage comme celui accompli en Afrique du Sud par l’ancien président De Klerk.
Aaron Shabtai, pourquoi avez-vous refusé l’invitation de Paris à participer au Salon du livre ?
Parce que je considère qu’il ne s’agit que d’une occasion de propagande, dans laquelle Israël va s’exposer comme un Etat qui a une culture, des poètes, et en cachant qu’en ce moment même il est en train d’accomplir de terribles crimes contre l’humanité. Le président Shimon Pérès lui-même, responsable du massacre à r Qana (Liban) il y a dix ans, y participera [1]. Pour moi il aurait été impossible d’aller lire mes textes à Paris.
Quelle est l’image de l’autre – du Palestinien- qui est renvoyée par la littérature israélienne ?
Dans le sionisme – un des produits du nationalisme du 19ème – il y avait de éléments positifs : l’idée que les juifs, survivants des persécutions en Europe, viennent ici en Israël en achetant leur liberté et leur indépendance. Mais à présent nous nous sommes transformés en un Etat colonial, avec des journaux qui font de la propagande raciste contre les Arabes et les musulmans. Nous sommes un peuple empoisonné par cette propagande. La majorité de la littérature « mainstream » (dominante, NdT) est totalement égocentrique : elle ne s’intéresse pas à l’autre, elle met en scène la vie de la bourgeoisie et s’occupe de problèmes psychologiques. Notre littérature n’a pas à cœur les problèmes moraux cruciaux de ce moment historique. Elle se représente surtout comme de l’entretien bourgeois. Dans ce contexte, la majeure partie des écrivains se déclare en des termes généraux « pour la paix », mais quand il y a une décision à prendre pour faire quelque chose d’ « agressif », ils se rangent aux côtés du gouvernement : comme pendant la guerre au Liban, quand Yeoshua, Grossman et Oz ont écrit dans les journaux qu’il s’agissait d’un conflit juste. A l’étranger ils donnent une image d’un Israël libéral, mais ils font partie intégrale du système.
Mais le gouvernement israélien est officiellement engagé dans des colloques de paix avec l’Autorité nationale palestinienne, et admet l’urgence de donner aux Palestiniens un Etat, même si ce n’est que dans une partie de la Palestine historique.
Le problème n’est pas l’Etat, mais la terre. Ici les journaux en parlent ouvertement, chaque jour, et beaucoup plus qu’en Italie et en Europe : les colonies, la confiscation du territoire, le contrôle de l’eau par les autorités israéliennes, tout cela augmente de jour en jour. Voilà les faits, très différents de la propagande employée par le gouvernement : les Palestiniens n’ont plus de territoire.
Qu’a signifié pour vous le 60ème anniversaire de la fondation de l’Etat juif ?
Soixante ans après nous nous trouvons devant un carrefour : ou on continue à être un état colonial et à poursuivre la guerre, en mettant sérieusement en danger l’avenir d’Israël parce que – ne l’oublions pas - nous vivons au Moyen-Orient et pas en Californie. Ou on fait comme De Klerk (l’ex-président de l’Afrique du Sud) : on change de cap et on essaye de donner aux Palestiniens leurs pleins droits sur leur terre, en cherchant à créer un nouveau système de paix. Sinon, nous ne survivrons pas ni d’un point de vue moral, ni comme Etat, parce que la guerre se répandra dans tout le Moyen-Orient.
Certains groupes de la gauche italienne sot prêts à boycotter la Foire du Livre de Turin, alors que la gauche institutionnelle s’y oppose car, prétend-elle, le boycott va à l’encontre des principes mêmes de la culture, provoque des réactions négatives ( !!, NdT) et que les intellectuels ne sont pas responsables des actes de leurs gouvernements. [2]
Ce qu’ils affirment est absurde : pendant l’époque hitlérienne, ou pendant l’apartheid, des intellectuels comme Brecht et de nombreux autres s’unissaient pour combattre le fascisme et le ségrégationnisme. Les intellectuels – qui doivent être libres- devraient participer au boycott. Une aide de l’Europe, pour boycotter Israël non pas en tant que tel mais en tant qu’establishment politique militaire qui soutient l’occupation, est la seule possibilité qui reste de sauver les Palestiniens, et nous, les juifs d’Israël.
Depuis dix ans, depuis le déclin du mouvement pacifiste (en Israël, NdT), vous restez bloqués à un millier de « dissidents » qui manifestent contre la guerre. Pourquoi n’arrivez-vous pas à atteindre une audience plus ample ?
Parce qu’en Israël, toutes les télés et tous les journaux éduquent les gens au nationalisme, comme un lavage de cerveau quotidien. En ce moment je suis assis ici, dans mon appartement, et je peux entendre distinctement mon voisin qui est en train de dire : « Les Arabes ne sont pas un peuple, ce sont des barbares, nous aurions dû tous les frapper avec une bombe atomique ». Celui qui le dit l’a appris par les mass medias, qui créent de la panique et de la rage tandis que les politiques collaborent avec l’establishment militaire. Nous vivons dans une situation orwellienne : chaque jour la télé ressasse combien il est difficile de vivre à Sderot, où quasiment personne n’est tué. A deux pas de la petite ville israélienne, il y a l’enfer de Gaza, qui est devenu un ghetto.
Mais que pouvons-nous souhaiter dans un avenir proche ?
Moi j’espère en l’aide des Européens, que les descendants de Voltaire et de Rousseau aident Israël, parce qu’Israël n’arrêtera pas l’occupation tant que l’Europe ne lui dira pas « ça suffit », parce que Israël dépend de l’Europe et des Etats-Unis. Seule un pression de la part des pays civilisés et démocratiques peut changer la situation et nous ramener le bonheur. La situation actuelle – où c’est l’armée qui dicte sa loi- ne peut pas changer de l’intérieur. Du fait des valeurs dont elle est porteuse, l’Europe ne peut pas continuer à collaborer avec Israël. Moi j’espère que dans une ou deux années l’Europe puisse changer de cap.