Le 15 septembre dernier, la Cour
Suprême d’Israël rendait, à propos
des villages palestiniens
enclavés entre la Ligne verte et le mur,
au profit de la colonie d’Alfei Menashé
et de son projet d’extension, un arrêt
qui donnait en partie satisfaction aux
villageois : l’armée israélienne est invitée
à déplacer le mur qui les enfermait.
En revanche, elle profitait de cet arrêt
(rendu en formation plénière, c’est-àdire
non pas à 3 magistrats, mais à 9) pour
réfuter l’avis de la Cour internationale
de justice.
Pourtant, trois semaines plus tard, la
même Cour suprême d’Israël a rendu, le
6 octobre 2005, une décision qui
condamne clairement son armée pour
son utilisation de civils palestiniens
comme otages ou comme « boucliers
humains ». L’armée israélienne a fait
part de son vif mécontentement et a
entrepris aussitôt une contre-offensive
judiciaire. En revanche Amesty International
qui dénonçait depuis longtemps
un tel usage, s’est félicitée de l’arrêt de
la Cour suprême d’Israël, tout en regrettant
qu’elle ait pris pour cela trois ans
et demi.
Une pratique courante
Pour apprécier l’enjeu de cet arrêt, il faut
rappeler que l’usage de « boucliers
humains » est devenu très courant dans
l’armée israélienne, dès mars 2002, lors
de l’offensive Rempart qui a marqué
brutalement le début de la réoccupation
des territoires palestiniens. Les militaires
israéliens se servent depuis lors de civils
palestiniens, adultes aussi bien qu’enfants,
au cours des opérations qu’ils mènent
dans les villes et camps de réfugiés.
Il y a plusieurs modes opératoires. Tantôt,
des civils palestiniens sont contraints
de marcher devant des soldats israéliens,
qui parfois font feu tout en se protégeant
derrière eux. Les soldats israéliens
obligent aussi souvent des civils
palestiniens à rester dans leurs maisons,
tandis qu’ils s’y embusquent pour tirer.
Ils les envoient dans des bâtiments ou
sur des espaces qu’ils pensent minés,
ou bien vers des objets suspects.
La pratique la plus courante consiste
pour les soldats israéliens à se servir de
civils palestiniens pour arrêter d’autres
Palestiniens, en les forçant à entrer devant
eux dans la maison censée les abriter.
Comme c’est souvent à un voisin
qu’échoit un tel honneur, l’armée israélienne
qualifie le procédé de « procédure
de voisinage ».
Une longue procédure
Si la Cour suprême a pris tant de temps
pour statuer définitivement, c’est en partie
parce que l’armée israélienne s’est
montrée habile manoeuvrière. Pour en
prendre la mesure, il faut rappeler les
étapes de la procédure judiciaire dont
l’arrêt du 6 Octobre 2005 est l’épilogue.
La Cour suprême d’Israël siégeant en
Haute cour a été saisie le 5 Mai 2002,
par sept ONG israéliennes et palestiniennes
de défense des droits humains
qui lui ont ainsi demandé de proscrire
comme contraires au droit israélien et au
droit international l’utilisation par l’armée
israélienne de civils palestiniens transformés
en boucliers humains, lors de
ses opérations militaires. Ces ONG -
Adalah (The Legal Center for Arab
Minority Rights in Israël), ACRI (Association
for Civil Rights in Israël), Law,
Physicians for Human Rights, B’tselem,
The Public Committee against
Torture in Israël et The Center for the
Defense of the Individual - ont demandé
à l’un des avocats membres d’Adalah de
les représenter, Me Marwan Dalal.
Le 21 mai 2002, lors de la première
audience consacrée à cette affaire par
la Cour Suprême, les défendeurs (le chef
d’Etat-major de l’armée, le ministre de
la Défense et le Premier ministre) ont
habilement acquiescé à la demande, en
affirmant à l’intérieur et à l’extérieur
du prétoire qu’il était abominable d’utiliser
des civils comme otages ou boucliers
humains, que bien entendu on ne pouvait
rien reprocher de tel à l’armée israélienne.
Cependant celle-ci entendait
continuer à faire appel à l’assistance volontaire de civils palestiniens pour
l’arrestation de leurs voisins pour, officiellement,
éviter aux arrestations de se
transformer en échanges de coups de
feu et épargner des dégâts matériels ou
humains tant à la famille de l’homme
recherché qu’à lui-même.
Mais cette pratique militaire à laquelle
les magistrats de la Haute cour n’ont
d’abord rien trouvé à redire, a fait une
victime le 14 Août 2002 : un jeune homme
de Tursa, près de Bethléem, avait été
« réquisitionné » pour aider à l’arrestation
d’un membre du Hamas et il en est mort.
Les sept ONG ont demandé à la Haute cour
de se réunir en urgence, ce qu’elle a fait
le 18 août 2002. Elle a pris ce jour-là une
mesure provisoire, le temps d’examiner
l’affaire au fond : injonction a été donnée
à l’armée israélienne de s’abstenir
d’utiliser des civils palestiniens comme
otages ou comme boucliers humains.
L’armée a aussitôt annoncé que, tout en
continuant d’interdire à ses soldats la
pratique des otages et des boucliers
humains, elle allait réglementer rigoureusement
l’assistance des civils palestiniens
à ses opérations d’arrestation,
en précisant notamment dans quels cas
elle est interdite, dans quels cas et à
quelles conditions elle est permise.
Une directive opérationnelle a en effet
été adoptée le 26 novembre 2002. Elle
a pour titre « avertissement préalable »
et se donne notamment pour objet de
« protéger » les personnes vivant sous
le même toit que le Palestinien recherché.
Elle soumet à deux conditions l’assistance
d’un civil palestinien à l’arrestation
de cet autre Palestinien : elle ne
doit consister à entrer dans la maison
du Palestinien en question que s’il n’y
a pas d’autres moyens de l’informer de
la situation ; l’officier du secteur devra
dire auparavant que le civil dont l’assistance
est requise n’encourt aucun danger
en pénétrant dans la maison de la
personne recherchée...
Réunie le 21 janvier 2003, la Haute cour
a jugé qu’elle devait maintenir son injonction
à l’armée israélienne concernant les
otages et les boucliers humains, mais
que la procédure d’« avertissement préalable
» n’enfreignait pas cette injonction.
C’est désormais sur la légalité - au
regard du droit interne et du droit humanitaire
de la guerre - de cette nouvelle
procédure de l’armée israélienne que
vont porter, deux ans et demi durant,
les débats de la Cour suprême statuant
en Haute Cour.
La dernière audience avant le prononcé
de l’arrêt, s’est tenue le 26 juin 2005.
Entretemps deux audiences auront été
consacrées à cette affaire et beaucoup de
mémoires écrits échangés entre les parties,
les ONG demanderesses versant aux
débats de nombreux témoignages relatifs
à l’usage de civils palestiniens comme
boucliers humains ; le dernier étant celui
d’une membre de « Mahsom Watch » qui
rapporte que, lors de son observation à un
check-point, elle a vu des soldats israéliens
utiliser un chauffeur de bus palestinien
comme bouclier humain.
Les défendeurs auront de leur côté
déployé d’habiles arguments. Dans un
de leurs mémoires, ils écrivent que
chaque témoignage produit par les ONG
demanderesses a fait ou fera l’objet
d’une enquête en vue de sanctions disciplinaires
et que l’absence de plaintes
par des centaines de Palestiniens ayant
été utilisés par les soldats sans se plaindre
ensuite, prouverait que de telles assistances
auraient été volontaires sans faire
courir aucun danger à ces civils palestiniens.
A l’audience du 26 Juin 2005,
un officier de l’état-major central viendra
même dire combien de morts et de
blessés la procédure litigieuse aurait
épargnés aux Palestiniens.
Un arrêt important sur le fond
Tout cela n’empêchera pas les trois
magistrats de la Haute Cour, emmenés
par leur président qui est aussi le président
de la Cour suprême d’Israël, Aaron
Barak, de dire que la procédure dite
d’« avertissement préalable » enfreint
le droit international.
L’arrêt du 6 octobre 2005 relève qu’un
des principes essentiels du droit humanitaire
consiste à séparer les civils des
militaires en opération et que « l’assistance
volontaire » arguée par les défendeurs
ne peut se concevoir dans le rapport
d’inégalité qui prévaut entre des
militaires occupants et la population
occupée. L’arrêt s’étonne au passage
qu’un officier puisse dire à l’avance si
l’assistance requise du civil occupé lui
fait ou non courir un danger ; il se
demande en outre quel genre de danger
l’officier envisage ainsi, et s’il prend
également en compte le dommage moral
encouru par le civil sollicité, celui d’apparaître
aux yeux de son entourage comme
un collaborateur de l’armée occupante.
Cet arrêt est aussi remarquable en ce
qu’il fonde essentiellement sur des dispositions
de la IVème Convention de
Genève, ce qui est une avancée. Dans de
précédents arrêts, la Cour suprême
d’Israël avait certes évoqué cette convention,
mais comme à titre subsidiaire
d’articles de la Convention de La Haye
de 1907 qui avait régi le droit humanitaire
de la guerre, jusqu’à ce que soient
adoptées, en juillet 1949, les quatre
Conventions de Genève.
Pour l’heure l’état-major israélien, qui
se sent manifestement entravé dans ses
actuelles opérations de répression en
Cisjordanie, a saisi la Cour suprême statuant
en Haute Cour d’une demande tendant
à ce qu’elle se penche de nouveau
sur la légalité de sa procédure dite
d’« avertissement préalable », en l’examinant
cette fois dans sa formation plénière.
Christiane Gillmann