Fin mai, Régis Debray publie une lettre À
un ami israélien , ouvrage dans lequel il met notamment en garde
l’Etat hébreu contre l’« autisme » qui le guette, tant Israël paraît
selon lui écartelé désormais entre « grands esprits universels et
petits politiciens véreux, high-tech et basses besognes, films admirables
et guerres détestables, démocratie et ségrégation ».
Mise en scène par l’hebdomadaire Le Point , qui publie
les bonnes feuilles du livre, la sortie du livre le 19 mai épouse
en partie les craintes de Régis Debray, qui redoutait que « Paris
pardonne moins que Tel-Aviv » . C’est ainsi le titre « Gaza, Shoah,
Juifs de France : la charge de Régis Debray contre Israël » qui
s’affiche en Une de l’hebdomadaire. « Très peiné, j’ai envoyé à
Giesbert ( le directeur du Point) un texte qu’il a élégamment publié,
confie Régis Debray, avec lequel Mediapart a publié un entretien
à l’occasion de la sortie de l’ouvrage. Je voyais déjà pointer
à mon encontre l’accusation d’antisémitisme. Je ne me suis
pas livré à une charge contre Israël, mais à une interpellation, au
pas de charge je le reconnais, d’un ancien ambassadeur d’Israël
à Paris (Elie Barnavi). Et le fond était tout de même de compréhension,
de dialogue. »
À l’intérieur du Point , face à un sobre compte-rendu de lecture,
un entretien avec Claude Lanzmann. « Il fallait trouver
un "contre" commente Elisabeth Lévy, la journaliste auteur de
l’entretien et contactée par Mediapart. J’avais pensé à Finkielkraut,
et puis ça s’est fait avec Lanzmann. » Intitulé sans détour
« Debray ne comprend rien à Israël » , l’entretien est une accumulation
de réactions épidermiques contre Régis Debray, « à l’acmé
de ses tics » , qui « multiplie les puérilités de chansonniers » , « qui
n’aime pas particulièrement Israël » .
Le cinéaste conclut en invoquant la supposée « détestation d’Israël
» de Régis Debray. De son côté, Elisabeth Lévy ?"qui
« n’approuve pas » le terme de "détestation " " choisit de prendre
quelque liberté avec la déontologie et, se faisant à la fois juré
et procureur, rédige dans la foulée de l’entretien un article pour
l’hebdomadaire Marianne , nouveau réquisitoire contre l’ouvrage
de son « ami » Régis Debray aussitôt republié dans Causeur.fr, site
dont elle est elle-même rédactrice en chef.
« Mais où est le problème ? interroge-t-elle. L’entretien du Point,
ce n’est pas mon point de vue, c’est celui de Lanzmann. Même si
mes entretiens sont connotés, je vous l’accorde, c’est davantage
une discussion. Après, l’article, je l’ai écrit dans Marianne, et
avec l’accord de l’hebdomadaire, je l’ai republié sur Causeur.
Vous cherchez vraiment midi à 14h. Ce livre a suscité en moi des
réactions, et j’avais envie d’écrire dessus, notamment parce j’ai
trouvé la partie qui concerne la France proprement délirante. »
Outrée, la teneur de l’article d’Elisabeth Lévy laisse peu de place
au débat, surtout quand il aborde la question de l’antisémitisme en
France, et que la journaliste évoque « les centaines de milliers de
personnes » qui, en 2003, « sous prétexte de s’opposer à la guerre
en Irak, traçaient le signe d’égalité entre les croix gammées et
l’étoile de David, Sharon et Hitler »...
« Je m’attendais à pire, l’accueil fut moins virulent que je ne le
pensais, commente Régis Debray. Le Crif, Lanzmann, les radios
communautaires ont accompli leur devoir : ce sont des fanatiques,
qui rencontrent une culpabilité française, tout simplement.
Leur prépondérance médiatique s’accorde à une sorte de repentance.
Je trouve savoureux de voir Lanzmann, juif français plus
israélien que les Israéliens, m’accuser de ne rien comprendre à
Israël, dont un ancien ambassadeur en France, Elie Barnavi, me
crédite d’avoir pigé l’essentiel. C’est symptomatique de l’hiatus
entre l’extrémisme de la diaspora et le réalisme autochtone. »
Les « insoumis » qui « cognent »
« Dans son livre, Debray se plaint
qu’en France, il n’y en ait que pour les juifs, souffle Elisabeth
Lévy. Or en 2003, j’ai vu des manifestations à connotation antisémite
dans mon pays. Si vous ne les avez pas vues, tant mieux
pour vous. Et toutes ces manifestations où l’on commence par
prier... Si vous ne voyez pas tout cela, eh bien, continuez à vivre
dans votre joli monde, continuez à vous voiler la face, pendant
que je reçois en permanence des messages antisémites de personnes
qui ne se cachent même plus, qui ne prennent même plus
de pseudo... »
Cette confusion organisée entre Israël, l’islam et l’antisémitisme
coupe l’herbe sous le pied du contradicteur et trouve un écho
plus que favorable dans d’autres rédactions : ainsi Elisabeth Lévy
s’affiche-t-elle cette semaine en Une de l’hebdomadaire Valeurs
actuelles , qui titre « Les insoumis, ces intellectuels qui résistent à
la pensée unique » ...
Mais de quelle pensée unique s’agit-il ? Celle dénoncée par l’éditorialiste
François d’Orcival (« de l’Institut » ), prompt pourfendeur
de l’« unanimité politico-médiatique mondiale pour condamner
Israël » dans l’affaire de la flottille Free Gaza (sur laquelle
Mediapart a publié de nombreux articles), qui se lance dans
le journalisme fiction ? reprenant au passage mot pour mot le
schéma de communication de l’armée israélienne ? et justifie :
« S’il y a neuf tués dans les quatre minutes de l’assaut, c’est qu’ils
(les soldats israéliens) ont été provoqués. »
Et tant pis pour les rapports d’autopsie, qui montrent que les soldats
israéliens ont parfois tiré à bout portant, et criblé de balles
chacun des neuf militants turcs tués par l’assaut. Tant pis si l’on
n’a jamais retrouvé la moindre arme dans aucun des bateaux de
la flottille, en dehors du matériel nécessaire au fonctionnement de
toute embarcation. L’important, c’est de dénoncer, ou plutôt de
« cogner », pour paraphraser le portrait d’Elisabeth Lévy, « car les
gens qui vous cognent dessus vous font exister » , glisse-t-elle dans
Valeurs actuelles.
Alors, on « cogne », ou plutôt on martèle le même message, et
l’on « victimise ». Quand Claude Lanzmann considère qu’« Israël
est malheureusement tombé dans un piège affreux » , Elisabeth
Lévy est « d’accord avec lui, même si la mort des neuf Turcs est
regrettable » . Chroniqueur au Point , contributeur occasionnel à
Marianne , Bernard-Henri Lévy évoque le 7 juin dans Libération
(dont il est actionnaire) un assaut « stupide », car « il y avait
d’autres façons d’opérer pour éviter que ne se referme ainsi, dans
le sang, le piège tactique et médiatique tendu à Israël par les provocateurs
de Free Gaza ».
« Franchement, réveillez-vous, cette flottille, c’est une opération
politique instrumentalisée par la Turquie contre Israël, scande
Elisabeth Lévy. S’il s’agissait vraiment d’une opération humanitaire,
ils seraient passés par la route » , ajoute-t-elle, ignorant le
fait que le blocus israélien s’impose à Gaza sur terre comme sur
mer.
Des journalistes en quête d’outrance
BHL, Lanzmann, Finkielkraut ou Lévy accumulent les tribunes,
chroniques et entretiens dans Libération , Le Monde , Le Point, L’Express , Valeurs actuelles , Marianne , Causeur.fr, France
Culture... Comment une telle offensive médiatique peut-elle s’organiser
? « D’abord, il y a quelque chose qui me gêne, c’est que
tous les noms que vous me citez sont juifs », glisse Elisabeth
Lévy. Mais encore ? « Je tiens à vous le faire remarquer, c’est tout,
rétorque-t-elle. Après, il y a beaucoup moins de calculs dans tout
ça que d’urgence, de bordel, de vie normale de la presse. J’ai
lancé en même temps Lanzmann et Finkielkraut, mais je n’avais
pas l’intention de faire les deux. Mais j’ai essayé aussi d’avoir
Shlomo Sand, qui n’est pas sioniste. Et si on a fait Lanzmann,
c’est aussi parce que Franz (Olivier Giesbert) le voulait. »
« Cette omniprésence médiatique, ce n’est pas nouveau ! souffle
Régis Debray. La très forte position médiatique des intellectuels
pro-israéliens ne coïncide pas avec le sentiment du public. Cet
hiatus existe et l’on ne peut rien contre. Bernard-Henri Lévy, par
exemple, est un génie de la communication, doté de moyens matériels
considérables : on ne peut rien contre. Ce sont de très bons
publicitaires, ils argumentent peu et mal, ils enchaînent erreurs
factuelles sur erreurs factuelles... Au reste Lanzmann ne me répond
pas sur le fond, il me discrédite personnellement. Je demeure
fataliste et considère que discuter avec l’un comme avec
l’autre n’aurait aucun sens : non seulement je suis en position
de faiblesse par rapport à leur situation sociale, mais ils ne sont
pas accessibles à la réalité, à la nuance, à la complexité, à la
contradiction, voire à l’autocritique. Edgar Morin en a souffert,
il a même été accusé d’antisémitisme, ce qui ne manque pas de
cocasserie. Me voilà donc résigné. »
À trente ans, la jeune chercheuse Elisabeth Marteu (spécialiste
d’Israël, elle enseigne à Paris 1) n’a pas encore eu l’occasion
de s’avouer résignée. Mais elle admet ressentir une certaine irritation
à voir « toujours les mêmes têtes à la télé et dans les
journaux, raconter n’importe quoi et se tromper dans les faits,
c’est-à-dire donner de fausses informations au public. Nous en
parlons d’ailleurs souvent entre collègues, sur le conflit israélopalestinien,
c’est quelque chose qui nous pèse . Mais j’en veux
davantage aux journalistes qu’aux personnes interrogées, car ce
sont eux qui les invitent. »
Dans la tribune publiée par Libération du 7 juin, BHL estime notamment
que le blocus de Gaza, « il ne faut pas se lasser de le
rappeler, ne concerne que les armes et les matériaux pour en fabriquer
». Selon tous les décomptes indépendants, d’Oxfam à la
BBC en passant par le quotidien israélien Haaretz , le blocus de
Gaza concerne pourtant plus de 4.000 produits, dont certains alimentaires...
« Le problème, c’est le système médiatique autour de ces personnes,
qui laisse passer des énormités que l’on ne devrait pas
pouvoir publier sans réponse, juge Alain Gresh, journaliste au
Monde diplomatique spécialiste du Proche-Orient, et auteur du
blog Nouvelles d’Orient. Alors que BHL profère des absurdités
factuelles sur le blocus Gaza, Laurent Joffrin ne lui répond pas
sur ce plan-là, factuel, comme si c’était inutile. C’est très problématique.
»
« Laurent Joffrin (directeur de la rédaction de Libération ) sait
très bien qu’il y a des gens plus compétents que BHL pour parler
de Gaza, poursuit la chercheuse Elisabeth Marteu. Mais est-ce
qu’il ne le considère pas comme un bon client, qui va lui donner
ce qu’il veut, c’est-à-dire un propos outré, qui va faire parler ?
Dans son esprit, c’est plus vendeur qu’un chercheur du CNRS.
Chez ces idéologues, c’est l’affectif qui intervient en premier, ils
ont un rapport quasi viscéral à Israël qui s’impose dans leur lecture
du conflit, et à partir de là, le débat n’est plus ouvert. Or les
médias donnent peu de place à ceux qui ont une meilleure expertise
qu’eux sur la situation, parce que nous sommes davantage
proches du terrain. Et de fait, à cause de cela, des tendances de la
société israélienne passent complètement inaperçues en France,
comme la radicalisation des mouvements pacifistes israéliens,
ou l’emprisonnement des militants des droits de l’homme et des
Arabes israéliens. Le fait aussi que le discours en Israël sur la
perspective d’un seul Etat fait un retour en force... En ce sens, la
vision d’Israël proposée par ces idéologues est complètement à
côté de la plaque. C’est une génération de "penseurs " qui n’est
plus connectée aux réalités d’Israël et de la Palestine. »
La démocratie israélienne contre l’islamo-fascisme
C’est en partie du fait de cette rupture entre les « penseurs » et la
réalité du conflit israélo-palestinien que, selon la chercheuse Elisabeth
Marteu, le Hamas fait toujours figure de tabou en France.
« Comment voulez-vous discuter avec le Hamas ? s’emporte Elisabeth
Lévy. C’est une organisation terroriste qui veut et qui
prône la destruction de l’Etat d’Israël. » « Et vous voudriez discuter
avec eux ? » , ajoute-t-elle, enfouissant sous le tapis du « double
discours » les déclarations de dirigeants du Hamas, comme Khaled
Mechaal, prêts à reconnaître et/ou à conclure une trêve avec
Israël... dans les frontières de 1967.
« Sur cette question du débat sur le dialogue avec le Hamas, il y
a aussi le positionnement très particulier de l’Etat français qui
joue, puisque la France est officiellement opposée à un dialogue
avec le Hamas, juge Elisabeth Marteu. Et du coup, toute personne
qui s’exprime dans le débat public va soutenir la même idée, pour
rester dans le politiquement correct. »
Un autre élément d’analyse se trouve dans la chute de la tribune de
Bernard-Henri Lévy dans Libération . « Confusion d’une époque
, écrit-il, où l’on combat les démocraties comme s’il s’agissait de
dictatures ou d’Etats fascistes. C’est d’Israël qu’il est question
dans ce tourbillon de haine et de folie, mais c’est aussi, que
l’on y prenne garde, quelques-uns des acquis les plus précieux, à
gauche notamment, du mouvement des idées depuis trente ans qui
se voient mis en péril. »
En clair, en critiquant Israël, « que l’on y prenne garde » , c’est
bien le lit de « l’islamo-fascisme » que l’on prépare, nous avertit
Bernard-Henri Lévy.
« On touche ici une nouvelle dimension de ce conflit, la question
de l’islam, estime Alain Gresh. Dans les années 1980, pour
la grande masse de l’opinion française, c’était un conflit occupant/
occupé. L’échec des accords d’Oslo et surtout le 11 septembre
2001 et ses suites ont installé l’idée qu’il s’agissait d’un
conflit religieux, de civilisation, dans lequel il y aurait une vraie
menace islamique, qui rejoint toute la rhétorique de la menace
islamique en France, présente chez les intellectuels français, y
compris des intellectuels de gauche. Ce contexte crée une ambiguïté,
qui pèse sur la capacité actuelle à parler du Hamas. C’est
une organisation qui n’a rien de sympathique, mais qui a gagné
des élections que nous, Occidentaux, avons imposées aux Palestiniens.
Ce tabou des discussions avec le Hamas est un non-sens :
le problème n’est pas de dialoguer avec le Hamas sans condition,
mais de discuter avec eux comme on l’a fait avec l’OLP. Au lieu
de cela, nous sommes à la traîne du gouvernement israélien sur
toutes les questions, un gouvernement israélien qui comprend bel
et bien des composantes fascistes, bien plus réelles et opérantes
que celles imaginées par Bernard-Henri Lévy. »
Une audience en perte de vitesse
En Israël, certains pacifistes voient l’année 2010 comme un tournant
dans le conflit : les manifestations à Tel-Aviv et Jérusalem
à l’occasion de la flottille sont parmi les plus importantes vues
en Israël depuis 10 ans et l’échec de la rencontre de Camp David.
Dans le même temps, en France, le raid meurtrier de Tsahal a suscité
une large réprobation, qui a rendu moins audible le discours
pro-israélien.
« Il faut noter, souligne Alain Gresh, que Bernard-Henri Lévy
subit un discrédit depuis quelque temps, le flop de ses deux derniers
livres en témoigne, malgré l’immense campagne médiatique
qu’il est en capacité de susciter. Une minorité monopolise le débat,
certes, mais il ne suffit plus que les médias reproduisent leurs
propos pour qu’ils deviennent paroles d’évangile... »
« Depuis l’opération israélienne "Plomb durci ", je pense que leur
audience a tendance à décroître, juge la chercheuse Elisabeth
Marteu. Finkielkraut ou BHL se sont aussi exprimés sur d’autres
sujets et ont perdu une partie de leur crédibilité, notamment sur
toutes les questions d’identité nationale. Et puis, il y a la situation
politique qui pèse, le fait qu’Israël puisse continuer à aller
de plus en plus loin, en toute impunité malgré les pressions internationales".