Après la victoire des démocrates au Congrès et au Sénat, après que Robert Gates, nouveau Secrétaire à la Défense, eut admis que la guerre d’Irak ne pouvait être gagnée, le Rapport Baker - Hamilton est venu préconiser des réorientations majeures de la politique américaine dans la région : recomposition de la présence militaire en Irak, révision de la conflictualité frontale avec l’Iran et la Syrie, relance sous pression extérieure des négociations israélo-palestiniennes et israélo-syriennes...
Ces propositions prennent systématiquement le contre-pied de la démarche suivie depuis cinq ans par George W.Bush. Elles lui apportent un désaveu cinglant. Il est évidemment trop tôt pour savoir si ce dernier sera contraint de les avaliser pour en faire la trame de son action pendant la dernière partie de son mandat.
Quelles que soient ces incertitudes, il est évident qu’une période prend fin : cinq ans pendant lesquels tous les foyers de crise de la région, loin d’être progressivement réduits, ont été portés à l’incandescence.
Un premier bilan d’étape est sur ce point nécessaire, neserait-ce que pour prendre la mesure des redressements qui s’imposent et de leur difficulté. L’angle de l’exercice sera ici celui de la restauration, entre l’Union européenne et son étranger proche, d’une relation de confiance que le suivisme à l’égard de la politique américaine et l’incapacité d’affirmer un projet régional propre ontfortement altérée.
Avec le recul du temps, le 11 septembre 2001 apparaît comme une date-charnière. Les années 90 avaient été porteuses de l’espoir qu’un nouvel ordre mondial fondé sur le renforcement des institutions internationales, une vraie régulation de la mondialisation économique, la réduction de la fracture Nord-Sud, un traitement politique volontariste
des foyers de crise... demeurait possible. Cela malgré le traitement en attente de nombre de foyers de crise. Cet espoir-là s’est définitivement effondré avec les Twin Towers.
L’importance symbolique de l’événement a certes été grande, mais elle n’aurait pas suffi, seule, à provoquer l’abandon de tous les chantiers ouverts à la fin de la guerre froide. Ce qui a provoqué le basculement dans une nouvelle ère, c’est d’abord et surtout la réponse que l’hyperpuissance américaine avait choisi d’apporter au défi du 11 septembre.
Des mesures draconiennes d’ordre sécuritaire ont été arrêtées à la faveur des émotions du moment, mais elles n’étaient peut-être pas nécessaires : la mobilisation de l’appareil juridique et du dispositif répressif en place aurait sans doute suffi. Dans tous les cas, la répression
ne pouvait à elle seule constituer une réponse à la hauteur des enjeux.
Fondée sur l’arrogance d’une force inégalée, la politique qui a été adoptée a tourné le dos sur beaucoup de points aux efforts de la période antérieure. Dans le champ géoculturel où le défi d’Al-Qaïda avait pris corps - celui des relations avec le monde arabo-musulman -, la démarche étasunienne a refusé la voie du politique, art visant à sortir par le haut d’une situation conflictuelle, pour s’abandonner à une rhétorique idéologique de coloration religieuse, aussi simplificatrice que celle de ses adversaires.
Dénégation du politique : alors que l’injustice faite aux Palestiniens est à l’épicentre des sensibilités du monde arabomusulman, qu’il aurait fallu imposer raison à un Israël dont l’impunité accroît le sentiment de toute-puissance, le soutien de Washington à l’État juif s’est révélé indéfectible, jusqu’au récent aval donné à une
deuxième agression du Liban.
Utilisation risquée de l’arme idéologique : l’érection abstraite du « terrorisme » comme ennemi principal,l’appel messianique à une Croisade du Bien, la dénonciation d’un Axe du Mal ont eu pour aboutissement les interventions militaires que l’on sait, directes en Afghanistan et en Irak, télécommandées ou tolérés au Liban.
En face, elles ont renforcé les référents religieux de l’action au détriment de formulations plus directement politiques des objectifs réellement poursuivis.
Sans avoir les moyens de s’y opposer, certains pays ont, en vain,dénoncé les régressions et les impasses où tout cela a conduit. Nombre d’auteurs l’ont également fait. Dernier en date, Régis Debray a excellemment résumé, dans Aveuglantes Lumières, les dangers de l’abandon du terrain politique : « Un “isme” de confort (totalitarisme, obscurantisme, intégrisme, etc.) ne remplace pas l’examen cas par cas des raisons qui poussent tant de laissés-pour-compte à exprimer leurs angoisses et leurs attentes dans la langue qu’ils connaissent le mieux parce que c’est la plus archaïque et à ce titre la plus fiable dont ils disposent : la révélation religieuse. Notre fourre-tout “terroriste” nous endort. Ou "fanatisme".
L’épouvante devant certains actes insoutenables escamote ce qu’ils supposent de désintéressement et d’esprit de sacrifice (drogues dont nous n’abusons pas nous-mêmes, c’est vrai). Le sommeil de la raison chez les gens raisonnables tapisse nos chambres closes de monstres surnuméraires, comme si nous n’avions pas déjà notre compte. Il y a tant de mots-oeillères, repoussoirs commodes et paresseux qui, se faisant passer pour des diagnostics,
dispensent de toute recherche de cause et d’antidote. »
Mais le mal est fait : même lorsqu’ils s’en défendent, les discours ont intégré les stéréotypes sur l’autre et la « guerre des cultures » comme le contexte global dans lequel devrait désormais être géré tel ou tel conflit particulier.
Dans cette « guerre », l’Europe s’est retrouvée incluse
dans un camp « occidental » indifférencié. Longtemps, les
Européens s’étaient attachés à marquer une certaine autonomie par rapport aux Etats-Unis, leur grand allié et suzerain. Dans les relations avec les pays de la Méditerranée et, plus largement, avec le monde arabo-musulman, l’orchestre de chambre européen avait bien essayé de faire entendre sa petite musique à côté des cuivres américains, sinon contre eux.
Mais après le 11 septembre, malgré quelques résistances
ponctuelles, dont la protestation française contre l’invasion de l’Irak, la vision de l’ordre imposée par Washington a prévalu et les Européens ont pour la plupart rempli leur service d’ost. L’embrigadement dans une Alliance atlantique conçue comme une « communauté des démocraties » et appelée à des missions tous azimuts semblait logiquement devoir s’ensuivre.
Ce qui, dans le prolongement du 11 septembre, a été mis à nu, c’est plus que jamais la dispersion des Européens et l’incapacité de l’Union à s’imposer comme l’acteur majeur qu’elle est potentiellement. Cette incapacité est apparue avec une netteté cruelle dans les crises d’une périphérie immédiate où, pourtant, se joue largement son avenir. De
« processus de Barcelone » en « politique de proximité » ou « de voisinage », l’inventivité sémantique ne doit pas faire illusion : aucune des annonces initiales n’a été suivie d’une mise en oeuvre convaincante.
Or, certaines données sont surdéterminantes : l’écart persistant des développements entre l’Europe et ce qui constitue à maints égards ses « marches » Sud et Sud-Est apparaît ici essentiel. Les solutions aux conflits qui affectent la région ne se confondent certes pas mécaniquement avec une réduction drastique de ses inégalités socio-économiques, mais l’évolution de ces dernières ne peut cependant que peser lourdement sur tous les points chauds, du Maghreb au Machrek et au Moyen-Orient.
En 1995, des objectifs ambitieux, économiques, politiques
et culturels, des moyens financiers plus importants qu’auparavant avaient été prévus à Barcelone en faveur des pays méditerranéens partenaires de l’Union. Douze ans après, l’Euro-Méditerranée demeure un projet creux : la mise en place d’une zone de libre-échange dont on promettait monts et merveilles a surtout accompagné l’ouverture des économies de la rive sud à la mondialisation. Hugues de Jouvenel (in Futuribles, n° 321) observe justement que l’Union européenne a été incapable de réaliser avec sa périphérie « l’extraordinaire cercle vertueux qui semble s’être instauré en Extrême-Orient où, alors que le Japon dominait la scène, il entraîna dans son sillon les quatre dragons qui, euxmêmes... ». Tout aussi justement, il déplore que l’Europe « ignore à ce point l’enjeu majeur que constitue la création d’un véritable espace euroarabe de coopération et de développement durable ».
Le bilan d’étape du processus de Barcelone est à la hauteur de volontés défaillantes : un creusement des inégalités, des résultats très inégaux en termes de croissance et de développement humain sont la conséquence de l’engagement
insuffisant d’un Nord en manque d’ambition, mais également
d’un Sud globalement affaibli par des régimes autoritaires peu soucieux du bien commun, d’économies plombées par la mauvaise gestion et, pour nombre d’entre elles, par les effets pervers d’une économie de rente. Galvaudée, la notion de « partenariat » ne doit pas faire illusion
car elle implique un rapport égalitaire qui est ici absent : n’oublions pas que la somme totale des PIB des 22 pays de la Ligue Arabe n’égalait pas, il y a peu, celui de la seule Espagne, et que si cette somme a fortement cru récemment, cela n’est dû qu’à un facteur extérieur, donc fragile :
la hausse du prix des hydrocarbures.
Le manque de légitimité populaire de la plupart des régimes politiques fait que si des élections réellement libres avaient lieu, des mouvements et partis politiques aux références islamiques franchement affichées l’emporteraient très souvent. L’Union européenne n’a pas su ou voulu prendre l’exacte mesure des mouvements de fonds qui structurent les sociétés. La restauration d’un « parler musulman » se conjuguant avec une volonté de modernisation autonome y pose des questions inédites.
Face à elles, l’Union persiste dans un discours lénifiant,
essentiellement d’ordre communicationnel, sur une nécessaire démocratisation. Mais comme elle en redoute les effets, elle continue à légitimer comme partenaires des gouvernements impopulaires. La dimension sécuritaire tend d’ailleurs à l’emporter dans ce « partenariat » : produit du « mal-développement » du Sud, des écarts de revenus et des différences démographiques entre les deux rives, la pression migratoire demeure forte et les pays de l’Union, sous prétexte de responsabiliser les Etats du Sud les transformeraient volontiers en gardes-frontière du bien-être européen. Sauf à imaginer une politique européenne de l’immigration à la fois généreuse et inventive, politique dont on ne perçoit toujours pas les linéaments, cette dérive sécuritaire ne peut que s’accentuer.
Si le rapport des forces économiques et démographiques est caractérisé par des tensions de sens opposé entre les deux rives, si l’Union européenne est potentiellement la seule, par sa puissance, à pouvoir réellement proposer à la région un avenir crédible de développement partagé, il ne faudrait cependant pas réduire la crise profonde que connaissent les relations euro-méditerranéennes (et plus largement euro-arabo-musulmanes) à la seule insuffisance des engagements « quantitatifs » de l’Union.
La dimension politique et idéologique de cette crise de confiance est au moins aussi inquiétante. Elle est ancienne : elle a pris sa source dans l’incapacité des Européens d’afficher une volonté propre et de dégager des moyens appropriés pour traiter les conflits de la région dans un sens opposé aux options étasuniennes.
Sur le dossier essentiel - celui de la Palestine -, la courageuse Déclaration de Venise, il y a vingt-cinq ans, ne s’est prolongée, au fil du temps, que par un alignement sans faille sur les initiatives américaines ou parrainées par Washington (pour les Palestiniens, le processus piégé
et piégeant d’Oslo). Comment imaginer que le conflit israélo-palestinien, central pour l’avenir de la région, ait pu être laissé de côté, comme cela a été fait à Barcelone, tout en prétendant construire un réseau viable de coopérations méditerranéennes qui inclurait Israël sans autre forme de procès ? Ne serait-ce que pour cet élément-là, l’entreprise était condamnée à se résumer à une certaine libération des échanges et à ne connaître, pour le reste, qu’une animation bureaucratique et des actions de communication faisant de moins en moins illusion.
Avec un Moyen-Orient soudé de multiples façons à l’espace euroméditerranéen,les relations de l’Union européenne ont illustré une autre forme d’impuissance : la division de ses membres a été plus qu’évidente lors du déclenchement de l’aventure irakienne où les partisans de l’action diplomatique comme la France et l’Allemagne se sont
heurtés au suivisme atlantiste de la Grande-Bretagne et de nombre de nouveaux Etats-membres. La constitution européenne mort-née prévoyait un ministre des Affaires étrangères de l’Union : quelle politique commune aurait-il pu défendre alors ? Quelle politique aurait-il été en
mesure d’exprimer ensuite face aux autres points de crise survenus dans la région : Iran (quelques Etats-membres seulement ont développé une diplomatie active sur l’affaire du nucléaire), Liban (le moins que l’on puisse dire est que la dénonciation de l’intervention israélienne et de sa brutalité destructrice n’a pas été uniformément forte
dans l’Union : le sentiment inavoué de certains n’a-t-il été que les Israéliens, finalement, faisaient « le sale boulot » ?).
Certes, on peut invoquer la faiblesse institutionnelle de l’Union pour expliquer son impuissance, et les « non » français et hollandais au projet de constitution ont été déplorés. Mais qui ne voit que le vrai problème est ailleurs ? De bonnes institutions peuvent aider à la mise en oeuvre d’une politique,elles ne peuvent pas susciter une volonté.
Au-delà du strict champ politique, c’est avec la sensibilité du monde musulman que l’Union européenne n’a pas su trouver, après le 11 septembre,la voie d’une approche suffisamment constructive, suffisamment diversifiée pour « casser » l’image d’un « Occident » perçu
comme uniformément hostile.
La coopération avec des régimes autoritaires au nom de la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme a déjà été évoquée. Elle s’est accompagnée d’une insuffisante attention à l’assise populaire de mouvements politiques islamistes en progression, d’une insuffisante préparation à la nécessaire composition avec ces forces lorsqu’elles arrivent au pouvoir par des voies démocratiques.
Avec des sanctions financières à courte vue, qui n’ont fait qu’aggraver la crise palestinienne, la réaction des Européens face au succès du Hamas a révélé une forme de désarroi dont l’Union n’est sortie que par un réalignement sur les préalables au dialogue imposés par Israël et les Etats-Unis.
C’est en son sein même, enfin, que l’Union européenne s’est montrée maladroite et méfiante à l’excès dans son approche du fait musulman - courant ainsi le risque de renforcer, en miroir, méfiance et hostilité. Dans le traitement du « dossier turc », dont les péripéties sont présentes à l’esprit, on a multiplié les faux-pas : longues réticences
avant de reconnaître à la Turquie le statut de pays candidat à l’adhésion alors qu’on lui avait donné des signaux d’ouverture dès les années 60, pesée à la limite de l’ingérence sur ses évolutions internes, prévision de
négociations d’une durée exceptionnellement longue, palinodies chypriotes autour du Plan Annan, fixation imprévue de clauses additionnelles (le référendum français qui devrait encore avaliser une négociation aboutie)...
Certaines de ces prudences sont compréhensibles, voire justifiées, mais qui ne voit qu’au-delà de très objectives difficultés - économiques, démographiques, politiques... - la culture musulmane du pays candidat comme le souvenir des affrontements historiques entre un islam turc conquérant et une chrétienté divisée ont pesé plus lourdement qu’on n’a voulu l’admettre ?
De débats sur les racines chrétiennes de l’Europe en maladresses papales, l’idée d’une Union européenne s’attachant à dresser des barrières culturelles plutôt qu’à exalter les analogies finira par décourager les plus pro-Européens des Turcs.
L’accueil par l’Europe de la culture musulmane (avec un islam lié pour l’essentiel aux immigrations du dernier demi-siècle) a également pâti du climat de méfiance culturelle de l’après 11 septembre. Présente dans pratiquement toute l’Union, et inscrite à demeure, la composante musulmane de la population a été accueillie par des politiques nationales différentes, mais incluant toutes des « accommodements raisonnables » avec la tradition. La durée jouant, les inévitables grippages de l’intégration paraissaient pouvoir être dépassés sans tensions excessives.
Cet optimisme et cette confiance dans la durée doivent demeurer, mais dans nombre de pays le patinage des politiques d’intégration sociale des immigrés, le poids des discours de méfiance à l’égard de l’islam et des musulmans, les psychoses d’ordre sécuritaire ont conjugué leurs effets pour alourdir le climat. Les politiques d’accueil, les « modèles d’intégration » ont souvent été infléchis dans un
sens plus autoritaire, plus injonctif, avec un repli rigide sur ce que l’on affirme être des « fondamentaux ». Ainsi, dans sa gestion de la laïcité à l’école, la France a-t-elle offert l’exemple d’un tel repli lorsqu’elle a cru devoir passer d’un dispositif souple, mais bien calé par le Conseil d’Etat, à une loi qui - bien qu’on s’en soit défendu - a prioritairement stigmatisé le « voile islamique ». Dans des pays comme le Royaume-Uni ou les Pays-bas, qui ont longtemps été présentés comme des modèles de libéralisme pour leur accueil de la diversité culturelle, on a assisté parallèlement,sur fond de populisme, à des infléchissements sensibles des approches initiales.
Sur les rives sud et est de la Méditerranée, et plus généralement dans le monde arabo-musulman, les ébranlements liés aux agressions extérieures comme les faiblesses internes des sociétés et les incertitudes liées au devenir collectif alimentent toutes sortes de fractionnements, de replis claniques et confessionnels, de dérives idéologiques avec montée de l’irrationnel (floraison des « théories du complot », glissement de l’antisionisme à l’antisémitisme). La situation de l’Irak, au bord de l’implosion, fournit l’exemple extrême d’une désagrégation provoquée dont il n’est pas certain - en attendant une plus qu’hypothétique
reconstruction - qu’elle puisse être simplement arrêtée.
Les interrogations sont nombreuses, comme les facteurs persistants d’inquiétude. Dans ce contexte, il importerait que l’Europe (et pas seulement les pays de son arc méditerranéen) prenne enfin l’exacte mesure de tous les défis régionaux et de leurs implications, y compris pour
son propre avenir. Les changements espérés aujourd’hui de la politique de Washington sont incertains, mais un faible espoir se dessine.
L’Europe a avec les Etats-Unis une relation ambiguë faite de concurrence velléitaire et de subordination résignée. Alors que son partenaire- suzerain s’interroge sur des réorientations fondamentales, l’Union pourrait paradoxalement trouver dans les incertitudes du moment l’occasion d’être mieux entendue, de peser de manière plus déterminée sur des choix qui la concernent au premier chef pour des raisons évidentes de proximité.