Presque tous sont partis : Bachar est en Suède, May en Espagne, Imad en Tunisie, Mohamed au Qatar, Assad en Egypte, Adham en Belgique, lieu d’exil également choisi par Moustapha, le frère d’Asmaa, tandis que Mohamed Matar, alias Abou Yazan, le leader de l’éphémère " Mouvement du 15 mars " qui avait tenté de s’imposer à Gaza, en 2011, dans la foulée du printemps arabe, a choisi de s’expatrier en Allemagne.
Trop de répression du Hamas, trop d’attente déçue à propos de la réconciliation interpalestinienne, trop de souffrances, de guerres, de privations, et, par-dessus tout, le blocus israélien. Une espérance en berne et un avenir en forme de cul-de-sac, notamment pour les jeunes diplômés. Asmaa, elle, est restée. Déterminée, courageuse, combative, comme toujours. S’il ne devait en rester qu’une, elle sera celle-là. " J’aurais pu partir moi aussi, mais j’aime Gaza, et je m’ennuie en Europe. Là-bas, je ne suis rien, et surtout il n’y a rien à changer : j’ai besoin de défis, de combats à mener, de causes à défendre. "
Asmaa est repartie comme elle était venue à notre rendez-vous, à pied, les cheveux découverts, vêtue d’un jean, superbement indifférente aux regards. En se racontant, elle a enchaîné les cigarettes et montré la plage en contrebas de la terrasse de l’hôtel. C’est là que tout s’est cristallisé, à l’été 2009. Elle devisait avec un groupe de filles et de garçons. La police des moeurs du Hamas est arrivée, les garçons ont été emmenés en prison, battus. Asmaa a été relâchée, son passeport confisqué. Déjà " connue des services de police ", comme on dit.
En 2007, peu après la guerre civile palestinienne, Asmaa, journaliste depuis 2001, est en Corée du Sud pour y suivre une formation littéraire. Pendant son séjour, elle écrit une lettre ouverte à son oncle, membre important du Hamas. Un article au vitriol sur les dérives extrémistes du Mouvement de la résistance islamique. Par la suite, l’oncle l’a menacée de mort. En octobre 2009, " avant le printemps arabe ", précise-t-elle, elle fonde le mouvement Wake-Up ! (" Réveillez-vous ! ") avec une vingtaine d’amis. " Notre objectif était de combattre l’islamisation et le changement d’identité de Gaza à la suite de la politique du Hamas. "
L’année suivante, les jeunes militants promènent une urne géante dans les rues pour réclamer des élections palestiniennes (toujours attendues). Les arrestations se multiplient, les brimades aussi. Le 31 janvier 2010, Asmaa est arrêtée avec d’autres. " Nous étions coupables de manifester pour soutenir la révolution contre Moubarak ! " Elle reste huit heures en prison, humiliée, battue par des policières qui l’accusent " de ne pas être musulmane ". Le 30 novembre 2010, la police ferme les locaux gazaouis de Sharek, ce " forum des jeunes " présent dans toute la Palestine. Dix-huit militants sont arrêtés, sévèrement battus. Par la suite, les manifestations et les séjours en prison se sont enchaînés, notamment le 15 mars 2011, lorsque, jetée dans une geôle, elle est violemment battue par des policiers.
C’est que Asmaa El-Ghoul est une récidiviste : journaliste free-lance âgée de 30 ans, écrivaine, elle écrit notamment pour le quotidien palestinien Al-Ayyam, et surtout elle blogue, avec boulimie, sans tabou : l’islamisation forcée, les " crimes d’honneur ", la corruption, les violations des droits de l’homme - et de la femme. " Pour être honnête vis-à-vis des gens sur ces sujets, il faut aussi être dans la rue ", dit-elle. Les convocations, les punitions pleuvent, les menaces de mort, par téléphone, par courriel et sur son blog, se multiplient : " On va te tuer, on va te briser les os, te brûler avec ton fils. "
Mais les récompenses aussi : la dernière en date, en octobre 2012, c’est celle du " Courage en journalisme ", décernée par la Fondation internationale des femmes des médias, de New York. Avant, il y a eu un prix similaire décerné par une fondation de Dubaï et une récompense accordée par la Fondation Anna Lindh pour son " engagement en faveur de la liberté d’expression et son courage face à la répression ". Asmaa El-Ghoul puise dans cette reconnaissance internationale une fortitude renouvelée. Pour de nouveaux combats. Justement en voici un, emblématique de l’islamisation rampante à Gaza.
Début janvier 2013, le conseil d’administration de l’université Al-Aqsa a décidé que la pression sociale et familiale pour le port du hidjab ne suffisait plus : des affichettes ont été apposées sur les murs, des tracts distribués. Dorénavant, les étudiantes devront porter des vêtements " respectueux des habitudes et des traditions de la société palestinienne ". Chacun a compris : le hidjab, ce vêtement qui, en Palestine, associe le foulard islamique à une robe informe (jilbab) qui descend jusqu’aux pieds, devenait de facto obligatoire. Asmaa, elle, n’est pas concernée : le foulard, elle l’a abandonné pour de bon en 2006.
Mais elle se sent responsable des filles et des femmes de Gaza qui refusent l’uniforme islamiste. Asmaa El-Ghoul ne blogue plus depuis quelque temps. Trop d’intimidations : " Si, après mon fils, ils s’en prennent à ma fille âgée de 6 mois, je deviendrai folle. " Asmaa, désormais, évite les provocations, ne fume plus sur la plage ou dans la rue. " J’ai parfois l’impression d’être seule au milieu de l’orage ", dit-elle. Elle prépare un livre sur Gaza et elle continue à écrire, notamment pour le site Web Al-Monitor. Parler des libertés, c’est comme une maladie, constate-t-elle. " Une maladie que j’aurai toute ma vie, mais que j’aime. "