Que signifie la victoire de Netanyahou et de ses alliés d’extrême droite aux élections pour Jérusalem ?
Vincent Lemire : Ce n’est pas une surprise, c’est la logique d’un pays qui vrille vers l’extrême droite. Ce a quoi on assiste aujourd’hui, c’est une petite vaguelette annonciatrice d’une tempête. Car ce sont les plus jeunes électeurs qui sont derrière Ben Gvir, donc on sait parfaitement où on va.
Concernant Jérusalem, il faut rappeler la réalité du rapport de force démographique : c’est 40 % de non-Israéliens, et jusqu’à 90 % dans la vieille ville, le cœur historique de la cite (3 500 israéliens sur 35 000 habitants). 40 % de la population de Jérusalem est aujourd’hui palestinienne, contre 25 % en 1967. La bataille démographique menée par Israël a donc échoué, et ce rapport de force ne bougera plus. Certes la démographie palestinienne s’essouffle et l’orthodoxisation de Jérusalem-ouest favorise une poussée relative de la population juive. Mais au cœur de la Vieille ville, l’équilibre ne changera pas, ce qui débouchera sur des violences, car l’extrême droite israélienne ne supporte pas de se cogner au réel. On peut aussi penser que l’israélisation des alentours de Jérusalem sera encore accentuée, avec le renforcement de la ceinture de colonies autour de la ville.
Est-ce que la façon dont sont traités les Palestiniens dans la ville s’aggrave à mesure que la politique israélienne se droitise ?
V. L. : On a raison de dénoncer le fait que les Palestiniens de Jérusalem-Est perdent leur droit de résidence s’ils s’absentent plus de cinq ans, parce que c’est contraire au droit. Mais, si on regarde les chiffres, on constate que cette mesure discriminatoire a été largement contre-productive : environ 15 000 permis de résidence ont été annules en 50 ans. C’est 15 000 de trop mais ça fait en moyenne 300 par an, ce qui est très peu compare au nombre d’habitants de la ville (presqu’un million aujourd’hui). Cette donnée-là, tous les Palestiniens de Jérusalem l’ont en tête : la vie à l’Est est très dure, donc ils vont travailler ou étudier au Canada, mais comme ils savent qu’après 5 ans ils ne pourront plus revenir… ils reviennent ! C’est une donnée de base de la sociologie des migrations : tant qu’on sait qu’on peut rentrer, on ne rentre pas. Paradoxalement, cette mesure discriminatoire a contribué à fixer la population.
Même si la situation est très tendue en Cisjordanie, Jérusalem semble revenir dans l’œil du cyclone…
V. L. : Absolument, il y a un retour de Jérusalem sur la scène politique palestinienne. On parle de moins en moins du conflit israélo-palestinien, mais quand on en parle, c’est a propos de l’Esplanade des Mosquées. C’est ce que j’appelle ≪ le retour du refoule ≫ : le dossier de Jérusalem avait été mis de cote pendant Oslo parce que c’était soi-disant le plus complique a régler. Mais avec l’échec définitif du processus d’Oslo, Jérusalem revient sur le devant de la scène militante. De ce point de vue, les jeunes Palestiniens de Jérusalem se sentent une responsabilité : il faut sauver Al Aqsa, il faut sauver Sheikh Jarrah. Et ça va continuer : Ben Gvir est obsède par la question des prières sur l’Esplanade. Donc ça ne peut que repartir, et s’accentuer. On ne va pas du tout vers une normalisation de la situation à Jérusalem.
Avez-vous encore appris quelque chose sur cette ville que vous connaissez par cœur, grâce à ce récit dessiné ?
V. L. : En écrivant cette histoire au long cours, on comprend que l’élément de rupture historique, c’est la nationalisation des identités religieuses avec l’émergence du projet sioniste au début du XXe siècle. Cette ville a toujours eu une vocation religieuse, son économie a toujours fonctionne grâce aux pèlerins venus de loin pour prier. De ce fait, elle s’est toujours mieux accommodée d’un contexte impérial que d’un contexte national dans lequel une identité ethno-religieuse tente de s’imposer aux autres de façon exclusive. Vouloir s’approprier le monopole de cette ville a vocation universelle, c’est un contresens historique.
Si Jérusalem est une ville où l’utilisation de la religion est exacerbée, elle est aussi une ville où l’utilisation de l’histoire semble très subjective…
V. L. : A Jérusalem plus qu’ailleurs, l’archéologie est une science instrumentalisée, idéologisée. Or les couches stratigraphiques privilégiées par les financements israéliens sont les couches bibliques, qui sont les plus profondes. Le problème c’est que, à Jérusalem comme ailleurs, quand on fouille un site, on le détruit. Donc, oui, le contexte idéologique actuel a des incidences particulièrement graves pour ce qui concerne l’archéologie à Jérusalem.
Au-delà de la fouille elle-même, l’autre enjeu est celui de la ≪ mise en tourisme ≫ des sites. Qu’est-ce que l’on montre aux touristes ? Pour raconter quelle histoire ? A Jérusalem, la scénographie est hyper orientée. Prenez l’exemple de Silwan, ou les archéologues israéliens savent parfaitement ce qu’ils font [ils sont financés par la fondation Elad ou Ir David, qui œuvre a la colonisation des quartiers palestiniens de Jérusalem-Est, ainsi qu’au ≪ renforcement du lien juif avec Jérusalem ≫, N.D.L.R.]. Les maisons palestiniennes de Silwan sont fragilisées puis détruites, délibérément. Concrètement, on est donc ici en présence d’une archéologie qui modifie non seulement le discours historique, mais aussi le présent des populations.
Est-ce que le terme d’apartheid peut s’appliquer à Jérusalem ?
V. L. : Si, à mon avis, le terme d’apartheid ne peut pas s’appliquer aux 20 % d’Israéliens d’origine palestinienne [1], je n’ai aucun problème a l’utiliser pour qualifier de ce qui se passe à Jérusalem-Est et en Cisjordanie occupée, ou l’acception juridique du terme est parfaitement justifiée : elle désigne le fait que les 400 000 résidents palestiniens de Jérusalem n’ont pas les mêmes droits que les 550 000 résidents israéliens. Ils n’ont pas de citoyenneté, ils n’ont pas de permis de construire, ils ne peuvent pas voyager librement.
Ce terme provoque évidemment une réaction épidermique en Israël, car il vise juste. Et les élections récentes vont encore accentuer cette sensibilité, avec un Ben Gvir qui assume totalement la mise en place d’un apartheid légalisé.
Cette notion d’apartheid a aussi une efficacité politique évidente : les jeunes Palestiniens comprennent que c’est le bon moment pour se tourner différemment vers le droit international, non plus forcément ou exclusivement pour réclamer un Etat, mais pour réclamer l’égalité des droits ici et maintenant. Toutes les stratégies diplomatiques ont échoué. Les militants veulent se battre pour quelque chose qu’ils peuvent gagner.
Propos recueillis par Emmanuelle Morau