L’Histoire est parfois trompeuse – du moins telle qu’elle est familière à beaucoup. A l’exemple de Kfar Etzion, établi, il y a 41 ans cette semaine, comme la première colonie israélienne en Cisjordanie.
Dans la conscience du public, Kfar Etzion a joué un double rôle. D’un côté, il était considéré comme l’ultime colonie du consensus, dans la mesure où ceux qui s’y établissaient revenaient en un lieu où était le kibboutz jusqu’à sa chute avec les autres colonies du Goush Etzion, à la veille de la création de l’Etat. Même de vieux opposants à la colonisation des Territoires [occupés] étaient portés à sourire, à lever les épaules et à dire : « Le Goush Etzion, c’est autre chose ». D’un autre côté, Kfar Etzion est perçu comme le début du mouvement de la colonisation religieuse messianique.
Dans la narration qui a cours aussi bien parmi les sympathisants de ce mouvement que chez ses opposants, un groupe de jeunes gens religieux est parvenu à imposer sa volonté à un gouvernement hésitant à la tête duquel se trouvait Lévi Eshkol. Il y avait là la marque de tout ce qui allait suivre. Si ce n’est que cette conception répandue du retour dans le Goush Etzion s’appuie sur des erreurs et des tromperies.
Ceux qui se sont installés à Kfar Etzion n’avaient pas fait plier Eshkol. Sans le savoir, ils ont forcé une porte ouverte. Comme en témoignent des documents d’archives, Eshkol avait mené un typique débat avec lui-même au cours de l’été 1967 pour en arriver à la ferme décision de pousser à l’installation à Kfar Etzion. En juillet de la même année encore, lorsqu’il avait reçu une note tout à fait secrète sur les options concernant l’avenir de la Cisjordanie, Eshkol n’avait ajouté, dans la marge, qu’une seule note portant sur le Goush Etzion et sur Beit Ha’arava, un kibboutz qui avait été abandonné en 1948.
Eshkol, qui était un homme du mouvement de la Colonisation Travailleuse, était déjà intéressé par le rétablissement des colonies perdues. En septembre, Eshkol recevait – à sa demande, semble-t-il – un rapport de l’Agence Juive à propos du fondement économique d’une colonisation du Goush Etzion. Dans le même temps, il recevait secrètement un avis portant sur les aspects juridiques d’une installation dans les Territoires [occupés] en général et dans le Goush Etzion en particulier. Quelques jours plus tard, il annonçait au gouvernement qu’il autorisait un groupe originaire du Goush Etzion de s’établir là-bas.
L’avis juridique sur lequel s’appuyait Eshkol avait été rédigé par Theodor Meron, le conseiller juridique du Ministère des Affaires étrangères. Meron, un rescapé du génocide, titulaire d’un doctorat en droit de l’Université de Harvard, était à l’époque le plus éminent spécialiste en droit international au service de l’Etat. Dix ans plus tard, il fut nommé à un poste académique aux Etats-Unis et est devenu, dans son domaine, une autorité de réputation internationale. Il siège actuellement comme juge au Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie. Son statut dans le monde du droit confère un poids particulier à ce qu’il disait il y a 41 ans. Lorsque Meron avait communiqué son avis au cabinet du Premier ministre, il y avait joint un condensé succinct : « Ma conclusion est qu’une colonisation civile dans les territoires détenus contrevient aux dispositions explicites de la quatrième Convention de Genève ».
Pour le dire plus simplement, Meron avertissait que la colonisation dans les Territoires [occupés] était parfaitement illégale. L’argument selon lequel la Cisjordanie ne serait pas un territoire occupé « normal » ne viendrait pas à l’appui d’Israël sur la scène internationale, écrivait-il. D’un autre côté, disait-il, la colonisation « par des corps militaires » était permise, si elle avait un « caractère temporaire et non pas permanent ».
Eshkol a exploité cette ouverture que lui laissait cet avis juridique. A la population et à la représentation israélienne à l’ONU, on expliqua qu’une colonie de Nahal allait être fondée. Un ordre militaire secret remontant au jour de l’établissement de la colonie, le 27 septembre 1967, établissait que le lien entre Kfar Etzion et Nahal constituait « une ‘couverture’ pour les besoins de la bataille diplomatique », mais que « il n’y a aucune intention de faire prendre par l’armée des mesures concrètes en vue de concrétiser cette ‘couverture’ ». C’était une supercherie, sur ordre, destinée à cacher une violation au droit international.
Les vétérans du Goush, ainsi que la seconde génération, n’étaient pas au courant de l’activité d’Eshkol derrière l’écran du secret et ont interprété sa décision comme une réponse à leurs pressions. Le souvenir des politiciens laïcs se laissant « entraîner » par les colons s’était fixé dans la conscience de la population. Ce souvenir dissimule la collaboration établie de fait entre eux.
Mais l’auto-illusion la plus fondamentale s’accompagnait d’un sentiment qui a motivé la décision d’une réinstallation dans le Goush Etzion et forgé le consensus entourant la question de cette colonisation. Le sentiment en question assurait que ceux qui avaient perdu leurs maisons y retourneraient. Les localités qui étaient tombées ou qui avaient été abandonnées et gravées dans la mémoire nationale, il fallait les réoccuper. Et si les réfugiés eux-mêmes ou leur descendants devaient ne pas être intéressés par un tel retour, d’autres Juifs « retourneraient » sur place.
Autrement dit, le droit au retour des réfugiés de 1948 devenait quelque chose qui allait de soi tant qu’il s’agissait de réfugiés juifs. C’est devenu une position politique, diplomatique : dans les négociations, il ne serait venu à l’esprit d’aucun représentant israélien de renoncer au Goush Etzion. Le camp arabe devait comprendre notre attachement sentimental à ce lieu. C’était une pensée stratégique à l’eau de rose et dangereuse. Y a-t-il rien de plus stupide que l’obstination israélienne à la réouverture du dossier de 1948 et au retour de tous les réfugiés chez eux ?
La vraie histoire de Kfar Etzion est l’histoire d’une collaboration entre les colons et la direction de l’Etat qui voyait dans la colonisation une valeur sacrée. C’est l’histoire d’une supercherie, d’une opération qu’on savait par avance illégale et d’une pensée politique chancelante. C’est précisément en cela qu’elle était la marque, le symbole de tout ce qui allait suivre.