Jusqu’à récemment, l’allégation selon
laquelle l’armée israélienne commet
des crimes de guerre était absolument
taboue. Tout le monde en Israël - et
dans de nombreux autres pays -, s’accorde
à dire que l’armée israélienne est « l’armée
la plus morale du monde », que si quelque
chose comme un crime de guerre vient à
se produire, c’est une erreur que l’armée
elle-même regrette profondément.
En février 2002, nous - le mouvement pacifiste
Gush Shalom - avons décidé de briser
ce tabou. Nous avons organisé une
réunion publique à Tel-Aviv pour dénoncer
les crimes de guerre. Au point culminant
de cette rencontre, un héros de guerre
israélien, le colonel Yigal Shohat, dont
l’avion avait été abattu au-dessus de l’Egypte
en 1973 et qui a perdu une jambe à cette
occasion, se leva et, la voix tremblante
d’émotion, appela ses camarades à refuser
les ordres illégaux de bombarder des
cibles civiles.
En réponse à l’émouvant appel du colonel,
un groupe d’officiers supérieurs de
l’armée de l’air, dirigé par un général respecté
de tous, publia une déclaration annonçant
qu’ils désobéiraient à tout ordre illégal
de bombarder des civils.
– « Du sang sur les ailes »
En février 2002, Gush Shalom envoya des
lettres à quinze officiers supérieurs de
l’armée israélienne, les avertissant que nous
pourrions les poursuivre pour crimes de
guerre devant des tribunaux israéliens et,
si cela s’avérait inefficace, devant des tribunaux
internationaux. Le journal Ha’aretz
publia cette nouvelle sous un gros titre en
première page nous accusant de « menacer
des officiers israéliens ».
En réponse, le général Dan Halutz, alors
commandant en chef de l’armée de l’air,
nous accusa de trahison et demanda des
poursuites judiciaires contre nous (selon
la loi israélienne, la trahison est le seul
crime punissable de la peine de mort.)
C’est cet homme qui répondit, quand on
lui demanda ce qu’il ressentait en lançant
une bombe d’une tonne sur un quartier
d’habitation : « une petite secousse dans
l’aile ».
Quand Halutz fut nommé chef d’état-major
de l’armée, nous avons manifesté
devant le siège du quartier général, en brandissant
des pancartes qui disaient : « Il a du
sang sur les ailes ». Récemment, il a dû
démissionner à cause de son rôle dans la
dernière guerre du Liban, au cours de
laquelle il avait ordonné le bombardement
de larges zones civiles libanaises.
Notre campagne contre les crimes de guerre
a soulevé beaucoup de colère dans l’opinion.
Nous avons été accusés d’ignorer le
fait que des dizaines de kamikazes palestiniens
s’étaient fait sauter dans le centre
de villes israéliennes, tuant sans discrimination
des civils, hommes, femmes et
enfants.
On nous demandait aussi pourquoi les
gens à l’étranger ne parlent que d’Israël,
alors qu’un génocide est en train de se
commettre au Darfour et que les Américains
commettent des crimes de guerre
pires que les nôtres en Irak et en Afghanistan, pour ne pas parler de Guantanamo. Ne
viser qu’Israël, dit-on, est une nouvelle
forme d’antisémitisme.
Quand les Français accusent notre armée,
les Israéliens répondent généralement que
l’armée française a fait bien pire en Algérie,
tuant et torturant beaucoup plus de gens.
Notre réponse est que nous sommes israéliens
et que nous protestons contre des
crimes commis par notre gouvernement en
notre nom. Nous tirons une certaine fierté
du fait que la plupart des crimes qui sont
devenus publics ont été dénoncés par de
courageux militants de groupes israéliens
pacifistes et de défense des droits humains.
Nous demandons donc à toutes les personnes
de bonne volonté à travers le monde
de soutenir ces groupes.
– Mettre fin à l’occupation
Mais nous ne nous faisons aucune illusion.
Pour important que soit le fait de
protester contre ces crimes, la meilleure
manière de les empêcher est de mettre fin
à l’occupation et de conclure la paix entre
Israël et le peuple palestinien, entre Israël
et l’ensemble du monde arabe.
L’occupation, qui dure déjà depuis quarante
longues années, est, par nature, inhumaine
et illégale. Elle transforme la vie
quotidienne des Palestiniens en enfer et
leur retire la terre sous les pieds. Toutes
ses expressions, depuis les colonies jusqu’au
mur de séparation, sont illégales. Elle produit
chaque jour des actes manifestement
illégaux - exécutions extra judiciaires,
démolition de maisons, restriction à la
liberté de mouvement de la population,
arrestations arbitraires, pour n’en mentionner
que quelque-uns. C’est pourquoi
mes amis et moi nous sommes battus contre
l’occupation dès le premier jour.
L’occupation elle-même fait bien sûr partie
du conflit israélo-palestinien qui dure
depuis cent vingt-cinq ans et dont les racines
sont complexes et uniques. C’est l’historien
marxiste Isaac Deutscher qui les a le mieux
décrites : imaginez, dit-il, quelqu’un se trouvant
à l’étage supérieur d’un immeuble en
feu. Pour sauver sa vie, il saute par la fenêtre.
Il tombe sur un passant, qui est grièvement
blessé et handicapé à vie. Entre les deux naît
une hostilité à mort. Qui a raison ?
Le sionisme était fondamentalement une
réaction à l’antisémitisme européen. Après
l’affaire Dreyfus et les pogroms russes,
quand le nationalisme s’est emparé de tous
les peuples d’Europe, certains Juifs ont
décidé de se constituer en tant que nation
moderne et de fonder leur propre Etat
national. Ils ont choisi la Palestine - Sion- comme nouvelle patrie, en s’imaginant
qu’elle était vide.
Mais la Palestine était habitée par un peuple
qui, naturellement, a résisté à l’afflux étranger.
Le conflit a alors commencé. Tout au
long de ce conflit, une énorme injustice a
été faite aux Palestiniens. L’occupation en
cours est la forme actuelle de cette terrible
injustice. Les crimes sont inhérents à l’occupation.
– Les paramètres de la paix
Tout en dénonçant les crimes et en faisant
tout ce qui est possible pour les empêcher,
notre but principal doit être de parvenir à
la paix - parce que la paix est la seule façon
de mettre fin à l’occupation.
Comment ?
Beaucoup d’idées utopiques ont été émises
par des idéalistes qui croient en des solutions
morales mais irréalistes. L’une de ces
idées est celle d’un seul Etat de la Méditerranée
au Jourdain dans lequel Juifs et
Arabes, Israéliens et Palestiniens, vivront
ensemble pacifiquement comme des
citoyens égaux. C’est une utopie, comme
la vision biblique du loup vivant avec
l’agneau (celle-ci n’est possible que si on
apporte chaque jour un nouvel agneau).
La grande majorité des Israéliens veulent
vivre dans un Etat à eux, de même que la
majorité des Palestiniens. Cela ne changera
pas dans un avenir prévisible - certainement
pas avant que la majorité des
Français décident d’abandonner leur Etat.
Si nous voulons rester dans le domaine du
possible et trouver une solution applicable
ici et maintenant, mettant fin à la souffrance
de tant de gens, la solution dite des
deux Etats est la réponse.
Quand mes amis et moi avons proposé
cette solution il y a près de soixante ans, au
lendemain de la guerre de 1948, nous pouvions
nous compter sur les doigts de deux
mains. Aujourd’hui, cette solution jouit
d’un consensus mondial.
Les paramètres de cette solution sont clairs :
– 1. Un Etat palestinien sera créé à côté
d’Israël.
– 2. La frontière entre eux sera basée sur
la Ligne verte, éventuellement avec un
échange de territoires égaux accepté par
les deux parties.
– 3. Jérusalem sera la capitale des deux
Etats.
– 4. Il y aura une solution négociée du problème
des réfugiés. En pratique, cela signifie
qu’un nombre négocié de personnes
retourneront en Israël et que les autres
seront réinsérés dans l’Etat de Palestine et
dans le lieu où ils séjournent actuellement,
avec le paiement d’importantes compensations
qui feront d’eux des personnes bienvenues.
Quand il y aura un plan négocié
qui dira quels sont les choix ouverts à chaque
famille, celui-ci devra être soumis à tous
les réfugiés, où qu’ils se trouvent. Ils doivent
être associés à la décision finale.
– 5. Il y aura un partenariat économique,
dans lequel le gouvernement palestinien
pourra défendre les intérêts palestiniens,
contrairement à la situation actuelle. L’existence
même de deux Etats atténuera, au
moins en partie, la grande différence de
niveaux entre les deux.
– 6. Dans un avenir plus lointain, une
union moyen-orientale, sur le modèle de
l’Union européenne, pourra inclure aussi
la Turquie et l’Iran.
Cette solution est désormais préconisée
par les Etats-Unis, l’Union européenne, la
Russie et les vingt-deux pays de la Ligue
arabe. Les sondages montrent que la majorité
des Israéliens et des Palestiniens y sont
favorables dans ses grandes lignes, sinon
dans tous ses détails. C’est le gouvernement
israélien qui la rejette, en utilisant
les peurs et les angoisses des Israéliens.
Je crois que le principal terrain de ce combat
est l’opinion publique israélienne et
palestinienne. C’est notre rôle. Pour cela,
nous avons besoin du soutien international.
Les forces de paix du monde - dont
l’Europe, dont la France - doivent nous
aider à convaincre les Israéliens que la paix
est bonne pour Israël, tout autant qu’elle
est bonne pour les Palestiniens. Que la
poursuite de l’occupation, avec ses crimes
de guerre, nuit à Israël autant qu’elle nuit
aux Palestiniens.
Comment réaliser cela ? On m’a demandé
si un boycott d’Israël pourrait aider. Ma
réponse est : un boycott est bon s’il est
ciblé sur des éléments constitutifs de l’occupation,
contre des entreprises et des organisations
qui soutiennent l’occupation.
Gush Shalom a été le premier à le faire
quand il a déclaré, il y a dix ans, un boycott
contre les produits des colonies. Cependant,
un boycott de l’Etat d’Israël en tant
que tel est totalement contre-productif. Il
va réveiller la peur de l’antisémitisme et
renforcer l’idée que son but n’est pas la
paix ni la fin de l’occupation, mais la destruction
d’Israël. Il poussera l’opinion
publique juive et israélienne dans les bras
de l’extrême droite. Nous sommes tout à
fait contre un tel boycott.
Nous condamnons encore plus le blocus
imposé par l’Union européenne au peuple
palestinien parce que celui-ci a élu une
direction que les gouvernements américain
et israélien n’aiment pas. Nous avons
du mal à comprendre comment il se fait
que l’Europe participe - en fait dirige - cet
effort détestable pour affamer tout un peuple
et le mettre à genoux à cause des résultats
d’élections démocratiques. (Est-ce que
quelqu’un a proposé un blocus de la France
parce qu’elle a élu Nicolas Sarkozy ?)
Laissez-moi conclure par une remarque
capitale : le véritable combat n’est pas entre
Israéliens et Palestiniens. Le combat est
entre Israéliens et Palestiniens ensemble
contre ceux, des deux côtés, qui s’opposent
à la paix.
Un petit village en Palestine appelé Bil’in
est devenu un symbole de cette lutte. Depuis
plus de deux ans, chaque vendredi, des
militants palestiniens, israéliens et internationaux
(y compris des Français) y manifestent
contre le mur de séparation qui
prive le village de ses terres. Toutes les
semaines, ils affrontent l’armée israélienne
dans une manifestation non-violente, contre
des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc,
des canons à eau, et quelquefois
des balles réelles.
Si nous luttons ensemble, Israéliens, Palestiniens
et nos amis à travers le monde,
nous gagnerons.
Le chapeau et les intertitres
sont de la rédaction