Pourquoi se soucier du rôle des
citoyens dans la poursuite des
crimes de guerre ? Benoît Muracciole,
d’Amnesty International,
nous en a fourni ce matin la meilleure illustration
lorsqu’il a dit qu’il fallait un traité
sur le commerce des armes.
Mais cela signifie-t-il que tant qu’il n’y a
pas de traité on ne peut rien faire ? Lorsque
qu’il existera, ne faudra t-il pas intervenir
pour obtenir son application ? Car il ne suffit
pas qu’il y ait un texte ou une institution : il n’y aurait jamais eu de révision de
l’affaire Dreyfus sans le « J’accuse » de Zola,
et en Argentine les tortionnaires qui avaient
obtenu l’amnistie ne seraient pas en prison
sans l’action de l’opinion publique. Concernant
le sujet qui nous occupe maintenant,
il faut rappeler qu’il existait bien une loi belge
de compétence universelle, mais son retrait
a été possible du fait du chantage des Etats-Unis concernant le retrait de l’OTAN de
Belgique, parce qu’il n’y a pas eu un rapport
de forces suffisant pour l’empêcher.
Et si la justice allemande vient d’éconduire
la plainte contre Donald Rumsfeld, c’est que
l’action d’accompagnement public de la
plainte n’a pas été suffisant. Comme avocat
de syndicats, il m’est souvent arrivé de
leur dire : il n’y a pas de procédure pour
laquelle votre action s’arrête quand vous
avez porté le dossier à l’avocat.
Et cela conduit alors à deux questions :
Quel peut être l’arsenal juridique qui fournit
à cette action son support de légitimité ? Sur quels instruments de mise
en oeuvre peut-elle s’exprimer et faire
pression ?
Lorsque l’on focalise sur la Cour pénale
internationale en se demandant comment
vaincre l’obstacle constitué par les absences
de ratification du traité de Rome qui l’institue,
c’est comme si en droit interne on ne
pouvait poursuivre des assassins que s’ils
ont signé une convention reconnaissant
que l’assassinat est un crime. Il est évidemment
bon de saisir cette Cour,
puisqu’elle existe, car il faut toujours tout
utiliser ; mais il ne faut pas s’y laisser
enfermer. Un traité, une convention, sont
utiles quand ils ajoutent à la loi, mais pas
quand ils limitent ou empêchent son application.
Il y a en droit des lois supérieures
dont on dit qu’elles sont « d’ordre public »,
ce qui signifie que tout ce qui y déroge est
considéré comme nul et sans portée.
– Les acquis de 1945
Pendant longtemps, en droit international,
il n’y a eu que des conventions et pas
de loi universelle. Mais en 1945 la Charte
des Nations unies a pour la première fois
doté le monde d’une loi universelle supérieure
qui, par son article 2.4 [1], interdit le
recours à la force ou à la menace de la force
dans les relations internationales, c’est-àdire
le plus grave de tous les crimes internationaux,
le crime d’agression. Et cette
loi internationale est complétée par le jugement
du Tribunal de Nuremberg, qui ne
peut pas être réduit à une simple loi du
vainqueur. La création et le statut de ce
Tribunal se situent dans la foulée immédiate
de la Charte, alors que n’existe pas
encore l’ONU, qui ne sera que l’outil mis en place par la Charte pour l’application
de sa loi. Il s’inscrit dans la même volonté
que la Charte d’instaurer un régime mondial
de civilisation. Et il fait oeuvre juridique
fondamentale en définissant l’agression,
en y ajoutant la notion de « complot
préparatoire », en fondant le crime de génocide,
en intégrant à cette oeuvre de principe
les conventions humanitaires sur les lois de
la guerre, en proclamant le droit et le devoir
de refuser d’obéir aux ordres criminels.
Aucun obstacle procédural ni aucune condition
d’acceptation contractuelle ne peuvent
faire échec à l’application de cette loi
universelle d’ordre public international.
Et pas davantage des querelles sur l’inventaire
de ce qui serait ou
non des crimes de guerre
selon des listes restrictives
établies ici ou là :
la définition des crimes
de guerre ne peut pas
dépendre de ce que tel
ou tel pays accepte de
mettre sur la liste qu’il en
établit. Toute liste énumérative
est toujours
limitative. La définition
des crimes de guerre repose non sur des
énumérations mais sur des critères : souffrances
inutiles, populations civiles, etc.
Des réunions comme celle d’aujourd’hui
n’ont de sens que si elles aident à agir. On
peut en conclure que l’objectif est d’abord
de fournir à l’opinion publique tous les
arguments fondant les poursuites : pour
quels faits, contre quels coupables et pour
la répression de quels crimes tels que définis
par la loi internationale supérieure.
Ensuite, la formulation de ces mises en
accusation doit être diffusée à tous les instruments
possibles de leur mise en oeuvre,
avec exigence qu’il y soit donné suite. Même
quand une plainte est recevable et régulière
devant un tribunal compétent, elle a
toutes chances d’être enterrée si la pression
se relâche.
Aussi convient-il de maintenir cette pression
de l’opinion publique pour ce suivi.
C’est ce qu’a décidé notre association,
l’AIJD [2], à la suite de l’agression israélienne
contre le Liban. J’indique à ce propos
que depuis le premier jour où s’est
créée une association des juristes palestiniens,
elle est membre de notre bureau, et
qu’à ce titre Raji Sourani [3] est actuellement
membre de notre bureau exécutif.
L’AIJD a décidé d’établir un acte d’accusation,
puis de le mettre publiquement
entre les mains du procureur de la CPI,
mais aussi de le diffuser à nos quatre-vingtdix
associations nationales pour qu’elles
saisissent leurs juridictions nationales au
titre de la compétence universelle. De plus,
tenant compte de ce que ce n’est pas de la
compétence du Conseil de sécurité, elle a
décidé, dans le cadre de son statut consultatif
au Conseil Economique et Social des
Nations unies, de préparer une saisine de
l’Assemblée générale afin qu’elle constitue
un tribunal spécial
pour juger le crime
d’agression commis par
Israël (en rappelant
d’ailleurs que l’occupation
de la Palestine est ellemême
un crime d’agression
qui se perpétue) et
elle demandera à ses associations
d’inviter leurs
gouvernements à provoquer
une telle décision. Enfin, elle se propose
d’organiser soit un tribunal d’opinion
soit une commission publique de
mise en accusation pour fonder et nourrir
cette campagne en droit.
– Le Préambule oublié de la
Charte des Nations unies
Un mot maintenant d’un aspect essentiel de
cette expression de l’opinion publique. Il
faut sortir du placard où certains le tiennent
soigneusement oublié le magnifique Préambule
de la Charte : « Nous, Peuples des
Nations unies, résolus à préserver les générations
futures du fléau de la guerre qui deux
fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à
l’humanité d’indicibles souffrances, [...] Avons
décidé d’associer nos efforts [...] » (voir ci-dessous).
Ainsi, la Charte investit-elle les peuples
non seulement du droit mais du devoir les
uns vis-à-vis des autres d’agir pour le respect
d’une loi internationale qui est la leur
et leurs gouvernements ne doivent être
que leurs représentants pour ce faire à l’ONU où ce sont eux qui unissent leurs
efforts.
Sans doute n’est-ce pas le cas. Mais le droit
est un combat et ce n’est déjà plus tout à
fait une utopie si l’on considère que les
dix-neuf millions de personnes qui ont
manifesté contre la guerre d’Irak n’ont pas
seulement été une sorte de nébuleuse d’« opinion
publique mondiale », mais l’expression
et l’action des peuples, qui ont pesé
assez efficacement sur leurs gouvernements
pour que la coalition ne parvienne pas à
réunir les voix nécessaires à un feu vert du
Conseil de sécurité.
Le tout, et cela relève de notre responsabilité,
est que les peuples soient informés
des faits et du droit qui légitiment et réclament
leur action.
Je voudrais enfin ajouter un mot sur l’irritante
question du droit de veto, car c’est
bien lui qui fait obstacle à l’exécution de
soixante ans de résolutions des Nations
unies sur la Palestine, à telle enseigne que
fleurit l’idée d’une réforme de la Charte supprimant
ce droit de veto. Il est vrai que le
privilège de vote des Cinq est contraire au
principe d’égalité des nations grandes et
petites proclamé par la Charte. Mais les
articles 108 et 109
conditionnent toute
réforme à l’accord des
Cinq, si bien qu’une
telle réforme est difficilement
envisageable.
D’autre part on a vu
pour l’Irak qu’il y a des
cas où le veto peut être
utile pour empêcher le
Conseil de sécurité de
dépasser ses pouvoirs
limités au maintien ou
au rétablissement de la
paix. Mais il n’y a pas
besoin de réforme pour
introduire une distinction
entre le veto
légal (contre les abus
de pouvoir) et le veto
illégal qui permet à l’un
des Cinq de défier la
communauté internationale
pour imposer sa liberté ou celle
de ses protégés de violer la loi commune.
Il suffit de savoir que le veto ne figure
nulle part dans la Charte. L’article 27.3 [4] qui institue un privilège des Cinq était à
l’origine motivé par l’existence
de deux blocs antagonistes
dont chacun craignait
que l’autre ne
réunisse une majorité pour
lui faire la guerre. Toute
décision contraignante
était donc subordonnée à
un vote affirmatif des Cinq,
ce qu’on a appelé le principe
d’unanimité. Mais
quand, lors de la guerre
de Corée, les Soviétiques
s’y sont fiés pour ne pas
participer au vote, les Occidentaux
ont imaginé
d’obtenir de la Cour internationale
de Justice qu’elle
interprète l’article 27.3 en
jouant sur la place du mot
« affirmatif » pour dire qu’il
ne concernait que le vote
de neuf membres et non
celui des Cinq et que si l’un des Cinq ne
votait pas contre, c’était qu’il était d’accord.
Ainsi, le droit de veto est-il né d’une simple
interprétation de l’article 27.3.
Sans doute faut-il finalement s’en féliciter,
car le principe d’unanimité a un autre
effet de blocage, mais dès lors qu’il n’est que
le fruit d’une interprétation, celle-ci peut
parfaitement - et doit -, sans besoin
d’aucune procédure de réforme, être complétée
par la précision des conditions de
recevabilité dudit veto. Et cela est d’autant
plus possible que l’article 24.2 dispose que
le Conseil de sécurité a pour fonction
l’application des principes de la Charte.
Est donc légal le veto qui y contribue, et illégal
celui qui y fait obstacle.
Concrètement, pour la Palestine, cela signifie
que si les Etats-Unis s’opposaient à la
reconnaissance de l’Etat palestinien (reconnaissance
que chaque peuple peut d’ailleurs
exiger de son propre gouvernement), puis
à l’envoi, que celui-ci demanderait, d’une
force de protection, un veto des Etats-Unis
serait impuissant à empêcher cette reconnaissance
et cet envoi.
Reste à obtenir cette interprétation. Et cela
renvoie au rôle de l’opinion publique, à
l’action des peuples sur leur gouvernement,
et à nos propres tâches.
Le chapeau, les notes et les intertitres
sont de la rédaction, ainsi que la
révision de la transcription de
l’intervention de Roland Weyl.
Préambule de la Charte des Nations unies
« Nous, peuples des Nations unies,
résolus
– à préserver les générations futures
du fléau de la guerre qui deux fois en
l’espace d’une vie humaine a infligé à
l’humanité d’indicibles souffrances,
– à proclamer à nouveau notre foi dans
les droits fondamentaux de l’homme,
dans la dignité et la valeur de la personne
humaine, dans l’égalité de droits
des hommes et des femmes, ainsi que
des nations, grandes et petites,
– à créer les conditions nécessaires au
maintien de la justice et du respect des
obligations nées des traités et autres
sources du droit international,
– à favoriser le progrès social et instaurer
de meilleures conditions de vie
dans une liberté plus grande ;
et à ces fins
– à pratiquer la tolérance, à vivre en paix
l’un avec l’autre dans un esprit de bon
voisinage,
– à unir nos forces pour maintenir la
paix et la sécurité internationales,
– à accepter des principes et instituer
des méthodes garantissant qu’il ne sera
pas fait usage de la force des armes, sauf
dans l’intérêt commun,
– à recourir aux institutions internationales
pour favoriser le progrès économique
et social de tous les peuples,
avons décidé d’associer nos efforts pour
réaliser ces desseins.
En conséquence, nos gouvernements
respectifs, par l’intermédiaire de leurs
représentants, réunis en la ville de San
Francisco, et munis de pleins pouvoirs
reconnus en bonne et due forme, ont
adopté la présente Charte des Nations
Unies et établissent par les présentes
une organisation internationale qui
prendra le nom de Nations Unies. »