Déjà célèbre pour ses cafés branchés, ses tours de bureaux haut de gamme et ses faux airs de capitale, Ramallah est en passe de succomber à une autre manie occidentale : le 4 × 4 de ville. Pas une rue, sans que le regard ne croise l’un de ces engins à la carrosserie bouffie. Un phénomène marginal ? Tout le contraire. Depuis quelques mois, c’est le parc automobile palestinien tout entier qui semble rajeunir. A la casse, les guimbardes épuisées par les routes cabossées. A Ramallah, mais aussi à Naplouse et à Hébron, les derniers-nés des usines Mazda, Hyundai, Volkswagen ou BMW tiennent le haut du pavé. "Dans les années 1980, les belles bagnoles se comptaient sur les doigts d’une ou deux mains, dit Mohamed Abdel Samad, concessionnaire automobile à Ramallah. Aujourd’hui, on a l’impression que tout le monde conduit une voiture neuve."
La raison de cette révolution tient en un mot magique : qard, le "crédit" en arabe. Il y a environ deux ans, encouragées par la remise en ordre de la Cisjordanie entreprise par le premier ministre, Salam Fayyad, les banques palestiniennes ont décidé de rompre avec leur conservatisme historique et d’ouvrir le robinet à prêts. Le mouvement a été suivi par les établissements islamiques, moyennant quelques arrangements avec le dogme religieux qui prohibe l’intérêt.
Grâce à l’allongement des traites et à la simplification des procédures, la ruée aux guichets a été immédiate. Entre juillet 2009 et juillet 2010, l’encours de crédit aux ménages est passé de 1,4 à 1,8 milliard de dollars (de 1 à 1,3 milliard d’euros), soit une hausse de 29 %. "Dans le passé, un remboursement sur trois ans nous faisait peur, explique Hussein Habab, directeur marketing de la banque Al-Quds. Aujourd’hui, nous prêtons sur vingt-cinq ans." Cette nouvelle politique a dopé les achats de voitures. "J’ai pu emprunter l’intégralité du prix de ma voiture et, comme les mensualités sont espacées sur six ans, leur montant est supportable, explique, tout sourire, Yazid Anani, universitaire de 35 ans et heureux acquéreur d’une berline bleu métallisé. Les banques te cajolent en permanence. Le changement est incroyable."
Principale cible de cette offensive : les 160 000 fonctionnaires de l’Autorité palestinienne. Leurs bureaux bruissent de conciliabules sur les taux d’intérêt, les traites ou les hypothèques. La compétition que se livrent les établissements financiers est suivie à la loupe, notamment pour les prêts immobiliers. L’Arab Bank, pilier du secteur, avance jusqu’à 85 % du prix d’un appartement et, en dessous de 150 000 dollars, le bien n’est pas hypothéqué. Il est même possible d’obtenir un prêt pour un investissement en zone C, les régions de la Cisjordanie placées sous la tutelle d’Israël. "C’est une vraie euphorie, dit Raëd Husseini, employé du ministère des télécommunications. Grâce au crédit, tu peux te marier, partir en lune de miel, acheter une maison, la meubler, payer les études de tes enfants, etc. La Palestine passe au mode de consommation occidentale. Ça fait un peu peur. Il suffirait que les pays donateurs cessent de payer nos salaires pour que tout s’effondre."
Le catalyseur de ce chamboulement s’appelle Jihad Al-Wazir. Rejeton du mythique Khalil Al-Wazir, dit Abou Jihad, le chef militaire de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) assassiné par Israël en 1988, il dirige l’Autorité monétaire palestinienne, le gendarme du secteur bancaire. En 2008, dans la foulée de la mise en place du gouvernement Fayyad, qui mit un terme à la crise des salaires déclenchée par l’arrivée du Hamas au pouvoir, Jihad Al-Wazir prit une mesure décisive. Il abaissa le plafond des investissements bancaires à l’étranger de 65 % à 55 % du montant total des dépôts, ce qui ramena près de 700 millions de dollars dans l’économie locale.
"A cette époque, le ratio crédits/dépôts stagnait autour de 28 %, ce qui est un taux inférieur à celui en vigueur dans les pays subsahariens, explique-t-il dans son bureau de Ramallah. Au nom de l’occupation israélienne et de l’instabilité politique qu’elle engendre, les banques refusaient de prêter. Grâce à ma directive, la tendance s’est inversée, et aujourd’hui, le ratio crédits/dépôts avoisine 45 %." Face aux Cassandre qui voient planer l’ombre de Fannie Mae et de Freddie Mac, les géants du refinancement immobilier dont la banqueroute a précipité la crise économique américaine, le gouverneur de l’Autorité monétaire se veut rassurant. "Notre ratio est largement inférieur à celui de nos voisins. Nous avons le taux de non-remboursement le plus bas de la région. Le système est sain. Nous offrons à nos concitoyens le moyen de mener une vie décente."
Mais de quels citoyens s’agit-il ? Selon Samira Namari, cadre dans une banque, "le système est excellent pour tous les gens qui ont un revenu fixe mais qui n’ont pas d’économies". Autrement dit, la classe moyenne qui aspire à un plus grand confort de vie. Cette pétulante quadragénaire, issue d’un milieu modeste, en est un bon exemple. En l’absence de son mari, emprisonné en Israël, elle a multiplié les emprunts pour s’offrir un appartement plus grand et l’aménager à son goût. "J’ai tout remboursé, et je viens de prendre un nouveau crédit, dit-elle. Je l’ai placé dans un appartement de standing, en cours de construction. Pour les gens comme moi, c’est la seule façon de se constituer un capital."
A l’autre bout de la ville, dans le camp de réfugiés d’Al-Amari, la mode du crédit laisse plus perplexe. "On prend des prêts parce qu’on a besoin de vivre, dit sobrement Khalil, attablé dans le café poussiéreux de la grand-rue. On sait que c’est haram ("interdit"), mais on ferme les yeux." Avant de pointer au ministère de la santé, ce grand gaillard turbinait sur les chantiers de construction israéliens, comme des dizaines de milliers de Palestiniens. Quand l’Etat juif a bouclé la Cisjordanie, au début de l’Intifada, beaucoup d’entre eux ont été repêchés par l’administration palestinienne. "Le salaire n’a rien à voir avec ce que l’on gagnait en Israël, maugrée Khalil. On a la nostalgie de notre niveau de vie d’avant. Les banques nous attirent très facilement. Trop facilement. Beaucoup de mes amis sont étranglés par les dettes." Walid, la cinquantaine grisonnante, patron d’un petit café Internet, se joint à la conversation. "Le pire c’est que les ONG et les organisations internationales comme les Nations unies se mettent, elles aussi, à distribuer du crédit, à des taux prohibitifs, dit-il. Elles font du business sur le dos des Palestiniens. C’est de l’argent stérile, improductif. On ne construira pas une économie de cette façon."
Et l’Etat ? L’afflux de cash dans les foyers palestiniens contribuera-t-il à la lutte pour l’indépendance ? La question fait sourire de nombreux observateurs. "Une société noyée sous les dettes est une société qui ne remet pas en cause les pouvoirs en place, dit Sam Bahour, un consultant en management. Quand tu as un crédit sur ta maison et ta voiture, tu ne descends pas protester dans la rue." Ayman Shaka’a, qui dirige un club de jeunes dans la casbah de Naplouse, renchérit : "On est en train de créer une nouvelle société, obnubilée par son niveau de vie, fascinée par les signes extérieurs de richesse, complètement dépolitisée, à l’image de la Jordanie." Dans les bureaux de l’Autorité monétaire, Jihad Al-Wazir balaie ces objections : "Pure théorie du complot, assure-t-il. Le crédit aide la population à rester sur sa terre, et en cela il participe des efforts pour créer un Etat."
Les critiques pourraient redoubler dans les prochains mois, avec l’arrivée sur le marché palestinien d’AMAL, entreprise de crédit immobilier, téléguidée par Washington et dotée d’une force de frappe inédite : 500 millions de dollars. Ce mastodonte est le produit de l’alliance d’OPIC (Overseas Private Investment Corp.), le bras financier du Département d’Etat américain dans les pays en voie de développement, avec l’IFC (International Finance Corp.), l’agence de crédit de la Banque mondiale, le PIF (Palestinian Investment Fund), le fonds souverain de l’OLP et deux banques palestiniennes. Le programme de crédit hypothécaire sera géré par la Middle East Investment Initiative (MEII), une fondation autour de laquelle gravitent quelques habitués du bureau Ovale, comme Madeleine Albright, l’ancienne secrétaire d’Etat de Bill Clinton, et George Mitchell, l’actuel émissaire de Barack Obama au Proche-Orient.
L’objectif ? "Multiplier par deux le nombre de ménages palestiniens capables d’accéder à la propriété", affirme le site de la MEII. AMAL devrait également servir à doper l’embryonnaire marché financier palestinien. Les funambules du capital-risque l’ont senti. Deux fonds d’investissement viennent d’ouvrir leurs portes à Ramallah. Un troisième, à capitaux israéliens, s’apprête à débarquer.
Le paradoxe veut que cet engouement survienne au moment où le régime palestinien semble à bout de course. L’hypothèse de son démantèlement est désormais évoquée à voix haute par ses principaux dirigeants, lassés de servir de paravent à la politique d’expansion israélienne. Une menace qui n’impressionne pas les nouveaux investisseurs. "Nous savons tous que Mahmoud Abbas (le président palestinien) n’est pas maître de ses décisions, dit Issa Kassis, patron d’une société de refinancement hypothécaire, associée au projet AMAL. Je suis prêt à mettre ma main à couper que les Etats-Unis sauront maintenir l’Autorité palestinienne en vie." Que les ménages palestiniens se rassurent donc. L’Oncle Sam veille à leur solvabilité.