M. le Bâtonnier Pierre-Olivier Sur
Ordre des Avocats à la Cour de Paris
11, place Dauphine
75053 Paris CEDEX 01
A Paris, le 15 avril 2015
Monsieur le Bâtonnier,
J’ai appris que votre Barreau organisait un voyage à Jérusalem du 28 au 31 mai prochain pour « promouvoir les valeurs de tolérance, la reconnaissance des différences qui s’expriment dans la confraternité, le sens du dialogue et du partage. »
Si l’objet affiché de ce voyage parait louable, son organisation, son programme et le choix de l’opérateur font plus que nous interroger.
Première surprise, votre choix de laisser l’organisation de ce voyage à une agence israélienne qui vous propose un programme clés en mains avec une vision unilatérale et biaisée des choses. Comme souligné dans le dernier rapport sur Jérusalem des Chefs de missions diplomatiques de l’Union européenne, les autorités israéliennes cherchent à travers le tourisme et l’archéologie à « établir un récit fondé sur la continuité historique de la présence juive dans la région au détriment des autres religions et cultures ». Et ce tourisme promeut directement la colonisation. D’après ce même rapport, le « projet archéologique de la ville de David (City of David) [non loin de l’endroit où un spectacle son et lumière vous sera offert], reçoit environ 400.000 visiteurs par an. Le site archéologique est exploité par l’organisation de colons El’ad, qui fait également la promotion de colonies à Silwan [quartier palestinien particulièrement visé par les colons] ».
Deuxième surprise, le programme de ce séjour ne laisse à aucun moment percevoir que Jérusalem Est est occupée et que son annexion illégale a été solennellement déclarée nulle et non avenue par les résolutions du Conseil de sécurité (n° 476 et 478). Le Consulat général de France à Jérusalem, dont relèvent les habitants de Jérusalem et de l’ensemble des territoires occupés, est précisément la preuve que la France, pas plus qu’un quelconque membre des Nations–unies (y compris les États-Unis) ne reconnaît la légalité de cette situation imposée par la force.
L’intégralité de la vieille ville, dans laquelle va avoir lieu la majorité de vos visites, se situe dans Jérusalem-Est occupée, et ses quartiers « juifs », « chrétiens » et « musulmans », sont des découpages largement artificiels utilisés à des fins politiques.
Quant à l’histoire de Jérusalem, mise en scène à « La Tour de David », c’est un spectacle de propagande visant à démontrer que Jérusalem est une terre juive depuis 3000 ans confondant ainsi la Bible et le cadastre et, niant tout droit aux Palestiniens sur cette ville.
Le Barreau de Paris entendrait-il soutenir avec Israël et contre l’ensemble de la communauté internationale que Jérusalem serait « la capitale éternelle du peuple juif » ? C’est en tout cas ce que pourrait laisser croire l’organisation de votre programme.
Comment ne pas remarquer le déséquilibre des visites « juives », « chrétiennes » et « musulmanes », comme si l’empreinte des habitants autochtones, musulmans et chrétiens, sur la ville était résiduelle, anecdotique. Nous ne pouvons imaginer que vous souhaitiez ainsi prêter la main à une opération de propagande évitant soigneusement de montrer à vos confrères, l’occupation israélienne des quartiers palestiniens, la destruction des maisons palestiniennes, la ségrégation et l’éviction de la population palestinienne à l’œuvre au jour le jour. Vous êtes-vous par ailleurs assurés que les « échanges avec nos confrères de Jérusalem et d’ailleurs » vous permettront aussi de rencontrer les avocats, israéliens ou palestiniens, qui défendent les droits bafoués de ces Jérusalémites et, parmi eux, des innombrables prisonniers politiques, dont l’avocate Shirin Issawi de Jérusalem Est ?
Troisième surprise, votre visite au sein de la « Cour suprême de Jérusalem », dont la dénomination officielle est « Cour suprême d’Israël ». Vous me permettrez de m’étonner de la formule, s’agissant de la Cour suprême d’Israël devant laquelle les habitants de Jérusalem n’ont pas les mêmes droits. Les Palestiniens en effet, s’ils peuvent engager des actions devant elle, ne sont, aux yeux de la loi israélienne, que de simples « résidents » dans leur propre ville dont le droit au séjour est soumis à de multiples conditions, visant toutes à les pousser hors de la ville pour y préserver une majorité juive.
Il y aurait, là de quoi, en effet, Monsieur le Bâtonnier, questionner utilement vos confrères sur une politique ouvertement fondée sur des critères « ethniques », pour ne pas dire racistes.
Nous encourageons les missions en Israël et Palestine et nous en organisons nous-mêmes régulièrement. Mais nous le faisons dans le but de promouvoir une paix basée sur le Droit et non en privilégiant un récit par rapport à un autre. C’est ainsi qu’on aspire à « montrer l’exemple ».
Avec l’organisation de ce voyage, c’est l’engagement du barreau de Paris, vanté sur le site de votre ordre, pour la défense des droits de l’Homme et de la justice internationale, qui se trouve gravement décrédibilisé.
Tout en espérant que vous allez agir pour redonner à votre voyage un sens compatible avec votre objectif affiché, je vous prie d’agréer, Monsieur le Bâtonnier, mes meilleures salutations.
Taoufiq TAHANI
Président de l’AFPS