LES SONDAGES étaient faux, comme d’habitude. Et de beaucoup. Comme d’habitude.
Au lieu de gagner avec une bonne marge, comme le disaient jusqu’au dernier moment tous les sondages, elle est passée de justesse. Des quelque 72.000 membres de Kadima enregistrés, seuls 39.331 se sont déplacés pour aller voter, et parmi ceux-ci, elle n’a battu Mofaz que par 431 voix.
Mais une majorité est une majorité. Tzipi Livni est installée en bonne et due forme comme présidente de Kadima.
Qu’est-ce que cela révèle de l’opinion publique israélienne ?
AVANT TOUT, c’est la victoire d’une personne sans passé militaire sur quelqu’un avec presque rien qui ne soit militaire.
Sur le conseil de son stratège politique américain de droite, Stanley Greeberg, Mofaz insistait sur le mot "sécurité" à chaque instant, presque dans toutes ses phrases. Un talk-show populaire en a fait une parodie : sécurité, sécurité, sécurité, sécurité.
He bien, ça n’a pas marché. LE général, le chef d’état-major, le ministre de la Défense, fut battu par une simple femme dénuée de toute expérience militaire (même si elle servit 15 ans dans le Mossad)
Cela ne signifie pas que Tzipi Livni ne puisse pas se transformer en belliciste, comme Elizabeth I, la Grande Catherine, Margaret Thatcher et Indira Gandhi. Mais les faits sont les faits : les électeurs de Kadima ont préféré un non-général à un général.
EN OUTRE, Kadima est un parti du centre. Le centre même du centre. Ses membres ne sont fervents de rien, ni sur la droite, ni sur la gauche, ils n’ont aucune conviction forte d’aucune sorte. Aussi leur décision peut être considérée comme un reflet de l’opinion générale.
Mofaz s’est présenté, non seulement comme Monsieur Sécurité, mais aussi comme un authentique homme de droite, un homme opposé à la paix avec la Syrie comme à la paix avec les Palestiniens, un dirigeant prêt à mettre en place une coalition avec la droite, et même avec l’extrême droite. Il était le champion déclaré de la guerre ouverte.
Tzipi Livni s’est présentée comme la personnalisation de l’effort de paix, la femme qui conduit les négociations avec les Palestiniens, qui préfère la diplomatie à la guerre, qui vise la fin du conflit. Tout ceci peut n’être que simple manœuvre, pure escroquerie. Peut-être n’y a-t-il pas de différence du tout entre les deux. Mais même si c’est le cas, ce n’est pas l’aspect le plus important. Le fait important est que les électeurs de Kadima, le groupe le plus représentatif du pays, ait accordé la victoire – certes une mince victoire – à la candidate qui au moins prétend être en faveur de la paix.
Dans son "Le second avènement", le poète irlandais W.B. Yeats décrit le chaos total : "Les choses s’effondrent, le centre ne peut pas tenir". La métaphore est tirée d’une histoire militaire : dans l’ancien temps, les armées préparaient la bataille en mettant la force principale dans le centre, et les forces plus légères pour défendre les deux flancs. Tant que le centre tenait, tout allait bien.
En Israël aujourd’hui, le centre tient. Le parti centriste a voté pour la femme du centre.
On peut décrire cela autrement : en Israël, 2008, les forces sont divisées à égalité entre la "droite" et la "gauche", et la "gauche" a gagné cette fois-ci avec la plus petite marge possible.
JE ME SOUVIENS des élections il y a neuf ans. En mai 1999, Ehoud Barak a remporté une victoire décisive sur son concurrent, Benyamin Netanyahou : 56,08% contre 43,92%, soit une différence de 388.546 voix. Les gens en avaient assez de Netanyahou.
La réponse fut sans appel. Le sentiment général dans le camp de la paix était celui d’une libération de la servitude vers la liberté, le passage d’une ère d’échec et de corruption à une ère de paix et de bien-être. Sans qu’elles aient été appelées, sans aucune planification, des masses de gens ont envahi la Place Rabin à Tel-Aviv, celle où le Premier ministre avait été assassiné quatre ans auparavant. J’étais parmi eux.
Sur la place, l’atmosphère était surexcitée. Le peuple en délite dansait, les gens s’enlaçaient, s’embrassaient. Tel-Aviv n’avait rien vu de tel depuis novembre 1947, quand l’assemblée générale des Nations unies décida d’établir un Etat juif (et un Etat arabe). J’ai vécu une scène semblable en avril 1948, quand je faisais partie de la force qui conduisit un énorme convoi dans Jérusalem-ouest assiégée et affamée. Une atmosphère semblable a été rendue dans le film de de Gaulle entrant dans Paris libéré.
Barak promit d’être un second Rabin, mais en mieux. Il promit de faire la paix avec les Palestiniens en quelques mois. Un avenir rose réchauffait l’horizon, "l’aube d’un nouveau jour".
Un an et demi plus tard, il ne restait rien de tout ceci. Ehoud Barak, le héros de paix, nous avait apporté le plus grand désastre des annales de la lutte pour la paix. Il est revenu de la Conférence de Camp David, qui avait eu lieu à sa demande expresse, avec une déclaration qui allait devenir une litanie : "J’ai remué ciel et terre en vue de la paix / J’ai fait aux Palestiniens des offres généreuses sans précédent / Arafat a tout rejeté / Nous n’avons pas de partenaire pour la paix."
Avec 20 mots hébreux Barak a détruit le camp de la paix et généré un état d’esprit de l’opinion publique que même Netanyahou n’avait pas créé : qu’il n’y a aucune chance pour la paix, que nous sommes condamnés à vivre dans un conflit éternel.
Donc, personne ne s’est enthousiasmé après la victoire de Tzipi Livni. Les masses ne se sont pas précipitées sur la place, n’ont pas dansé et ne se sont pas embrassées – et pas seulement parce qu’il ne s’agissait que de l’élection interne à un parti. La réaction générale fut un soupir de soulagement et un haussement d’épaule. Ainsi Kadima a voté. Il a une nouvelle présidente. Donc il y aura un nouveau Premier ministre. Attendons de voir.
MAIS QU’Y A-T-IL à attendre après tout ?
Des plaisanteries sont déjà en train de circuler sur "Tzipi et le Tzipiot" (jeu de mot hébreu, "tzipiot" signifiant attentes), un nouveau groupe de rock qui démarre. Personne ne sait vraiment quelle sorte de Premier ministre elle sera. Forte ou faible. Déterminée ou accessible aux pressions. Dure ou capable de compromis. Belliciste ou pacifiste.
On ne peut que se référer à son histoire, comme je l’ai laissé entendre la semaine dernière, et peut-être entrer davantage dans le détail.
A la veille de l’élection, dans un de ces questionnaires insipides que les médias aiment tant, on lui a demandé quel était son héros. Sa réponse : Jabotinsky.
C’était la réponse la plus prévisible possible. Tzipi Livni a grandi dans une maison révisionniste. C’est une révisionniste, modèle 2008. Qu’est-ce que cela signifie ?
Son père, Eitan, né à Grodno (ville qui a appartenu à la Lithuanie, à la Pologne, à la Russie et maintenant à la Biélorussie), est arrivé dans ce pays à l’âge de 6 ans et a rejoint l’Irgoun clandestine en 1938 (la même année que moi), quand il avait 19 ans. Il a vécu toute sa vie sous l’influence de Ze’ev (Vladimir) Jabotinsky et de ses enseignements.
Eitan Livni, tel que je l’ai connu, n’était pas une personne brillante ou exceptionnelle, mais plutôt solide, loyale, comme le suggère son nom. (En hébreu, "eitan" signifie fort, inébranlable.) Une personne sur laquelle on peut compter. Il a servi dans l’Irgoun comme officier opérationnel, et entre autres opérations, il a participé à l’évasion audacieuse de la prison d’Acre où il était détenu. Comme député du parti Hérout, prédécesseur de l’actuel Likoud, il fut plutôt discret et soutint Menahem Begin contre vents et marées.
Pour comprendre Tzipi, on doit remonter à Jabotinsky. Ses nombreux ennemis l’ont souvent qualifié de fasciste, mais c’est inapproprié. Il est né au XIXe siècle, et était un nationaliste du XIXe siècle. Né à Odessa, il vécut de nombreuses années, jeune homme, en Italie, et ses héros étaient les dirigeants du nationalisme italien contemporain : l’idéologue Giuseppe Mazzini et le combattant Giuseppe Garibaldi.
Jabotinsky voulait, bien sûr, que toute la Palestine devienne un Etat juif. Quand il fonda son parti en 1920, il lui donna un nom en fonction de cette conception : l’exigence était pour une "révision" de la décision britannique de séparer la terre à l’ouest du Jourdain de la terre à l’est du fleuve, aujourd’hui royaume de Jordanie, qui s’appelait alors Transjordanie. Dans sa jeunesse, Tzipi a chanté le plus fameux chant de Jabotinsky : "Le Jourdain a deux rives – celle-ci nous appartient, et celle-là aussi."
Mais Jaborinsky était aussi un vrai libéral, et un réel démocrate. Il entra pour la première fois dans l’arène politique quand il formula le "Plan d’Helsinki", qui exigea des droits humains et nationaux pour les Juifs et les autres minorités de la Russie tsariste.
UNE PERSONNE éduquée selon de telles valeurs est confrontée aujourd’hui à un difficile dilemme.
Il y a des années, les révisionnistes avaient l’habitude de raconter cette plaisanterie : pour récompenser David Ben Gourion pour avoir fondé l’Etat, Dieu lui promit de réaliser un vœu. Ben Gourion demanda que tous les Israéliens soient honnêtes, sages et membres du parti travailliste. "C’est beaucoup trop à réaliser, même pour moi" répondit Dieu, "mais tous les Israéliens pourront choisir deux de ces trois qualités". Donc un membre du parti travailliste peut être sage mais pas honnête, un travailliste peut être honnête mais pas sage, et quelqu’un qui est honnête et sage ne peut pas être membre du parti travailliste.
Quelque chose du même genre arrive maintenant aux révisionnistes eux-mêmes. Ils veulent trois choses : un Etat juif, un Etat qui englobe toute la Palestine historique et un Etat démocratique. C’est trop même pour Dieu. Ainsi un révisionniste doit choisir deux des trois : un Etat juif et démocratique dans seulement une partie du pays, un Etat juif dans tout le pays qui ne pourra pas être démocratique, ou un Etat démocratique sur tout le pays qui ne pourra pas être juif. Ce dilemme n’a pas changé depuis les 41 dernières années.
Tzipi Livni, en bonne et honnête révisionniste, a annoncé son choix : un Etat juif et démocratique qui n’englobera pas l’ensemble du pays. (Nous Ici nous laissons ouverte la question de savoir si un Etat "juif" peut être démocratique.)
En hébreu moderne, nous faisons la distinction entre des attitudes "nationales" et "nationalistes". Un point de vue national reconnaît l’importance de la dimension nationale dans la société humaine d’aujourd’hui, et donc respecte et reconnaît aussi le nationalisme des autres peuples. Un point de vue nationaliste dit "nous et pas les autres", ma nation ueber alles.
Il semble que Tzipi, comme son héros Jabotinsky, adhère à la vision nationale. D’où son insistance sur "deux Etats-nations pour deux peuples". Elle parle d’un Etat-nation juif et est prête à sacrifier le Grand Israël sur cet autel.
Cela peut ne pas être une base idéale pour la paix (quel serait le statut des citoyens arabes d’Israël dans cet Etat-nation juif ?) mais c’est réaliste. Si elle a le pouvoir de mettre en œuvre ses idées, elle peut faire la paix. Si.
EN REACTION aux résultats de l’élection, Gidéo Levy a écrit que le cœur voulait espérer mais que la tête ne le pouvait pas. C’est une réaction compréhensible.
Puisque Tzipi, diminutif de Tzipora, signifie oiseau, on veut s’écrier : Volez, Tzipora, volez ! Volez vers le ciel ! Après votre élection au poste de Premier ministre, ne perdez pas de temps ! Mettez en place un gouvernement de coalition avec les forces de paix, utilisez les quelque premiers mois de votre mandat pour obtenir la paix avec les Palestiniens, appelez à de nouvelles élections et soumettez vous, vous et l’accord de paix au test public ! Comme Livni elle-même l’a exprimé dans son style direct : "On n’a pas le temps de déconner !"
C’est ce que Ehoud Barak aurait dû faire en 2000. Il n’a pas saisi sa chance et il a perdu.
Tzipora l’oiseau atteindra-t-elle ces hauteurs ? Le cœur espère. La tête a des doutes.