Les soldats sont massés en ligne, leur M16 prêtes à tirer à nouveau. Ils ont déjà tiré des lacrymogènes et l’air est devenu irrespirable en un quart de seconde, c’est affreux ! Près d’eux, deux jeep, avec tout l’attirail là encore, capable d’envoyer très loin, gaz, bombes… dont un nouveau type d’armes lançant automatiquement toute une série de balles à la fois. Je vois bien que l’un de ces soldats parle à l’autre en me regardant. Ils sont trois à venir vers moi. Je rentre vite mon appareil photo dans ma poche. De les voir venir, c’est plus fort que moi, je sens la peur en moi. Ils s’adressent à moi en anglais. Je réponds que je suis « French ». L’un d’entre eux s’adresse alors à moi en français, dans un français parfait. Il est très jeune :
– Qu’est-ce que vous faites ici, madame ?
– Je suis venue manifester- pour que la Palestine soit libre !
En cet instant, je vous assure, « on dit ce qui vient », d’autant qu’au même moment la tension à deux pas de nous monte. Les soldats, les autres, « canardent ».
– Vous savez que vous ne pouvez pas rester là ?
– Pourquoi ? Il y en a d’autres… Je veux rester là !
– Non, madame… Vous avez une carte de presse ?
– Non !
– Alors il faut que vous partiez. Vous habitez où ?
– A Naplouse !
– Nous, on fait notre boulot, madame et on vous dit que vous ne pouvez pas rester là !
– Il est pas joli votre boulot !
Ils ont tourné les talons, je regarde autour de moi et en effet, « de ce côté-là », il n’y a plus que quelques journalistes avec leur masque à gaz sur la tête qui, courageusement, filment les soldats. Je ne vais donc pas pouvoir rester là et ma préoccupation, c’est de rejoindre maintenant les manifestants « en face » à quelques 500 mètres de là, mais bien évidemment il est impossible de traverser cet espace extrêmement violent. Je me dis que je vais grimper par la colline et là, je devrais y arriver. Sur cette colline là, en principe il n’y a pas de problème. Sur la colline en face par contre, il y a danger. Des soldats sont postés en haut et tirent en direction des « petits jeunes » qui ont filé vers les habitations. La prison d’Ofer est en effet tout près de Betunia, elle-même à quelques kilomètres de Ramallah.
Ce qu’il faut savoir, c’est que le rassemblement en solidarité avec le prisonnier palestinien, Khader Adnan, en grève de la faim depuis 2 mois, a eu lieu à 11h. Mais dès 10h, de nombreux manifestants étaient présents et notamment des étudiants de l’Université de Bir Zeit (de Ramallah) que l’armée a repoussés dans la ville de Betunia, les empêchant ainsi d’être présents au rassemblement devant l’entrée de la prison. Ce rassemblement a été d’une grande dignité et émotion : la plupart des manifestants tenaient dans leurs mains des affiches avec le portrait de Khader Adnan. Côte à côte, en arc de cercle, ils ont pris la parole successivement : ces hommes, ces femmes, devant ces grilles, ces barbelés… avec, en fond, derrière ces grilles, toute cette armada guerrière, ces soldats harnachés jusqu’aux dents, jeeps, camions, miradors, cameras…l’image est difficile à dire en mots et pourtant elle est forte. Surtout, la pensée va très fort vers Khader Adnan et tous ces prisonniers palestiniens derrière ces barbelés, là-bas dans cette prison comme dans les autres geôles israéliennes où l’Etat d’Israël violente, humilie, torture, tue en toute impunité et en recevant même les félicitations de certains… qui le nomment « démocratie » !
Quand les soldats ont chargé, à la fin de ce rassemblement, nous étions massés devant les grilles elles-mêmes et ce que scandent les manifestants à ce moment précis a un ton tragique : les mains accrochées aux grilles, les mots prononcés font entendre la douleur, la révolte mais aussi l’appel à la conscience humaine. Beaucoup de ces manifestants ont des membres de leur famille dans ce lieu. Et donc, c’est à ce moment-là que les soldats ont chargé et c’est allé très vite. Avant de raconter, il faut que j’explique que quand on arrive à cette prison, sur le côté droit, se trouve une très modeste cahute en tôles où un jeune vend du café et quelques confiseries. Cet abri de fortune m’a servi de repli quand les soldats ont chargé et je peux assurer qu’avec les 3 ou 4 jeunes qui se trouvaient là comme moi, je pense qu’on n’était pas fiers. D’autant que nous avons eu droit comme tous à la suffocation des gaz lacrymogènes, tout le visage pique terriblement sans parler des yeux et la respiration semble à court ! Un Palestinien m’expliquera plus tard qu’il faut se mettre du coca sur le visage ou bien se frotter le nez, la bouche avec un oignon. La vision de ces soldats se ruant tout à coup hors de l’enceinte de la prison, en file indienne, visière rabattue et M16 pointée devant eux, je crois que je ne l’oublierai pas.
Une fois remise de ma respiration coupée, voilà que je reconnais l’accent français à deux pas de moi. Je fais ainsi connaissance avec Eloïse, jeune journaliste freelance, parisienne vivant à Ramallah. Nous n’avons pas le temps de nous tenir des discours mais c’est ok nous nous disons que nous allons nous revoir. Elle a quand même eu le temps de me demander si j’étais de Marseille… Et en suivant, Eloïse s’adresse aux quelques soldats restés devant les grilles : la colère, le dépit sont perceptibles dans sa voix. « Vos ancêtres, comme les miens, ont connu l’Holocauste, sont morts brûlés dans les camps et maintenant vous, vous faites la même chose ! Réfléchissez à ce que vous faites ! Vous faites souffrir tout un peuple, vous torturez, vous enfermez, mais un jour, vous serez jugés pour tous ces crimes ! Ici, c’est la Palestine, vous n’êtes pas chez vous ! » Ils l’écoutent sans rien dire. Est-ce que ça pense un soldat ? Certains pensent ! la preuve, ils ont créé l’association Breaking the silence, mais ce serait mentir de dire qu’ils sont nombreux… C’est Eloïse qui va aussi m’expliquer « de faire gaffe » parce que les balles en caoutchouc, c’est terrible, c’est pas du caoutchouc ou si peu, c’est de l’acier… et que le gros camion que je vois là-bas, il porte une citerne pleine d’« eau pourrie » et que s’ils décident d’envoyer ça, le jet porte loin et si tu reçois seulement même des éclaboussures, tu peux dire que tes habits sont fichus, c’est très toxique. Je vérifierai en effet plus tard l’odeur pestilentielle que laisse cette eau, c’est épouvantable.
J’ai pu ensuite rejoindre les manifestants en passant par la colline et c’est ainsi que je me suis retrouvée parmi la jeunesse. Car il faut dire ce qui est : ce qu’on nomme « les affrontements », qu’est-ce que c’est ? D’un côté, c’est le bras armé - surarmé - d’un Etat paranoïaque et violent (ce qui pourrait être une des définitions de cet Etat sioniste) et de l’autre côté, des jeunes gens - hommes et femmes voire même des très jeunes, c’est-à-dire des enfants. La démesure de la situation, je veux dire, la différence insoutenable qu’il y a entre les deux « opposants » est en soi seule déjà un crime contre l’humanité. Comment en effet ne rien penser, ne rien dire alors qu’il faudrait hurler… que toutes ces armes tournées vers ces manifestants, c’est vers des enfants qu’elles sont tournées. C’est connu mais il faut le dire et le redire : l’Intifada, les Intifada sont l’œuvre d’enfants ! De dire ça, ça me rappelle un congrès du PCF (en 1988 peut-être, je ne sais plus) où, en introduction et pour nous adresser à la délégation palestinienne présente, nous nous étions tous levés et avions scandé plusieurs fois cette phrase : « Gloire, gloire aux petits enfants qui avec des pierres chassent l’occupant ! » Je vous assure que ça n’a pas pris une ride, comme on dit.
Le « motif » du rassemblement ce jour, c’est par rapport à Khader Adnan qui maintient une grève de la faim depuis deux mois. Arrêté le 17 décembre 2011, placé en détention administrative, il a 33 ans et est père de deux enfants. Il vit à Arraba près de Jenin. Sa femme est enceinte. Khader est boulanger et en même temps il terminait un master en économie à l’Université de Bir Zeit. Le 17 décembre 2011 avant l’aube, les soldats israéliens ont attaqué la maison. Pour pénétrer, ils ont pris un autre Palestinien comme bouclier humain, l’obligeant à frapper à la porte et à appeler Khader. Celui-ci a alors été violemment sorti de chez lui, devant les yeux de ses filles et de son épouse. Yeux bandés, menotté, il a été jeté dans une jeep où les soldats l’ont frappé. En protestation contre les violences, contre les humiliations subies aussi lors de l’interrogatoire et contre la détention administrative prononcée le 8 janvier 2012, Khader a fait appel de la détention administrative et a entamé une grève de la faim .En dépit de son état, le juge militaire a « omis » de statuer sur l’appel. Khader est actuellement détenu dans un hôpital israélien à Safed où il est enchaîné à son lit bien qu’il soit à l’article de la mort. Qu’est-ce que la détention administrative ? Sous ce motif, les Palestiniens peuvent être incarcérés dans les geôles israéliennes sans inculpation ni jugement pour des périodes de 6 mois renouvelables indéfiniment. Selon les informations des prisons israéliennes, les autorités israéliennes détiennent 307 Palestiniens en détention administrative (décembre.2011) contre 219 début 2011.