Gaza. Lundi 17 décembre 2007
En mission pour la 9ème fois en Palestine (du 15 au 23 décembre), la 5ème fois à Gaza, nous opérons ce jour, le 17 décembre, trois patients programmés. Deux patients pour un transfert de tendons au niveau du poignet et de la main, l’un après paralysie nerveuse secondaire à une plaie par projectile au niveau du bras, juste sur le trajet du nerf extenseur du poignet et des doigts, l’autre chez un enfant de 4 ans, pour une séquelle de paralysie obstétricale, paralysie survenant à la naissance, au moment de la délivrance, par une traction excessive sur le bras.
Nous commençons notre troisième patient du jour, une greffe de nerf, pour réanimer la fonction d’une main, après un traumatisme balistique de l’avant-bras : point d’entrée interne, sortie en pleine face antérieure de l’avant-bras. Au passage, le projectile a dilacéré les deux nerfs principaux assurant la flexion et l’écartement des doigts. C’est alors que je perçois, en plein milieu de l’après midi -et semble être le seul dans la salle d’opération-, un bruit sourd et lointain. Peut-être une hallucination ! Je n’y prête pas plus d’attention sur le moment. Mais ce bruit ne restera pas isolé. Il se trame visiblement quelque chose. Je revis dans mes souvenirs, à cette même place, des instants identiques. Ma crainte de voir se répéter certains évènements difficiles, notamment lors de la nuit du 11 mars 2002, en pleine deuxième Intifada, m’a rendu depuis prudent et surtout attentif, consciemment ou non, à tout bruit, ne serait-ce que le banal claquement d’une fenêtre ou d’une porte. Les yeux rivés sur les optiques du microscope de fortune qui nous a été trouvé, et animé de la concentration nécessaire permettant de manier les micro instruments, mon esprit, libre de toute contrainte, s’emploie avec minutie à percer la rumeur qui monte. Mon cœur bat plus fort, je le sens bien mais ne le contrôle pas. Un liquide glacé me descend dans les jambes, et au passage me provoque quelques nouures dans le ventre, lorsque les sons commencent à se bousculer. Une crainte bien contenue, une forte inquiétude m’envahissent au fur et à mesure que les bruits se font plus fréquents et plus nombreux, ces bruits au sein desquels je distingue, entre les mors de ma pince et le reflet de mon porte aiguille, les vociférations et les grondements d’une foule qui se rassemble devant l’Hôpital Shifa. Une ambulance, puis une autre, au son perçant de leur sirène, s’engouffrent dans les urgences chirurgicales. Cette foule qui continue à s’amasser devant l’hôpital fait entendre le son des mitraillettes Kalachnikov qui claquent par salves interrompues de silences, rompant l’air ambiant fait d’excitation, de discussions agressives, de mouvements jusque dans l’enceinte même des urgences -nous savons qu’a priori les tirs sont ceux émis par des palestiniens désireux de marquer leur colère. Nous opérons, salle ouverte sur le couloir central, alors que passe en trombe un petit groupe d’hommes, des chirurgiens et des infirmiers, qui s’affèrent avec empressement sur un jeune patient de 15 ans. Il est entre la vie et la mort, étendu sur un chariot qui fonce vers une salle d’opération voisine, au niveau de laquelle, en levant le nez de mon microscope, je peux en partie voir et deviner ce qui s’y trame. Ce groupe de personnes, dont la vitesse d’exécution et l’agitation laissent présager du drame qui se déroule, déchire une atmosphère de bloc au préalable relativement paisible, alimentée des commandes verbales d’instruments et du bip/bip ininterrompu du scope, du côté des anesthésistes. L’adolescent a été victime, d’après ce qui nous a été dit, de ce qu’il est convenu d’appeler un « dégât collatéral ».
Nous apprendrons, qu’avec deux autres adolescents qui seront pris en charge au bloc opératoire, il est la victime malheureuse d’un attentat contre le commandant général des brigades Al-Quds du Jihad islamique, Majid Al-Harazin, âgé de 36 ans, ainsi que Jihad Ath-Thahir, son second âgé de 38 ans. Un missile a frappé la voiture dans laquelle ils se déplaçaient dans Gaza. La deuxième victime a été reçue peu de temps auparavant. Son passage au bloc opératoire nous a permis de constater des lésions de poly criblage thoracique, mais sans que sa vie ne soit mise en danger. De même, la troisième victime sera prise en charge par une autre équipe chirurgicale, pour des éclats de projectile à la racine d’une cuisse ayant entraîné des dégâts vasculaires, mais là de même, sans risque vital.
Le chariot déboule dans la salle d’opération où le jeune va être opéré. Nous apprenons qu’un projectile est allé se loger dans son thorax, entraînant une grave hémorragie. A l’arracher, aux urgences même, dans les conditions de l’extrême, c’est-à-dire avec une asepsie plus que sommaire, sans perte de temps aucune, le thorax a été ouvert pour tenter d’arrêter l’hémorragie et commencer un massage cardiaque interne. Les premiers points sur mon nerf permettent le rapprochement de la première partie de la suture nerveuse. Mes mains manient les instruments sans le moindre tremblement, comme si ces mains, par habitude, gardaient toute leur lucidité, leur presque automatisme, laissant le soin à mes oreilles de tout capter, à l’esprit et aux viscères de mon ventre celui de vaciller. Quelques manifestants, devant l’hôpital, se saisissant de haut parleurs, haranguent la foule qui grossit régulièrement, c’est du moins ce que les sons que j’épie me permettent de traduire. Les tirs sporadiques continuent à claquer, à fendre le grondement des voix de ces hommes amassés devant les urgences. Les mouvements se font plus pressants autour de l’adolescent. A peine en salle, les chirurgiens lui ouvrent la poitrine en sectionnant avec un gros ciseau le sternum, afin d’accéder au cœur. Le sternum fendu, le bilan lésionnel est fait, l’aorte est lésée, le cœur continue à être massé, des points sont posés sur cet grosse artère pour arrêter le saignement.
Nous terminons notre suture, l’esprit en alerte, concentré sur ce qui se passe dans la salle d’à côté. A un moment, un des infirmiers nous annonce que l’adolescent se meurt. Quelques instants après, le chirurgien généraliste qui a pris en charge ce jeune patient entre dans notre salle et nous annonce qu’il est tiré d’affaire, qu’il part en réanimation. « A Gaza, nous dit-il, nous devons faire face à toute situation ». Nous lui sommes reconnaissant d’avoir sauvé ce jeune palestinien. Pour nous, il s’agit d’un blessé. Et quelle que fut la couleur de sa peau, sa religion, sa culture, nous félicitons notre collègue chirurgien, non sans une certaine émotion : cet enfant aurait pu être mon fils aîné, qui au même moment, devait probablement rentrer du lycée, et débuter sa soirée de devoirs d’école.
Notre intervention achevée - elle paraît bien « dérisoire », cette chirurgie fonctionnelle, si l’on considère celle, vitale, que vient de subir ce jeune palestinien-, nous quittons notre salle d’opération pour regagner celle où les chirurgiens commencent à fermer le thorax et le sternum. L’enfant gît, endormi, ressemblant à tous ces enfants que l’on aime regarder alors que le sommeil les gagne, à ceci près que son sommeil est artificiel. Il n’ y aucun champ le recouvrant ou encore séparant, comme c’est de règle, la zone opérée de la tête où travaillent les anesthésistes. L’urgence a bousculé tout principe. Sous ce visage calme, dont la respiration est rythmée par le respirateur artificiel, nous observons ses poumons roses se remplissant d’air, se vidant ensuite, son cœur battant et battant, nous voyons sur ses organes la traduction de la vie, de cette vie que le projectile a bien failli lui prendre. Les chirurgiens ferment cette enveloppe osseuse qui protège ses organes vitaux, passant des fils de métal dans son sternum. La peau du thorax, les bras, les rares champs opératoires, sont maculés de sang, du sang de la blessure, du sang de la vie. Nous sommes là, immobiles, silencieux, à regarder, hagard, la fin de l’intervention. Les tirs au dehors se poursuivent par salves.
Pourrons-nous sans inquiétude entrer à l’hôtel Marna house où nous résidons durant le séjour ? Il était vingt deux heures lorsque notre intervention s’est terminée. Nous sommes là depuis 8h30 le matin. Un mélange de tristesse, de résignation s’empare de nos esprits déjà fatigués par le voyage récent, le long bloc du jour, les courtes nuits. Nous ressentons bien le malaise d’une situation qui pour nous, européens, est inhabituelle, choquante, mais ô combien fréquente, hebdomadaire…voire quotidienne pour les palestiniens, pour les adultes et les plus jeunes, pour ces enfants à l’esprit tellement vifs et ouverts à tout ce qui les entoure, apprenant de tout, observant tout, ce qui est bien comme ce qui est mal ou choquant pour leurs esprits fragile. Nous sortons de l’hôpital, alors que les tirs sont plus espacés, mais encore là. Des hommes vont et viennent, animés d’une grande agitation. Les armes sont sorties, en bandoulière pour les uns, à la main pour d’autres. Les hauts parleurs passent en boucle de longs messages destinés au plus grand nombre. Nous imaginons, pour l’avoir vécu à plusieurs reprises, que la télévision passe en boucle les évènements qui viennent de se produire : la vision des lieux du massacre, la vision des victimes affluant aux urgences de Shifa, et les urgences mêmes. L’Hôtel n’est qu’à 200 m de l’hôpital. Nous sommes quatre, et quatre nous restons, groupés comme un seul être. Nous ressentons les mêmes choses, le même malaise. Point besoin de s’exprimer, nous nous comprenons sans mot dire. Le silence qui nous gagne contraste avec les tirs qui retentissent ça et là, dans la nuit. La rue où se situe l’entrée de l’hôtel n’est pas éclairée et nous croisons quelques hommes. Qui sont-ils ? Sont-ils armés ? Il est temps d’arriver. Lorsque l’on regagne ce havre de paix qu’est Marna House, cette bâtisse située dans un écrin de lauriers et d’ibiscus, les tirs se poursuivent, mais nous avons maintenant une impression de sécurité.
Selon des sources médiatiques consultées le mardi 18 décembre, nous apprendrons que neuf militants des brigades Al-Quds du Jihad islamique, dont le commandant général, ont été assassinés entre la soirée et la nuit du lundi au mardi à Gaza, lors de différentes attaques aériennes israéliennes, et un dixième en Cisjordanie (http://www.info-palestine.net/). Pour Infolive.TV, les dix combattants ont été tués à Gaza. Par une autre source (RSR.Ch), nous apprendrons qu’en dehors des dix combattants du Jihad abattus, « cinq personnes » blessées ont été déplorées, dont une est décédé à l’hôpital.
En dehors de cet évènement, nous aurons vu encore, comme lors des autres missions, ces dizaines de jeunes hommes victimes de plaies par projectile, sources de séquelles au niveau de la fonction des mains ou de la marche, parfois d’amputations. Le 18 décembre 2007, sept consultants nous sont amenés pour une consultation, entre deux interventions chirurgicales, victimes de la même altercation deux mois auparavant (octobre 2007). Tous ont reçu un projectile dans la cuisse qui a entraîné soit une fracture du fémur, soit une lésion des vaisseaux, soit les deux, mais dans tous les cas une section du nerf sciatique, ce nerf responsable de la sensibilité du pied et surtout qui nous permet de marcher en relevant le pied pour passer le pas, et sans lequel, le pied tombe et empêche une déambulation normale. Il convient de prendre en charge ces jeunes patients chirurgicalement, et pour cinq d’entre eux du moins, une greffe nerveuse est nécessaire. Mais à Gaza, il n’y a pas de compétence pour une chirurgie qui est à programmer rapidement.
Sur le chemin du retour, nous arrivons au check-point de Erez –cette forteresse de béton et de barbelés entourée des ruines de maisons et d’industries –passage obligé au nord de la bande de Gaza, pour regagner Israël. Du côté palestinien, où nous attendons l’autorisation de nous présenter côté israélien, l’administrateur du Palestinian Children’s Relief Fund (PCRF) -organisme dont nous dépendons lors de cette mission -, alors présent sur place, me montre le dossier radiographique d’un adolescent de 15-16 ans pour savoir ce que l’on pouvait faire ; il a été victime d’un tir ; il est amputé des deux jambes et d’un bras !
Les faits rapportés ici, sans doute une goutte d’eau dans ce contexte chronique de guerre, les flash réguliers et souvent laconiques des médias télévisuels français concernant la bande de Gaza depuis mon retour ; tout cela me révolte. Quand cessera donc ce conflit entre deux nations que l’on souhaiterait, l’une comme l’autre, l’une et l’autre, souveraine et vivant dans la paix ?
Professeur Dominique Le Nen
Brest, mercredi 16 janvier 2008