Ariel Sharon a inspiré avec la
même passion haine et fascination.
Il a défiguré la Palestine,
ruiné le peuple palestinien, fait chuter
l’économie et aggravé les problèmes
sociaux en Israël. Il a été accusé et même
poursuivi plusieurs fois et jusqu’à la
veille de son accident cérébral pour malversations
financières, crimes de guerre,
poursuivi à ce titre et toujours menacé
de l’être. Malgré cela, il était devenu
l’homme providentiel de beaucoup
d’Israéliens, encensé comme « homme
de paix » par des dirigeants du monde et
plébiscité par une majorité de ses compatriotes.
Au moment de sa disparition
politique, la mémoire de tous ses crimes,
mensonges et malversations, semble
s’être effacée pour faire place à l’image
d’un homme qui serait devenu « porteur
d’espoir de paix ». Et pourtant...
Ariel Sheinerman - qui prendra en 1948
le nom de Sharon en référence à sa
région natale - est né en Palestine en
1928 dans une famille de nationalistes.
Son grand père, Mordechai, l’un des
dirigeants de l’organisation sioniste
mondiale, avait participé au premier
congrès sioniste de Bâle en 1897. Le
père d’Ariel, Samuel Sheinerman, avait
immigré en Palestine en février 1922
avec son épouse Vera. Il était un militant
sioniste passionné, et c’est dans
une atmosphère nationaliste que le jeune
Ariel a été élevé.
Pour faire accepter à certains de ses
compagnons le plan de partage de l’ONU
du 29 novembre 1947, David Ben Gourion
avait fait valoir que cette acceptation
n’empêcherait pas « la conquête
graduelle de toute la terre d’Israël » - la Déclaration d’indépendance de
l’Etat d’Israël ne définit pas les frontières
du nouvel Etat. Cet objectif guidera
l’action d’Ariel Sharon tout au long
de sa vie, la fin justifiant à ses yeux tous
les moyens.
Pas un soldat, un guerrier
Tout petit, il apprend de son père, très
individualiste, à dominer les autres par
la force. Jeune adolescent, il s’implique
dans l’organisation d’« autodéfense »,
la Haganah. En 1947, mobilisé, il commande
sa première opération « militaire
». Le jeune Ariel prend vite
conscience de l’ascendant qu’il exerce
sur les autres et très tôt il est convaincu
qu’il a pour mission de « sauver l’Etat d’Israël ». Cette
croyance, qui lui fera
confondre intérêt
personnel et intérêt
national, lui donnera
une détermination
acharnée et ni les tragédies
personnelles,
ni les échecs, ni les
défaites politiques
ne le détourneront
de sa volonté de parvenir
à son objectif.
Dans un pays où « ce
n’est pas l’Etat qui a une armée mais
l’armée qui a un Etat » [1], il opte pour
la carrière militaire en 1949.
En 1950, Ariel Sharon suit une formation
de commandant de bataillon (dirigé
par Yitzhak Rabin) puis est officier des
renseignements de la région nord (commandée
par Moshé Dayan). Il se révèle
avoir du charisme, un vrai talent militaire
et de l’audace. Son principe est
qu’il faut provoquer chez les Arabes un
sentiment de défaite. Pour cela il faut
frapper fort. Quand la force ne marche
pas, il faut frapper plus fort. Sa devise
: attaquer par surprise quand l’ennemi
s’y attend le moins là où il s’y attend le
moins et savoir employer la ruse. Cela
le conduit à des débordements. Il critique
l’état-major et interprète les ordres
avec beaucoup de liberté. Enfin la ruse
est souvent chez lui synonyme de mensonge
[2]. Son idéal est Eretz Israel, le
grand Israël pour les Juifs du monde
entier, qui seuls à ses yeux comptent.
Pour lui les valeurs universelles n’existent
pas. Les Palestiniens ont un Etat,
et c’est la Jordanie.
Du 30 juillet à décembre 1953, il commande
l’unité 101 dont le but est de lancer
des actions de commando à partir
du territoire israélien contre les combattants
palestiniens en Cisjordanie et
dans la bande de Gaza. Le 14 octobre,
il détruit à l’explosif 45 maisons du village
de Kibia sous les décombres desquelles
on retrouve 69 morts, principalement
des femmes, des enfants et des
vieillards.
Après la dissolution de
l’unité 101, Sharon
devient commandant des
parachutistes de Tsahal et
accède en 1954 au grade
de lieutenant-colonel. Il
réussit plusieurs opérations
militaires. Dans
l’aventure du canal de
Suez en 1956, l’unité de
Sharon est prise le 31
octobre dans une embuscade
au col de Mitlé qu’il
avait emprunté au mépris
des ordres. Après ce fiasco, Sharon est
éloigné de l’état-major et il va étudier
un an à l’école britannique d’instruction
militaire de Kimberley.
Yitzhak Rabin, alors chef d’état-major,
le rappelle pour lui confier le commandement
de la région nord. Puis le commandement
en chef du département de
l’instruction. Sharon est élevé au grade
de général le 20 février 1967. Dans la
guerre de 1967, il mène une offensive
victorieuse dans le Sinaï qui lui vaut un
vibrant hommage de tous les généraux
israéliens et la constitution autour de lui
d’une cour de journalistes.
Après une nouvelle crise avec l’état-major,
il décide de faire de la politique.
Mais il est rappelé le 1er août 1969 pour
commander la région sud. C’est là que,
de 1971 à 1973 il met en coupe réglée
la bande de Gaza, l’entoure d’un mur de
sécurité de 85 kilomètres, détruit des
milliers d’habitations
dans les camps de réfugiés
et ouvre même
des camps d’internement
dans le Sinaï dont
l’un, au mépris de
toutes les règles de
droit, enferme les
familles de prisonniers
palestiniens. Il
implante des colonies
juives dans le Sinaï
(dont la ville de Yamit)
et dans la bande de
Gaza (Goush Katif).
En 1972, renonçant à son rêve de devenir
chef d’état-major en raison de l’opposition
de généraux, il quitte la carrière
militaire et s’engage en politique. Il est
rappelé pour participer à la guerre du
Kippour qui fait de lui un héros (malgré
ses actes répétés d’insubordination).
L’homme politique
En politique, il a toujours visé le sommet.
Il mène sa carrière en ne laissant rien
au hasard, sûr de lui, guidé par la foi en
sa mission de « sauver l’Etat d’Israël ».
Il s’agit pour lui, d’abord, d’affaiblir le
parti travailliste pour amener la droite au
pouvoir. Il joue un rôle actif dans la
création du Likoud et est élu à la Knesset
en 1973. Il en démissionnera en 1975.
Il sera successivement conseiller spécial
à la sécurité de Yitzhak Rabin (1975),
ministre de l’Agriculture et chargé de
la colonisation dans le gouvernement
Likoud (1977), ministre de la Défense
(1982), ministre du Commerce et de
l’Industrie (1984-90), ministre de la
Construction et du Logement (1990-
96), ministre des Infrastructures nationales
(1996), ministre des Affaires étrangères
(1998).
Quand, en 1982, il accède au poste tant
convoité de ministre de la Défense sous
le deuxième gouvernement Begin, il
lance l’invasion israélienne du Liban en
en cachant l’ampleur et l’objectif réel
à son chef de gouvernement. Il présente
« Paix en Galilée » comme une opération
limitée, de courte
durée, destinée à empêcher
les attaques palestiniennes
à partir du
Liban sur le nord
d’Israël. Mais Tsahal
va jusqu’aux portes de
Beyrouth et, en septembre,
suite à l’assassinat
de leur chef
Béchir Gemayel, les
milices chrétiennes,
avec l’aide de l’armée
israélienne qui reste à
l’écart, massacrent plusieurs centaines de Palestiniens sans
défense (dont beaucoup de femmes et
d’enfants) dans les
camps de Sabra et
de Chatila à Beyrouth
ouest [3]. C’est
la consternation et
l’indignation dans le
monde et en Israël.
Une commission
d’enquête (la commission
Kahane) est
mise sur pied par le
gouvernement israélien.
Elle conclut, en
essayant de minimiser
le rôle de l’armée
israélienne, à la responsabilité
indirecte
du ministre de la
Défense et le
contraint à la démission
le 14 février
1983. Le journaliste
Uri Dan, un ami
proche, prononce alors une phrase prémonitoire
: « Celui qui n’a pas voulu de
Sharon comme chef d’état-major l’aura
eu ensuite comme ministre
de la Défense, et celui qui
n’en a pas voulu comme
ministre de la Défense le
retrouvera Premier
ministre. » [4]
A tous les postes qu’il a
occupés, Ariel Sharon
pousse la colonisation de
la Cisjordanie, de Jérusalem [5] et de la bande de
Gaza (sans parler du Sinaï
et du Golan) malgré
l’opposition américaine
et européenne. Il a aussi
été un artisan inlassable de
l’immigration vers Israël
(Russes, Falachas d’Ethiopie,
Français...)
Le but de cette activité de
colonisation est de couper les territoires
palestiniens et de les préparer à leur
annexion par Israël. Mais Sharon, qui justifie
toujours le morcellement des territoires
palestiniens par des « nécessités de
sécurité », va progressivement changer
de discours et se référer à la légitimité
biblique. Sharon, tout à fait laïque, a
compris dès 1967 que c’est dans les
rangs du sionisme « idéologique » qu’il
trouvera les vrais défenseurs de la cause
du grand Israël et il tisse des liens étroits
et permanents avec le Goush Emounim
(bloc de la foi) dont il sera le soutien le
plus fidèle.
En 1998, alors qu’il est chef de la diplomatie
israélienne dans le gouvernement
de Benyamin Netanyahou, il ira même
jusqu’à lancer aux colons un vibrant
appel pour qu’ils aillent s’installer sur
les collines, encourageant les « avant-postes
illégaux ». C’est le « mouvement
des collines ». [6]
Ariel Sharon est élu chef du Likoud le
2 septembre 2000. Après sa provocation
sur l’Esplanade des Mosquées le
28 septembre, élément déclencheur de
la seconde Intifada, il devient premier
ministre le 6 février 2001.
En quatre ans à ce poste, il a appliqué
sans retenue tous ses principes et utilisé
ses méthodes de façon systématique. En
particulier, il a, lors de l’opération Rempart
de 2002, multiplié les opérations
militaires et les assassinats dits « ciblés »
pour briser la résistance armée palestinienne,
réoccupé toutes les zones autonomes
palestiniennes selon les accord
d’Oslo, détruit toutes les infrastructures
de l’Autorité nationale palestinienne,
anéanti l’économie palestinienne, accéléré
les activités de colonisation et
construit le Mur pour « effacer la Ligne
verte » et préparer l’annexion de vastes
territoires de la Cisjordanie. Il a isolé,
séquestré, le président palestinien Yasser
Arafat, son ennemi de toujours,
jusqu’à sa mort le 11 novembre 2004. Il
a réduit en ruines une partie de la bande
de Gaza. Enfin il a multiplié les
manoeuvres dilatoires pour ne pas avoir
à négocier avec les Palestiniens... parce
qu’en fait, il n’avait rien à proposer
d’acceptable par eux, et il le savait trop
bien.
Ariel Sharon a-t-il « changé » ?
D’une part, Ariel Sharon voulait aller
vite, profitant de la présence de George
W. Bush à la présidence des Etats-Unis.
L’amitié et le soutien inconditionnel que
ce dernier lui assurait étaient essentiels
pour mener à bien son projet. Mais le président
américain, embourbé en Irak, avait
besoin de progrès dans le conflit israélopalestinien
et lui demandait des gestes.
D’autre part, les projections démographiques
actuelles indiquent que les
chiffres de la population verront dans
l’avenir augmenter les Palestiniens et
feront basculer la petite majorité démographique
juive. Les démographes ont
calculé que, avant 2020, un total de 15,1
millions de personnes vivront sur la terre
de la Palestine historique : les Juifs y
seraient alors une minorité de 6,5 millions
de personnes. En outre, même à
l’intérieur des frontières d’Israël, la population
juive se réduira en près de vingt
ans de son actuelle majorité de 81% à une
majorité de 65%. Ainsi, le camp favorable
à l’annexion s’est trouvé dans une
situation impossible : un impératif nationaliste,
posséder la terre, contre l’autre
impératif nationaliste, l’assurer d’être
une majorité juive massive. Comme premier
ministre, Sharon a compris qu’il
devait créer sur sa politique un consensus
aussi bien
interne qu’international.
Il a compris
qu’il est impossible
d’atteindre des
objectifs à long
terme avec la seule
force.
Dans les derniers
temps, sa rhétorique
a été relativement
modérée et ambiguë,
contrairement
à ses actions sur le
terrain. Il a déclaré
plusieurs fois que
les Palestiniens ont
droit à leur Etat. A première vue, cela est
apparu comme un total changement de
position. Sharon a dit à ses électeurs que
la paix pourrait être obtenue mais que cela
demanderait des « concessions douloureuses
de la part d’Israël ». Il a dit d’autre
part que dans les cinq ans environ on
devrait instaurer un Etat palestinien, et
il a refusé de retirer cette déclaration,
même face aux pressions des politiciens
d’extrême droite.
Ariel Sharon a trouvé la feuille de route
de Bush très utilisable. Le 5 novembre
2002, Sharon déclare à Herzliya qu’avant
la mise en oeuvre de la feuille de route
proposée par George Bush, Israël aurait
créé en Cisjordanie une surface contiguë
de territoire permettant aux Palestiniens
de voyager de Jénine à Hébron
sans passer à travers des blocs de colonies.
Il a ensuite dit qu’Israël aurait pris
des mesures comme « créer la continuité
territoriale entre les centres de population
palestiniens ». Ce qui veut dire se
retirer des principales zones urbaines
surpeuplées dans le but de préserver une
solide majorité juive, pendant que les
Palestiniens auraient encore à faire « un
effort sincère et réel pour arrêter le terrorisme
». Une fois terminées les réformes
demandées à l’Autorité palestinienne, le
second Sharon s’attaquerait à la phase
suivante du plan de Bush : l’instauration
de l’Etat palestinien sur ces enclaves.
Le retrait unilatéral de la bande de Gaza,
le démantèlement des colonies à Gaza
et de petites au nord de la Cisjordanie,
et surtout la construction du Mur (auquel
il avait toujours été hostile auparavant,
craignant qu’il ne marque
une frontière d’Israël), ont
signifié une nouvelle doctrine
politique et une stratégie
visant à imposer aux
Palestiniens et à l’opposition
interne une frontière permanente.
L’intention de
Sharon était évidente : l’Etat
palestinien aurait été formé
de quatre enclaves autour
des villes de Jénine,
Naplouse, Hébron et la
bande de Gaza, sans continuité
territoriale. Le projet
de relier les enclaves avec
des tunnels et des ponts
implique une forte présence militaire
israélienne dans presque toutes les autres
parties de la Cisjordanie. L’unique problème
de ce « plan de paix » est qu’aucun
dirigeant palestinien n’accepterait un
Etat aussi fragmenté, après avoir déjà
renoncé à 78% de la Palestine historique.
Les actions et les déclarations du premier
ministre par intérim actuel, Ehoud Olmert,
montrent que pour ses héritiers, le message
que laisse Sharon est clair.
Sylviane de Wangen.