Elles sont plusieurs centaines à s’installer chaque jour aux abords des check points, aux heures de pointe. Observer, noter, dissuader. Par leur présence, elles entendent adoucir le comportement des soldats israéliens vis-à-vis des Palestiniens de passage. Roni Hammermann, 68 ans, est l’une d’elles. Militante de la deuxième heure, elle a commencé à s’engager à la fin des années 1980. « C’était la première Intifada ; de nombreux mineurs étaient emprisonnés. J’ai adhéré à un groupe qui faisait le lien entre ces enfants et leurs familles. Nous assurions également leur défense. » En 2001, la bibliothécaire tombe sur un rapport évoquant les postes de contrôle israéliens. Le récit d’une Palestinienne contrainte à accoucher sur le sol faute d’autorisation de circuler la bouleverse. Mère de deux enfants, elle décide de rejoindre MachsomWatch, association de quelques femmes scruteuses de check points [1].
Elles sont aujourd’hui 350, aux aguets de 34 points de passage, les principaux. MachsomWatch est une affaire de dames : « La société israélienne est très militarisée. Après leurs trois années d’armée, les hommes retournent chaque année au service. Les femmes, elles, se contentent de deux ans de régiment. Nous sommes, dès lors, un peu exclues du discours militaire. Nous nous sentons davantage appartenir à la société civile. Si un homme était dans l’équipe, il ne pourrait s’empêcher de causer armée avec les soldats. Nous offrons un regard neuf. Nous avons un autre rapport aux Palestiniens car nous ne sommes pas des recrues potentielles. »
Née en 1940 à Tel-Aviv d’un père autrichien et d’une mère hongroise, Roni Hammermann est retournée très jeune en Europe, juste à la fin de la guerre. Son père, communiste, était persuadé qu’il pouvait construire une « nouvelle société » sur le Vieux Continent. A la fin de ses études, la jeune fille décide de repartir en Israël, elle aussi investie par la nécessité : « Je ne savais pas trop ce que j’allais y faire, mais je savais que je devais y retourner. » Quarante ans après, elle s’attache à rendre son pays meilleur.
Par groupe de deux ou trois, les femmes s’installent chaque matin et chaque soir à côté des fantassins de leur contrée. La mission est double : empêcher un certain nombre de vexations et d’exactions, mais aussi consigner toutes les observations dans des rapports régulièrement envoyés à la Knesset, le parlement israélien. Les relations avec les militaires sont assez houleuses. « Au départ, elles n’étaient pas mauvaises. Ces jeunes pourraient être nos fils et nous pourrions être leurs mères. Mais lorsqu’ils ont commencé à lire nos comptes rendus, lorsqu’ils ont entendu nos critiques, ils sont devenus beaucoup plus agressifs. Ils nous considèrent comme étant de l’autre camp », note la grande dame aux cheveux courts. Régulièrement, les soldats essaient d’empêcher Roni Hammermann et ses acolytes d’approcher. Certains tracent un trait au-delà duquel les femmes n’ont pas le droit d’aller. Elles le franchissent immanquablement, se font arrêter parfois pour être libérées quelques heures plus tard.
C’est avec les colons qu’a lieu le véritable affrontement. L’ancienne bibliothécaire s’est fait asperger d’eau, a reçu des insultes et des menaces. Parfois, un groupe tente de pousser les militantes à bout, tandis qu’un individu filme discrètement la scène, espérant un éclat de violence qui pourra être utilisé contre Machsom Watch. « Ils nous détestent car nous clamons haut et fort que les check points ne sont pas une affaire de sécurité. Et lorsqu’ils le sont, il s’agit uniquement de la protection des colons, pas de celle de la population israélienne », argue Roni Hammermann.
Pour elle, ces points de contrôle éparpillés à travers le territoire - dont 85% ne sont pas aux frontières mais à l’intérieur des terres - constituent en soi une violation des droits des Palestiniens, une punition collective. « Empêcher les Palestiniens de circuler librement est une formidable mesure de répression car elle concerne tout le monde ; les enfants qui doivent se rendre à l’école, les malades qui doivent se faire soigner... Tous ne sont pas maltraités ou empêchés de traverser, mais tous doivent passer par ces postes de vérification. Ils ont besoin d’autorisation pour eux, pour leur voiture, leurs marchandises ; il y en a toujours de nouvelles. Cela trouble passablement leur quotidien. Quant aux jeunes hommes de 16 à 30 ans, ils n’ont tout simplement pas le droit de se déplacer car ils sont considérés comme potentiellement les plus dangereux. Or ce sont justement eux qui ont à charge des familles et qui doivent aller travailler », dénonce la passionaria.
MachsomWatch, dès lors, essaie d’éviter que d’autres injustices ne s’ajoutent à celle-ci. La liste des mauvais traitements notés par la sexagénaire en dix-sept ans de service est longue et variée. Ici, un homme souffrant empêché de traverser et mis à l’isolement pour avoir osé protester. Il s’effondrera dans sa cellule. Là, un père de famille dont le contenu du sac est dispersé sur le sol, une arme pointée dans sa direction, sa femme et ses enfants à côté de lui. Des heures d’attente pour tous, parfois pour rien, lorsque le jeune soldat décide qu’on ne passe plus.
"Les militaires partent du principe que les Palestiniens leur mentent ou estiment que « de toute façon, ils sont toujours malades », ce qui est vrai d’une certaine manière, comment être en bonne santé en vivant dans ces conditions", s’énerve l’observatrice. "Tout cela fabrique une rage contre Israël, un véritable terreau pour la radicalisation." Quand les dames sont là, au moins, les offenses diminuent et les files avancent. Mais Roni Hammermann ne se fait guère plus d’illusions. Les relais de l’ONG à la Knesset se comptent sur les doigts d’une main. "Nos rapports ne sont jamais remis en cause, mais ça s’arrête là ; le gouvernement se fout de ce que nous pouvons bien dire. Quant à l’armée, ils nous invitent de temps en temps à boire un café, seulement parce que c’est bien pour leur image."