« Yasser Arafat a transformé des réfugiés dispersés en un mouvement national [1] » . C’est ce que retient l’architecte et écrivaine palestinienne Souad Amiry au lendemain du décès, en France, du Président Yasser Arafat, le 11 novembre 2004. Schizophrénie ? Souad Amiry n’hésite pas à lâcher le mot : d’un côté, la critique sans concession d’une méthode de pouvoir, de l’autre, la désolation presque incrédule d’une foule, toutes générations confondues, qui « n’hésite pas à ravir aux officiels les obsèques de Yasser Arafat à Ramallah » [2]
La multitude palestinienne a alors bravé les couvre-feux, submergé les check-points, transformant les funérailles en hommage populaire, en élan individuel et collectif, comme un moment de communion nationale, repoussant la lisière du temps. Comme pour s’approprier un moment historique, le dire dans le geste, et saluer ainsi celui qui, contre vents et marées, aura de fait incarné le mouvement de libération nationale palestinien. « Il demeurera pour moi, pour nous, le résistant qui, par delà louanges et critiques, fondées ou irrecevables, ne s’est jamais renié quand l’essentiel était en jeu : ramener son peuple à la visibilité et le sortir de l’absence forcée dans laquelle ses ennemis avaient rêvé de le voir disparaître », écrivait l’historien palestinien Elias Sanbar [3], tandis que le Président Arafat luttait encore contre la mort à l’hôpital militaire de Percy. Ce jour-là, dans un mouvement collectif des corps, la foule semble aussi s’approprier le temps lui-même.
L’antienne israélienne de l’« ère nouvelle »
« Une ère nouvelle » : nombre de commentateurs, de Washington à Tel-Aviv, ce 11 novembre 2004, exhibent leur jubilation. Célèbrant la disparition du président palestinien, ils entendent aussi écrire une nouvelle page d’une histoire répétée à l’envi, qui impute aux dirigeants palestiniens la responsabilité de l’impasse politique. Ce discours d’une « ère nouvelle » prolonge commodément l’inversion des termes et des responsabilités du conflit, martelée par les gouvernements israéliens successifs, en particulier depuis l’échec de la négociation de Camp David.
Il y a certes les débordements de haine ; l’arrogance raciste d’un Tomy Lapid, ministre israélien de la Justice, pour qui l’on n’enterre à Jérusalem que « les rois des juifs » et non « les terroristes arabes » (sic). Il y a l’exécration sans surprise d’un Ariel Sharon pour son ennemi intime. A la mort de celui-ci, explicitement souhaitée, si souvent cherchée et si précocement annoncée, il proclame la disparition d’un « terroriste ». Mais se joue aussi ce qui accompagne le conflit depuis le début : la réquisition d’une écriture officielle de l’histoire, devenue enjeu politique.
Comblé par la réélection triomphale de George W. Bush, Ariel Sharon, qui a fait de l’achèvement du processus de dépossession-annexion de 1947-48 son but ultime, ajuste ses prétentions. Il négocie avec les travaillistes les contours du retrait unilatéral d’une bande de Gaza ravagée et ceux de l’annexion souhaitée d’une partie de la Cisjordanie. Mais, évoquant une période radicalement nouvelle, il incrimine de nouveau Yasser Arafat pour mieux dédouaner la politique coloniale israélienne. Le président palestinien sera triplement accusé d’avoir préféré coller aux aspirations nationales du peuple palestinien plutôt que de devenir chef d’Etat en acceptant « l’offre généreuse » de la renonciation au droit en guise de paix ; de s’être trompé de stratégie en soutenant l’Intifada palestinienne voire en commanditant les attentats que pourtant il n’a eu de cesse de condamner ; et d’avoir troqué la démocratie contre l’autoritarisme. Un discours repris, notamment depuis cette Intifada, par une administration américaine soucieuse de légitimer la
« guerre préventive », de délégitimer le droit, de définir comme « terroristes » les cibles qu’elle se choisit, et de remodeler la région.
Revenir sur l’histoire relève donc moins ici de l’hommage au résistant et au chef d’Etat que de l’exigence politique. Habituée à la critique, qui n’a jamais épargné la direction palestinienne, ni quant aux stratégies de résistance ou de négociation, ni quant à la gestion du pouvoir, la société palestinienne ne se privera sans doute pas de son droit d’inventaire sur la personne de Yasser Arafat. Elle n’en revendique pas moins le droit de désigner ses représentants, et de voir reconnue la légitimité de sa résistance.
C’est en quelque sorte le message de Paris. La France a accueilli le président Yasser Arafat pour tenter de lui prodiguer des soins inaccessibles en Palestine occupée. A sa mort, Paris lui a rendu l’hommage dû à un chef d’Etat. Le geste et le message s’inscrivent dans une continuité diplomatique qui, en dépit de ses carences et
du refus de toute pression sur la puissance coloniale, a pourtant su affirmer la légitimité d’un Président élu, partenaire incontournable d’une négociation à substituer à l’unilatéralisme militaire, pour permettre l’émergence d’une solution politique fondée sur le droit.
Un mouvement de libération authentiquement national
« Quand les générations futures se pencheront sur l’histoire du XX e siècle, sans doute verront-elles dans la lutte des opprimés et des colonisés pour la liberté et l’autodétermination l’un des traits les plus marquants de cette époque. (...) La fin de l’apartheid en Afrique du sud a marqué de son empreinte cette longue lutte pour l’émancipation des peuples opprimés. (...) Mais la liesse, chez nous, a été ternie par la conscience que nous avions que l’abolition de l’apartheid ne sanctionnait pas la dernière étape des luttes historiques en faveur de l’autodétermination des peuples. J’ai alors eu une pensée toute particulière pour le peuple palestinien, pour son combat sans relâche. Et l’image de celui qui avait pris la tête de cette lutte, Yasser Arafat, n’a cessé d’être présente à mon esprit (...). Ce fut lui qui inscrivit la question palestinienne à l’ordre du jour de la communauté internationale (...) », écrit Nelson Mandela, dans sa préface à la biographie de Yasser Arafat par le journaliste israélien Amnon Kapeliouk. [4]
C’est en octobre 1959 que Yasser Arafat fonde au Koweit ce qui deviendra la principale composante de l’OLP, le Fatah. On est alors douze ans après le partage de la Palestine historique, onze ans après la création de l’Etat d’Israël, l’exil forcé d’une partie essentielle de la population palestinienne dont les terres et les biens sont confisqués. Une colonisation de peuplement, de « remplacement » d’un peuple, est à l’œuvre. Après la
Nakba (« catastrophe »), celle du déni d’existence, de l’effacement des traces de sa présence, de sa culture, de sa mémoire, il s’agit d’abord, souligne Elias Sanbar, de restituer un nom, « Palestine » [5]. Le Fatah n’est pas un parti politique, mais un mouvement, large, diversifié, alors principalement composé de réfugiés. Le retour, « al-awda », sera le premier mot d’ordre de la résistance. Une nouvelle génération de dirigeants palestiniens émerge, restituant peu à peu visibilité et fierté nationale.
En 1967, Israël occupe la Cisjordanie, la bande de Gaza, Jérusalem-Est, le Golan syrien et le Sinaï égyptien et consacre la défaite des armées arabes régulières. Paradoxalement, l’occupation et la défaite arabe mettront en lumière la nécessité de l’appropriation par les Palestiniens eux-mêmes de leur lutte nationale sans la confier aux Etats arabes, même s’ils ne disposent pas alors de base étatique et mesurent la dépendance qui en résulte. L’OLP, fondée en 1964, devient alors réellement palestinienne.
Se posent dès lors les questions qui ne cesseront d’émailler l’histoire de l’OLP et d’en fonder les étapes : comment concilier l’indépendance du mouvement et des relations diplomatiques efficaces, en particulier avec des Etats arabes considérés pour une grande part comme corrompus et impuissants, comment orchestrer des avancées stratégiques et politiques et maintenir l’unité nationale, au sein d’un mouvement de libération qui, contrairement à tant d’autres, n’a jamais avancé dans la pratique de la purge ? Débats toujours difficiles ; conflits souvent violents au sein de l’OLP, dans un contexte de guerre froide et de tentatives parfois réussies de manipulations ou de mises sous tutelle par les régimes arabes. Quelle a été la part de Yasser Arafat et de son mouvement dans ces débats et dans leurs avancées ? Les historiens, déjà, se sont penchés sur un sujet qui reste à relire [6]. On ne peut ici prétendre qu’en rappeler succinctement des étapes clefs.
Le droit à l’autodétermination
En 1967, il s’agit à la fois de définir des objectifs et de valider une stratégie. L’OLP s’appuie d’abord sur la résistance armée. Comme lors de la bataille de Karameh, en Jordanie, en 1968. Malgré de lourdes pertes palestiniennes, elle marque la première défaite symbolique israélienne sur le terrain. La population ne s’y trompe pas. C’est dans ce contexte qu’en 1969 Yasser Arafat est élu président de l’OLP et engage le débat, à la fois stratégique, donc, et quant aux objectifs du mouvement.
La lutte armée se limitera ainsi peu à peu à n’être que l’une des voies de la libération, tandis que progressera la recherche de relations diplomatiques toujours fragiles. Quant au projet politique, il sera d’abord celui d’un Etat démocratique sur toute la Palestine, multiconfessionnel, où vivraient côte à côte et avec les mêmes droits musulmans, juifs, chrétiens, à l’opposé d’une vision de séparation ethnique à l’œuvre sur le terrain. Le constat du refus israélien irréductible d’un tel Etat amènera plus tard à reconsidérer la question du partage.
Entre les massacres de Septembre noir de 1970, en Jordanie, où les forces bédouines et le pouvoir hachémite parviennent à éliminer une partie de la résistance, puis, douze ans plus tard, le départ de Beyrouth, l’OLP sera amenée à reconsidérer sa stratégie. Le Fatah, de son côté, désapprouvera les attentats contre des cibles civiles, inaugurés par certains des cadres de son mouvement se constituant en organisation « Septembre noir » ; la direction du Fatah critiquant, au-delà des aspects éthiques, leur contre-productivité politique et ce qu’ils représentent d’illusoire comme substitut à la mobilisation politique.
Mais c’est aussi autour de la question territoriale - et donc du projet national - que se nouent les débats et que se profilent les étapes politiques de l’OLP. Car, si la résistance est née dans les camps de l’exil et l’espoir du retour, elle s’organise peu à peu aussi dans le territoire occupé. La question d’une « autorité nationale palestinienne » y est soulevée, officiellement dès 1973. En 1974, lors du XII e Conseil national palestinien (parlement de l’OLP en exil), Yasser Arafat en fera adopter le principe « sur toute partie du territoire libéré ». Première étape d’une évolution de l’OLP jusqu’au compromis historique de la reconnaissance d’un partage attribuant de fait à Israël 78% du territoire de la Palestine mandataire, et à la Palestine 22%...
Cette même année 1974, et aux lendemains de la guerre d’octobre 1973, du haut de la tribune des Nations unies, le président de l’OLP s’adresse à la communauté internationale. L’histoire a retenu sa conclusion : « je suis venu en tenant dans une main un rameau d’olivier, dans l’autre un fusil de révolutionnaire. Ne laissez pas le rameau vert tomber de ma main. La guerre a éclaté en Palestine, mais c’est en Palestine que naîtra la paix ». Pour la première fois, un dirigeant de mouvement de libération nationale est ainsi invité aux Nations unies. Le droit du peuple palestinien à un Etat n’est pas encore à l’ordre du jour, mais le droit des peuples à l’autodétermination vient de marquer un point.
La marche sera encore longue, contrariée par les jeux d’intérêts souvent sinistres des Etats arabes, Jordanie, Egypte, Liban, Syrie... Puis, peu après les accords de paix israélo-égyptiens, par l’invasion israélienne du Liban en 1982, marquée par les bombardements des populations civiles libanaise et palestinienne jusqu’à Beyrouth, et suivie du départ des combattants de l’OLP de Beyrouth pour Tunis et du démantèlement de ses activités sociales. La communauté internationale, elle, laisse les réfugiés à leur sort tragique.
Sans doute les années qui suivront seront-elles parmi les plus noires de l’histoire à la fois inter-palestinienne, mais aussi de ses liens avec les Etats arabes. Ce sera notamment la guerre des camps, alimentée par les ambitions syriennes.
La direction de l’OLP, le Fatah en particulier, cherche dans ce contexte à sortir des impasses des relations bilatérales : les négociations avec l’Egypte ou la Jordanie en témoignent, qui feront l’objet de nouvelles et profondes divisions palestiniennes. Se joue aussi là, cependant, la capacité de l’OLP à décider seule de son destin. La réunification de l’OLP sera scellée au CNP d’Alger, en 1987.
Deux peuples, deux Etats
En décembre 1987, la première Intifada recentre le combat national sur le territoire occupé lui-même. « Deux peuples, deux Etats » en sera le mot d’ordre ; et celui de l’appel à « la paix des braves » lancé par Yasser Arafat lors du Conseil national palestinien d’Alger de novembre 1988 où est adoptée la Déclaration d’Indépendance. A Paris, le 2 mai 1989, Yasser Arafat déclarera « caduque » la charte de l’OLP.
La première négociation israélo-palestinienne et israélo-arabe s’ouvre à Madrid après la première guerre du Golfe en 1991. Le contexte international a changé. La « Déclaration de principes » négociée à Oslo et ratifiée à Washington le 13 septembre 1993 entérine une double reconnaissance, mais dissymétrique, entre l’Etat d’Israël d’une part, l’OLP de l’autre. La négociation prévoit « l’échange de la paix contre les territoires », mais n’est pas placée sous le parrainage des Nations unies. Oslo entérine un processus par étapes, laissant à la fin la négociation sur les dossiers essentiels. Des compromis et, plus largement, une stratégie, jugée inacceptables par une sérieuse opposition, y compris au sein du Fatah.
Durant cette période, le nombre de colons est multiplié par deux C [7]. Dans le même temps, pour la première fois depuis un demi-siècle, a commencé un mouvement de retour de Palestiniens sur leur terre. Yasser Arafat est élu président ; avec le Conseil législatif élu, se mettent en place les embryons d’un Etat à naître.
A Camp David, en juillet 2000, se dessinent les bases de la politique israélienne actuelle et du discours qui l’accompagne. Y revenir est donc décisif. Comme le révélera plus tard le conseiller américain Robert Malley, la délégation palestinienne revendique une négociation, finale, fondée sur le droit international dont il s’agit de débattre les modalités d’application dans l’intérêt des deux parties ; la délégation israélienne, elle, exige l’abandon préalable du droit international. Son « offre généreuse » se résume à la restitution d’un territoire réduit et surtout morcelé, avec une souveraineté amputée, notamment à Jérusalem-Est (même si l’avenir de Jérusalem vient d’être pour la première fois négocié), et au rejet du droit au retour... Le refus du Président Arafat de cette renonciation alimentera la campagne israélo-américaine : « premier obstacle à la paix », il serait aussi la confirmation de l’absence d’interlocuteur palestinien. Les négociations de Taba, interrompues par Ehoud Barak en janvier 2001, comme la poursuite des pourparlers entre les promoteurs israélo-palesiniens de « l’initiative de Genève », diront pourtant que des avancées étaient possibles.
La suite est connue. Répression blindée de l’Intifada, éradication des infrastructures nationales palestiniennes... Reste pourtant que, repoussée à 2009 par un George W. Bush impérial, la question de l’existence d’un Etat palestinien viable, à côté d’Israël, est posée. Et demeure incontournable.
Que retiendront les Palestiniens de l’histoire de cette résistance, la leur ? Au-delà des divergences et des controverses, on peut imaginer que ce sera probablement, d’abord, cette « fierté retrouvée » qui, en ce mois de novembre, s’exprimait dans les cortèges endeuillés d’hommage au dirigeant palestinien, de Ramallah à Rafah, de Clamart à Sabra.
Isabelle Avran