Lors du procès d’un gardien de la prison, qui a été condamné à 8 années d’emprisonnement, un psychologue a émis son opinion : à savoir que cet homme était parfaitement normal, sans tendances particulières à la violence, et qui avait été gardien pendant de nombreuses années dans sa vie civile mais sans jamais avoir eu un comportement sadique avec les prisonniers américains. La mise en situation d’occupant et d’occupé, au contraire de celle d’un citoyen à l’égard d’un autre citoyen, amène des gens normaux à devenir violents et à ne plus savoir se maîtriser. Le déroulé du procès a établi qu’il y avait à Abu Ghraib une forme institutionnalisée de dédain, à tous les niveaux. Les gardiens de la prison ont donc compris le message : "Ici, c’est comme ça qu’il faut se conduire".
Hier soir, le programme télévisé "Les Faits", basé sur des enquêtes, a diffusé les images de notre Abu Ghraib à nous. On peut douter qu’un pays, qui s’est habitué à 40 ans d’occupation et à toutes les histoires qui parsèment celle-ci, en sorte scandalisé. Nous sommes habitués à traiter les Palestiniens comme un peuple d’inférieurs. Les générations se suivent, et de nouveaux soldats maltraitent les habitants de Hébron à peu près de la même façon. Des histoires semblables à celles diffusées hier soir ont été dénoncées il y a trois ans par le groupe "Briser le silence" (ndt : composé d’ex-soldats israéliens qui ont organisé des expositions, des diffusions de films et de témoignages, etc.). Le dicton "L’occupation corrompt" est devenu un slogan de la gauche, au lieu d’un signal d’alarme pour nous tous.
Cette fois-là, c’était au sujet de soldats du rang de la brigade Kfir. Ils ont montré leurs derrières et leurs organes génitaux à des Palestiniens, ont appliqué un chauffage électrique sur le visage d’un jeune garçon, ont battu plusieurs jeunes garçons d’une façon insensée, ont enregistré le tout sur leurs téléphones mobiles et l’ont envoyé à leurs copains. L’un de leurs "actes pleins d’espièglerie" consistait à voir pendant combien de temps un Palestinien étranglé pouvait survivre sans respirer. Lorsqu’il s’évanouissait, l’expérimentation était interrompue. Les soldats ont fait état d’actions "destinées à combattre la routine", constitutives de véritables maltraitances. Il suffisait qu’un garçon "nous regarde d’une certaine façon" pour qu’il soit battu.
Avant cet épisode, lors du procès du lieutenant Yaacov Gigi, les officiers ont parlé d’épuisement, de "quelque chose de mauvais arrivant à cette brigade", du Grand Ouest sauvage, d’une crise morale. Le commandant de cette brigade, le colonel Itai Virov, a dit : "Nous avons échoué à plusieurs niveaux". Ces mots traduisent un refus de voir l’étendue de cet échec. Toute cette routine répétitive, qui se déroule loin du regard de la hiérarchie militaire, doit conduire à une série d’enquêtes et éventuellement à des congédiements. Il est impensable que le responsable de la brigade d’Hébron, le commandant de division, l’officier général au commandement central et même le Chef d’État major ne soient pas au courant du comportement des soldats de la brigade en charge de la sécurité au quotidien en Cisjordanie. Le colonel Virov a admis qu’il y avait une conspiration du silence au sein de la brigade — en d’autres termes, une norme relative aux mauvais traitements et au fait de les passer sous silence. Pour changer la norme, il faut faire scandale et être scandalisé, et non pas se satisfaire de quelques emprisonnements ni de mots creux au sujet de la perte des valeurs.
Des gens tout à fait normaux, comme le psychologue américain a qualifié les brutes d’Abu Ghraib, sont capables de se conduire comme des monstres lorsqu’ils reçoivent un message venant d’en haut selon lequel il est permis de maltraiter, de frapper, d’étrangler, de brûler, de rendre les gens misérables, et plus généralement de faire tout ce que le génie du mal dans l’homme est capable d’inventer à l’égard de ceux qui sont à sa merci. Quelque chose de mauvais nous arrive, disent-ils à la brigade Kfir. Ce "quelque chose", c’est l’occupation.
RY