A 11h je suis sur place. Je traverse le village encore tranquille et descends en direction du mur. Les soldats sont déjà là à pied d’oeuvre. Je fais quelques photos du site, à distance, et m’assieds à l’ombre d’un olivier pour boire, le soleil cogne déjà dur ! Peu après midi plusieurs jeeps traversent et prennent position devant la barrière ; des soldats se déploient parmi les oliviers, d’autres restent groupés autour des véhicules. Une jeep monte dans ma direction ; prudemment je quitte la route et rejoins le village à travers champs.
La manif démarrera à la sortie de la mosquée, vers 13h30. Des "internationaux" arrivent par petits groupes, déambulent dans la rue principale, s’asseoient à l’ombre ou se regroupent à la maison dite des internationaux. Ils parlent anglais avec un fort accent américain et achètent des bracelets aux couleurs palestiniennes aux gamins.
13h30 : l’imam termine son prêche sur un ultime "Allah w’akbar", vibrant, presque douloureux. Une petite foule s’assemble devant la mosquée, quelques dizaines d’étrangers, autant de Palestiniens, quelques drapeaux... On ne sera guère nombreux aujourd’hui. Une voix entonne ’la, la, la djeddar !" (non, non, non au mur !) et le petit cortège démarre joyeusement. 10 minutes pour descendre jusqu’au contact des soldats, qui ont barré la route avec des rouleaux de barbelés. Encore 10 minutes à parlementer avec eux, dialogue de sourds bien sûr. Il y a autant de journalistes que de manifestants. Moi même je ne sais pas trop dans quelle catégorie me situer.
La "demonstration" tourne court. : une grenade assourdissante, quelques lacrymos, les internationaux détallent comme des lapins, laissant les Palestiniens et une poignée d’activistes israéliens aux prises avec les militaires. Je reste là mais avale une grande gorgée de gaz et p..., les leurs sont plus méchants que les notres ! Je suffoque, je brûle, je crois que je vais tomber. Mais non, je reste debout, et ca finit par passer. Les soldats nous repoussent, il n’y a d’autre alternative que de reculer.
4 ou 5 jeeps nous dépassent en remontant vers le village. C’est l’occasion de lancer quelques slogans supplémentaires : "Israël veut la paix, mais ce n’est pas comme ca que vous l’obtiendrez !" crie un grand Américain.
J’ai envie de lui repondre qu’Israël s’en fout de la paix... Une jeune femme crache au visage d’un militaire, qui la bouscule violemment. Les soldats prennent position au bord de la route et ouvrent le feu en direction des oliviers d’où les gamins leurs lancent des pierres. Encore quelques protestations, en américain : "Don’t shoot, ce ne sont que des enfants, vous n’avez pas le droit de leur tirer dessus !" Une jeune femme empoigne le fusil d’un tireur, un soldat la ceinture et l’emmène. De nouveau des lacrymos, de nouveau on se disperse.
Les soldats remontent dans leurs jeeps et s’éloignent. Derrière eux les gamins poussent des rochers sur la route pour ralentir un éventuel retour, et ressortent leurs frondes. Au vrombissement de gros insecte des cailloux répond la détonation lointaine des fusils suivie du sifflement aigu des balles. A chaque coup de feu les gamins s’accroupissent ou s’abritent derrière un arbre, puis se relèvent et lancent de nouveaux cailloux. Ils sont des dizaines éparpillés dans les oliviers. Je les photographie au télé, accroupi moi aussi quelques mètres en retrait, j’ai promis de rester prudent. Ce sont des balles en plastique que tirent les soldats - du moins j’espère ! Lors de ma première manif ici en novembre, tandis qu’à chaque projectile qui sifflait au dessus de nos têtes je répétais à la vidéaste à côté de moi "t’inquiète pas, c’est des balles en plastique !", un Francais avait eu le bras transpercé par une balle réelle... Ce jour là il y avait eu plusieurs blessés.
Whizzz ! ... elle est partie de loin, elle a perdu de la vitesse, c’est pourquoi j’ai pu l’apercevoir : un point noir traversant le ciel bleu à une vitesse fulgurante, quelques mètres devant moi, à peine vue déjà passée, pas même le temps d’esquisser un mouvement. Elle est passée à 20 ou 30 cm de mon oreille gauche, peut-être moins ! Avant même de penser qu’elle peut me toucher, je pense à ce passage de Pennac où Benjamin Malaussene VOIT arriver la balle qu’il va prendre en pleine tête. J’aurais pas cru...! C’est long à écrire mais si elle était venue se loger pile entre mes deux yeux je n’aurais même pas eu le temps de cligner des cils. Une fraction de seconde et je l’entends toucher les broussailles derrière moi. Même pas eu le temps d’avoir peur.
Je me retourne : plus un seul manifestant, juste les gamins qui occupent le terrain comme une armée de guérilleros qui sèchent l’école. Les "don’t shoot" sont remontés prendre une boisson fraîche au village pendant que les soldats continuent de tirer sur les gosses...
Il est 14h30. J’apercois le gilet jaune fluo et le casque blanc d’un cameraman dans les oliviers ; lui au moins il ne risque pas de se faire tirer dessus par erreur ! Ainsi les grands laissent les petits (15 ou 16 ans pour les plus âgés, à peine 10 pour les plus jeunes) seuls avec leur colère et les pierres de leurs vergers. Et il y en a des pierres, une réserve inépuisable, de quoi enterrer ce foutu mur, et quelques autres avec lui ! Un des "shebab" me laisse examiner sa fronde : un ovale découpé dans une semelle de soulier et deux lacets dont un relié à l’index. Si vous avez des vieilles godasses dont vous ne savez pas quoi faire, envoyez les en Palestine !
Toc ! Une pierre touche la jeep stationnée un peu plus bas. Allah est grand ! Le gamin saute en l’air, triomphant. 1-0 ! Tah ! Tah ! Tah ! Les soldats tirent plusieurs balles qui n’atteignent pas leur cible, puis une tournée de gaz. Malgré le vent les tirs sont précis et les gamins, à quatre pattes au pied des arbres, toussent à s’arracher les poumons, pleurent, crachent, s’étranglent.
Petit à petit ils devront céder le terrain. Ils se regroupent plus haut pour un dernier assaut, dispersé à son tour dans la fumée des lacrymos qui enflamment les broussailles. Les soldats regagnent les jeeps et les jeeps la route, seuls restent quelques quelques hommes en faction devant la barrière. Nous remontons vers le village en finissant de tousser. Le calme revient. Je recroise le grand Americain de tout à l’heure, il cherche quelqu’un qui parle hébreu : il a perdu ses lunettes dans la panique, là-bas où se trouvent encore quelques militaires. Il voudrait demander l’autorisation de les rechercher...
Il me semble qu’il n’a pas eu besoin d’un interprète tout à l’heure pour lancer ses slogans en anglais. S’adressait-il vraiment aux soldats ? Je n’ai pas vu s’il y avait une camera sur lui à ce momemt là...
Pourquoi venons-nous à Bilin ? A qui nous adressons-nous ? Bilin Habibi ! Jusqu’où va notre solidarité ? Nous achetons des bracelets aux gamins, nous les photographions, nous crions contre les soldats qui leur tirent dessus, et rentrons discuter de l’occupation devant une boisson bio, en les laissant seuls lancer des cailloux et éviter les balles.
Pourquoi est-ce que je viens à Bilin ?