(Article datant du 18 mai 2015 qui reste d’actualité étant donné les menaces qui pèsent sur Susiya)
De Dror Etkes
L’Administration Civile de l’armée israélienne a publié les années passées 70 ordres de démolition dans la colonie juive d’Alon Shvut en Cisjordanie et 70 ordres de démolition dans le village palestinien de Khirbet Susiya.
Au-delà de cette coïncidence de nombre, les deux localités n’ont pas beaucoup d’autres choses en commun. Située à Gush Etzion, juste au Sud de Jérusalem, Alon Shvut est des colonies les plus prospères et les mieux aménagées de Cisjordanie. Ses 3200 habitants bénéficient de services communautaires hors pair et d’une qualité de vie hautement avantageuse non seulement par rapport à leurs voisins palestiniens, mais aussi par rapport à l’ensemble de la population israélienne. Khirbet Susiya, par contre est un rassemblement de tentes, de hangars et de cabanes qui manquent de la plupart des infrastructures civiles de base. Ses 350 habitants sont dispersés sur les sommets de quelques collines qui ne sont connus que d’un petit nombre de personnes.
Malgré la trentaine de kilomètres qui sépare les deux communautés, le destin les a reliées , et, comme cela arrive de temps en temps, de façon plutôt ironique. Il se trouve que l’homme qui a décidé du sort de Khirbet Susiya, qui est la forme actuelle d’un village qui est vieux de milliers d’années, est le Juge de la Cour Suprême Noam Sohlberg, un habitant de Alon Shvut. Alon Shvut est une colonie, dont, contrairement à la mythologie sioniste de Gush Etzion, seulement une faible partie a été acquise par les Juifs avant 1948.
Les colons militants d’Alon Shvut, comme dans beaucoup d’autres colonies, ont refusé pendant des années d’accepter le concept même de terres privées palestiniennes. Là aussi, malgré toutes les grandes envolées bien-pensantes de la renaissance néo-orthodoxe, les voisins du Juge Sohlberg s’acharnent avec persistance à déraciner, avec un certain degré de succès, l’activité agricole qui a été développée par les Palestiniens de ce lieu pendant des générations.
Il y a quelques semaines le Juge Noam Sohlberg a rejeté un recours introduit par le conseil du village de Khirbet Susiya en vue d’un arrêt empêchant l’état de démolir leurs maisons et d’expulser leurs habitants, ce à quoi ils ont été forcés quand l’état a saisi les terres de leur village en 1986 et installé la colonie juive de Susiya. Dans son jugement, Sohlberg a écrit :
“En fonction des verdicts et des arrêts passés et étant donné que les requérants se sont faits justice eux-mêmes, il n’y a aucune raison d’émettre un arrêt. La bonne volonté des autorités locales de proposer un plan de zonage alternatif est dûment consignée, à condition que les requérants donnent leur accord pour effectuer les préparatifs nécessaires en liaison avec les services de planification”.
La conséquence immédiate du jugement est que l’armée peut maintenant à tout moment démolir le village et expulser ses habitants, malgré le fait que la question plus large de l’existence même du village doit même encore être entendue par la Haute Cour. Et c’est ainsi que la colonie voisine élargit son champ d’action, une colonie qui contrôle déjà des centaines d’acres de terres labourables et de pâturages utilisés autrefois par Khirbet Susiya et les villages environnants.
Le Juge Sohlberg a sciemment décidé de ne pas tenir compte du contexte dans lequel les requérants se sont prétendument “faits justice eux-mêmes”. Il sait très bien que les habitants de Khirbet Susiya, comme la grande majorité des Palestiniens de la Zone C (les 61 % de la Cisjordanie sont sous l’entier contrôle d’Israël) n’ont pas la possibilité de prendre part au processus d’aménagement civil. En accusant les villageois de cela, il révèle que le processus judiciaire qu’il a assumé n’a rien à voir avec la justice.
Le Juge Sohlberg, qui est le plus éminent mais pas le seul colon siégeant dans un tribunal, est le porte-drapeau d’une tradition judiciaire occidentale pré-éminente, qui ramène et puise au colonialisme. Les principes de cette tradition sont pour exclure les “indigènes” des organes de décision ainsi que les dispenser du principe démocratique de base de la séparation des pouvoirs. Sohlberg se retrouve en compagnie des juges de la Cour suprême des USA qui, en 1857, ont décidé que les Africains-Américains ne pouvaient être considérés comme des citoyens , tout comme de ceux qui, un siècle plus tard, défendaient le paradigme de “séparés, mais égaux”.
Dans le passé, la division du travail dans la farce qui est connue comme “le règne du droit” d’Israël en Cisjordanie était claire. : le colon était celui qui poussait les frontières et qui poursuivait l’expulsion et la dépossession, assumant occasionnellement le rôle du soldat, en charge du “maintien de l’ordre”. Et maintenant nous voyons qu’avec le temps le colon a été promu à la magistrature, où il décide du destin des victimes directes de l’occupation. Il est difficile d’imaginer une organisation plus idyllique.
Comme la récente décision qui a confirmé le plan pour faire évacuer le village bédouin de Umm al-Hiran (qui est en Israël même) le montre, il est impossible de faire endosser toute la faute à Sohlberg. Sa nomination a été rendue possible grâce au profond changement que connaît la société israélienne et qui se répand également jusqu’à la Haute Cour.
Et avant tout, la nomination de Sohlberg témoigne de la nature de la “justice” qu’Israël offre au Palestiniens de Cisjordanie. Comme l’on dit en arabe : “A qui vous adresserez-vous, si le juge est votre ennemi ?”
Traduit de l’anglais par Y. Jardin, membre du GT de l’AFPS sur les prisonniers