Zeev Sternhell à son domicile de Jérusalem, le 2 février.
Qu’est ce que le sionisme en 2015 ?
Le sionisme est un nationalisme. Il a des variétés différentes. Le débat sur qui est sioniste ou pas est nouveau. Le terme antisioniste est devenu une injure. La droite a réussi à identifier le sionisme avec deux éléments : la conquête de la terre, ce qui signifie concrètement la Cisjordanie, les territoires occupés ; et ensuite la supériorité juive en Israël même. C’est tout le problème de la législation sur Israël, Etat juif. On en parle depuis plusieurs années. Si la droite emporte les élections, le projet reviendra.
« Depuis le début du XXe siècle, le sionisme considérait que le peuple venait avant la terre. Pour la droite aujourd’hui, la terre vient avant le peuple. »
Depuis le début du XXe siècle, le sionisme était un mouvement national, et aussi nationaliste, dont l’objectif était avant tout le sauvetage des juifs d’Europe. Cela signifie la libération des juifs et non pas la libération de la terre. Bien sûr, les juifs avaient besoin d’une terre. Nous l’avons conquis par la force. Il était évident que les Arabes n’allaient pas se pousser pour nous céder la place. Mais la conquête de la terre était la conquête d’une parcelle de cette terre, quelles qu’en soient les dimensions. L’idéal était que la Palestine historique devienne l’État juif. Mais toute proposition faite était acceptée par le pouvoir national. Le projet de partage de 1938, celui de 1947 : tout convenait car l’objectif de la libération des juifs pouvait être atteint dans n’importe quelles frontières. Cela signifie que le peuple venait avant la terre. Pour la droite aujourd’hui, la terre vient avant le peuple.
Cela implique quoi, politiquement ?
Ce que propose la droite, le refus d’un Etat palestinien en Cisjordanie, signifie que nous aurons un Etat binational ou un état de guerre civile. Un Etat où très rapidement, en une génération, les Arabes deviendront la majorité. Soit un danger de disparition de l’Etat d’Israël. Sont-ils aveugles, me demanderez-vous ? Ils ne sont pas idiots. Mais ils pensent que la terre est une chose qui reste en place, alors que les hommes peuvent bouger. Ils ont bougé une première fois en 1948-49, cela peut se reproduire. Il peut y avoir une guerre régionale, des choses terribles, qui sait ?
Prenez Avigdor Lieberman [ministre des affaires étrangères], il a un projet très clair. Il dit : Ariel [grande colonie en Cisjordanie] est israélien, Umm al-Fahm [ville israélienne à population arabe] est palestinien. C’est concret et compréhensible : il y a trop d’Arabes en Israël. On les bouge de quelques centaines de mètres, on change le tracé de la frontière, et voilà, les Arabes ne sont plus là. On découpe entre-temps la Cisjordanie pour que les blocs de colonies soient israéliens, et on est gagnant.
Le ministre israélien des affaires étrangères Avigdor Lieberman, en campagne près de Sderot (sud), le 23 février. Le ministre israélien des affaires étrangères Avigdor Lieberman, en campagne près de Sderot (sud), le 23 février. AMIR COHEN / REUTERS
Parler de retour aux frontières de 1967, en version améliorée, est considéré comme de l’antisionisme par la droite, car cela signifie abandonner la terre des ancêtres. Le malheur est que la gauche travailliste n’a jamais eu le courage de lui dire : “C’est de la pure démagogie. Le sionisme est le retour des juifs sur leur terre pour y fonder un Etat démocratique, un Etat dont on peut être fier car tous les citoyens y sont libres et égaux en droits.” Pour la droite, il existe deux communautés dans ce pays : la communauté nationale et celle des citoyens. Pour moi, elles possèdent des droits parfaitement égaux. Pour la droite, la communauté nationale est supérieure à celle des citoyens et cette supériorité doit être assurée par la législation. C’est ça le sionisme, pour eux : la supériorité des juifs [sur la minorité des Arabes israéliens] et la conquête définitive des territoires.
Pourquoi la gauche a-t-elle autant de peine à proposer une autre narration ?
Il ne faut pas se faire d’illusion. Elle était aussi partie à la conquête de la terre. Le grand mouvement sioniste était en majorité travailliste. Sinon, en 1967, on se serait tout de suite débarrassé des territoires conquis. Il y avait des gens, peu nombreux, qui comprenaient qu’on allait au désastre. Mais la gauche était prisonnière elle-même d’une psychologie dont elle ne s’est pas complètement libérée à ce jour. On aurait dû se dire, en 1949 : ce qui était bon jusqu’à maintenant a cessé de l’être. On s’est battu pour l’indépendance, pour une partie de ce territoire. C’est fait : voici la fin de l’histoire. Dans ce cas, en 1967, nous n’aurions pas eu ces problèmes idéologiques, intellectuels. On aurait fait la même chose qu’avec le Sinaï en 1956, on se serait retiré.
En 1967, la victoire était tellement énorme qu’on a tout de suite estimé que c’était la suite de 1948-49. Il n’y avait aucune raison de ne pas poursuivre dans cette voie, avec des méthodes qui nous avaient si bien réussi. La question que l’on pose depuis les années 1970 à des gens comme moi est la suivante : pourquoi la conquête de la Haute Galilée serait légitime, et pas celle du Golan [pris en 1967] ? Pourquoi ce qui était bon avant 1949 a cessé de l’être après ? Je réponds que c’était bon et juste car c’était nécessaire. Ce qui s’est fait après n’était ni bon, ni juste, ni nécessaire, mais illégitime.
Que pensez-vous de la bannière Union sioniste sous laquelle s’avance le centre gauche dans ces élections ?
Mais pourquoi diable fallait-il changer le nom du parti travailliste ? Tzipi Livni [chef du parti Hatnuah] serait venue de toute façon, c’était une question de survie politique pour elle. Les travaillistes se sont appelés Union sioniste par complexe d’infériorité. Ils n’osent pas se présenter comme une alternative à la droite. Ils voudraient améliorer la politique de la droite, mais pas la changer complètement. Ils ne sont pas capables de dire : il faut régler le conflit. Or le problème palestinien est notre problème stratégique véritable, beaucoup plus important que le nucléaire iranien. Nous devons vivre, pour toujours avec les Palestiniens. C’est notre problème existentiel.
« Le problème palestinien est notre problème stratégique véritable, beaucoup plus important que le nucléaire iranien. »
Je peux le dire, mais Isaac Herzog [le leader de l’Union sioniste] n’osera pas le dire. Il sera tout de suite accusé de lâcheté, de ne pas vouloir faire face à l’Iran. M. Nétanyahou joue sur du velours. Une partie de la population, qui vomit les kibboutz [villages collectivistes d’inspiration socialiste], vote pour le Likoud en dépit du fait que leurs intérêts économiques élémentaires sont piétinés. Ou alors ils soutiennent Yaïr Lapid [chef de file du parti centriste et laïc Yesh Atid]. Les deux tiers de ses voix devraient se porter sur les travaillistes. Mais ces électeurs ne sont pas capables de déposer un bulletin travailliste. C’est une constante dans la vie politique israélienne. C’est instinctif, presque génétique. On pouvait le comprendre dans les années 1970 ou 1980, après une longue domination de la gauche. Mais aujourd’hui ?
Isaac Herzog, leader de l’Union sioniste, devant une affiche de sa colisitère Tzipi Livni, lors d’un meeting de campagne à Tel Aviv, le 8 mars. Isaac Herzog, leader de l’Union sioniste, devant une affiche de sa colisitère Tzipi Livni, lors d’un meeting de campagne à Tel Aviv, le 8 mars. BAZ RATNER / REUTERS
Parler d’Union sioniste, n’est-ce pas une façon de se débarrasser de certains complexes, notamment sur la sécurité nationale, qui accablent la gauche depuis 20 ans ?
Mais c’est la gauche qui a construit ce pays ! Nous sommes porteurs d’un nationalisme libéral, ouvert. Eux, à droite, d’un nationalisme radical, à la limite du racisme. Il faut leur dire : les vrais antisionistes, c’est vous. Vous allez mettre à bas l’Etat juif, produit du mouvement sioniste ! Jusqu’aux années 1980, la gauche était un parti de pouvoir naturel. Depuis, c’est la droite qui est aux affaires, avec quelques années d’exception, de-ci de-là. Le terme d’Union sioniste voulait dire : nous aussi, nous sommes un parti de pouvoir, notre légitimité n’est pas inférieure à la vôtre, nous sommes sionistes comme vous. Il s’agissait de se refaire une virginité. C’est lamentable. Et ce n’est pas ça qui a permis aux travaillistes de remonter à environs 23 sièges dans les sondages. Cette remontée est due à la faillite de la droite de Nétanyahou.
Quelle est la part, chez lui, d’opportunisme et d’idéologie ?
M. Nétanyahou ressemble à Sarkozy comme deux gouttes d’eau. C’est le fric qui l’intéresse et son maintien au pouvoir. Il n’y a pas d’objectif plus important. C’est profondément un homme de la droite nationaliste. Après son retour au pouvoir et son fameux discours de Bar-Ilan [en juin 1999, acceptant le principe d’un Etat palestinien], il avait toutes les possibilités de parvenir à un accord avec les Palestiniens. Mais chaque fois qu’on avançait un peu, il dressait de nouveaux obstacles. Quelle connerie de demander la reconnaissance d’Israël par les Palestiniens comme Etat juif ! On demandait ainsi aux Palestiniens d’accepter l’idée que leurs droits sur la terre d’Israël, la légitimité de leur présence, sont inférieurs aux nôtres. On n’avait jamais exigé une telle chose auprès des Egyptiens ou des Jordaniens.
Benyamin Nétanyahou lors d’une cérémonie religieuse dans une synagogue de Jérusalem, le 5 mars. Benyamin Nétanyahou lors d’une cérémonie religieuse dans une synagogue de Jérusalem, le 5 mars. AMMAR AWAD / REUTERS
Il y a une question commune pour la droite et la gauche, celle du droit au retour [des réfugiés palestiniens]. J’y suis opposé, comme n’importe qui ici. Il y a un consensus israélien complet sur cette question, qui devrait être évacuée rapidement. Les Palestiniens savent qu’ils ne peuvent retourner à l’intérieur de la ligne verte en Israël. Mais ils attendent une reconnaissance de notre responsabilité dans leurs malheurs, dans la Nakba [le grand exode de 1948]. Cela ne veut pas dire qu’ils pourront revenir à Jaffa ou Haïfa. Mais il faudrait leur signifier qu’on va les aider à refaire leur vie en Cisjordanie ou ailleurs. Pour cela, il faut reconnaître la légitimité de l’Etat palestinien.
On évoque souvent la droitisation de la société israélienne…
Il y a une droitisation de la société israélienne, que la gauche a favorisée en ne s’y opposant pas assez fermement. Ça fait 40 ans que je raconte la même histoire. Il n’y aura pas de raison de voter pour la gauche tant qu’elle sera une lithographie. On préférera l’original. Depuis sa défaite historique de 1977, l’idée est toujours la même : le peuple a bougé à droite, il faut suivre le peuple. Or le travail d’un parti politique est d’avoir une idéologie et de se battre en son nom.
J’ai adhéré au parti travailliste après la défaite de 1977. Avec plusieurs amis de l’Université hébraïque, nous avions mis sur pied un groupe d’intellectuels pour reconstruire le parti moralement, idéologiquement, et présenter une alternative à la droite. Nous avons déployé des efforts héroïques pour convaincre le leadership du parti que suivre le peuple, s’il glisse vers la droite, n’était pas moral. C’est de la mauvaise politique qui conduira d’une défaite à l’autre. En 1982, c’était fini avec la première guerre au Liban.
Il y a eu ensuite l’éclaircie Itzhak Rabin [premier ministre entre 1992 et 1995, jusqu’à son assassinat], puis Ehoud Barak [1999-2001], car Nétanyahou venait de faire ses premières preuves. On en a tellement marre de sa gueule aujourd’hui, qu’il y a une chance minime de changement. Mais quel que soit le gouvernement issu de ces élections, je ne crois pas qu’il aura le courage de prendre le taureau par les cornes. Sauf si les Etats-Unis et l’UE s’y mettent et exercent des pressions significatives : “Négociez sérieusement avec les Palestiniens, ou bien le veto américain en votre faveur au Conseil de sécurité ne sera plus assuré.” Je vous assure que ça marcherait.