"Jaffa. Le mot à lui seul évoque des images de chaleur, de confort, de belles plages sablonneuses et la mer turquoise sur des kilomètres, avec l’odeur des oranges qui se mêle à la brise de mer embrumée. Voilà les paysages et les odeurs que j’ai toujours cherchés chaque fois que je me rends à Jaffa, cette belle cité sur la Méditerranée.
Hier j’ai fait en famille notre première visite de l’été sur la plage de Jaffa. Une heure de route environ depuis Jérusalem avec de longues lignes droites dans de belles plaines vertes et brunes. C’est étonnant, j’ai fait ce voyage un nombre incalculable de fois et je ressens pourtant toujours la même boule au creux de l’estomac. Et ce n’est pas que moi. Ma famille aussi ressent les mêmes impressions- le plaisir que procure la beauté de ce pays et la tristesse de les avoir perdus.
Jaffa, comme tous les autres cités, villes et villages palestiniens, est tombée aux mains des milices juives et des troupes israéliennes pendant la guerre de 1948. La plus grande partie de ses habitants palestiniens, sous les bombes et au cours des combats, par crainte des massacres qui avaient déjà balayé le pays, fuirent leurs foyers pour ce qu’ils pensaient n’être que quelques jours. Cela fait 61 ans.
Aussi aucun Palestinien ne peut faire ce voyage à Jaffa sans se rappeler son histoire, comme l’histoire de toute la Palestine. Tandis que nous regardions par les fenêtres de la voiture les collines qui se déployaient et le patchwork des plaines brunes, vertes et beiges, nos coeurs s’emplissaient de tristesse. Pour nous, c’est ça, la Palestine, dans toute sa grandeur.
Une fois sur la plage, ce sentiment s’est encore renforcé. « Ce sont les meilleurs endroits de Palestine, et ils n’en ont pas encore assez », fusa un commentaire, « tout ça, et ils en veulent davantage, Jérusalem, toujours plus de colonies en Cisjordanie. Quand cela s’arrêtera-t-il ? »
Ce sont des commentaires comme ceux-là qui me font comprendre à quel point le conflit est compliqué. C’est vrai, la direction palestinienne et le peuple en général sont résignés à ce que, un Etat palestinien vît-t- il le jour, ce serait sur 22 % de son territoire historique. Je ne doute pas un seul instant que si un Etat indépendant et souverain était établi en Cisjordanie, dont Jérusalem-est, et dans la bande de Gaza, Israël et la Palestine pourraient vivre en paix et en sécurité.
Ceci dit, il n’est pas réaliste de penser que, même si un accord politique voir le jour, les blessures émotionnelles seront automatiquement guéries.
Des endroits comme Jaffa, ou Haifa, Lod ou Ramleh portent tous les marques de ces blessures, véhicules de la douleur d’un peuple qui n’est plus là mais qui en même temps refuse d’effacer ces souvenirs.
Le caractère arabe de Jaffa est évident quel que soit le masque israélien qui le recouvre. L’ancienne Mosquée de la Mer de Jaffa surplombe la Méditerranée avec sa structure de pierre et son minaret caractéristique. Par les rues de la ville, les maisons et les bâtiments arabes archaïques témoignent d’une époque qui précède l’invasion d’une architecture urbaine sans le moindre caractère avec les grands drapeaux israéliens bleus et blancs accrochés aux terrasses palestiniennes.
Certaines maisons sont restées presque intactes, les mauvaises herbes obstinées s’élançant des fissures et fenêtres encore protégées par d’antiques barreaux de fer. La seule différence c’est que maintenant les habitants ne sont pas vêtus de longues parures palestiniennes et que les odeurs qui s’échappent des fenêtres ne sont pas celles du pain fraichement cuit sur la pierre. A la place, des juifs israéliens, venus probablement d’Europe, des Etats-Unis et de l’ancienne Union soviétique, se sont installés ici, sans le moindre intérêt pour l’histoire originelle que ce lieu raconte, pour les gens qui en conservent les clés et qui rêvent de ses orangers.
A cause de ces histoires, à la fois individuelles et collectives, qui occupent l’esprit des Palestiniens depuis des décennies, chaque année, le même jour, les Palestiniens se souviennent de la catastrophe qui les a frappés. Le 15 mai marque l’anniversaire de la Nakba et ils se souviennent des centaines de milliers de Palestiniens qui furent massacrés ou qui, pratiquement en une nuit, devinrent des réfugiés.
Pour nous cette journée n’est pas la célébration de l’indépendance d Israël. C’est un jour de deuil, un jour du souvenir. Par des manifestations, des marches en Cisjordanie, à Gaza et dans les camps de réfugiés, les Palestiniens descendent dans la rue pour protester contre l’injustice sans fin de l’exil qu’Israël refuse de reconnaître.
Parmi les images les plus fortes, celles des enfants, descendants de réfugiés, qui portent fièrement au dessus de leurs têtes des panneaux portant le nom de leurs villages d’origine. Ces enfants ont grandi dans les camps de réfugiés et ont été nourris des histoires que leur ont racontées leurs parents et grands-parents dont les villages furent détruits ou bien occupés par de nouveaux-venus juifs.
La plupart d’entre eux n’ont jamais mis les pieds à l’intérieur de la Ligne verte [1], n’ont jamais vu la plage de Jaffa ni les maisons anciennes où vivaient leurs grands-parents. Et pourtant, ils peuvent raconter mot à mot l’exil de leurs ancêtres.
Au milieu de cette tragédie qui n’en finit pas et des périmètres politiques en constant changement, la mémoire de notre exil et la perte de notre terre sont des marques indélébiles dans nos esprits. Je soupçonne que c’est l’une des plus grandes craintes d’Israël.
Tant que n’ont pas disparu ceux qui peuvent rappeler au monde comment Israël fut créé et au dépens de qui, il ne pourra jamais obtenir une reconnaissance en tant qu’Etat libre et démocratique.
J’en veux pour preuve le nouveau projet de loi présenté à la Knesset, qui a reçu un accord préliminaire. Cette proposition, d’abord présentée par rien moins que le ministre des Affaires étrangères Avigdor Lieberman et le député Alex Miller, cherche à interdire et à criminaliser toute commémoration de la Nakba, avec en punition jusqu’à 3 ans d’emprisonnement. Selon Lieberman, les Palestiniens d’Israël qui commémorent la tragédie et la perte de leurs villages pendant la guerre de 1948 sont coupables d’ « incitation » contre Israël et devraient donc être emprisonnés.
Ce qu’Israël ne comprend pas c’est qu’il ne peut emprisonner les coeurs et les esprits. Je ne suis pas une réfugiée, je n’ai pas d’histoires de mes grands-parents qui transporteraient toutes leurs possessions sur leurs dos sur des kilomètres.
Pourtant le panneau qui dit "Castel" sur la route Jérusalem-Tel Aviv me prend toujours au coeur et la tristesse se répand dans mes veines. L’un des dirigeants les plus héroïques de Palestine, Abdul Qader Husseini, combattit vaillamment à la bataille d’Al Qastal (Castel) en 1948 et il y fut tué alors qu’il défendait Jérusalem. Alors, quand je vois des drapeaux israéliens flotter sur des demeures qui sont de toute évidence palestiniennes dans les rues de Jaffa, cette cité bien aimée, moi aussi je me crispe et je me fais la promesse de ne jamais oublier. "