Ces déclarations du nouveau dirigeant
du parti travailliste israélien, Amir
Peretz, après sa victoire électorale interne
sur Shimon Pérès, constitue la meilleure
synthèse du séisme politique déclenché
par le résultat inattendu des élections
primaires de celui qui a
été vite rebaptisé par la
presse israélienne « New
Labour » (« le nouveau
parti travailliste »). Exit
Pérès, 82 ans, vieux leader
historique askhénaze
qui avait entraîné
le parti dans la coalition
d’unité nationale avec
le Likoud d’Ariel Sharon
et qui, aussi, lui avait
fait perdre toute identité
propre. Arrive maintenant
un secrétaire
général de la Histadrout,
la confédération syndicale
unique, relativement
jeune (54 ans),
séfarade self made man,
qui proclame vouloir la
paix avec les Arabes et qui déclare la
guerre aux politiques ultra-libérales qui
sont en train d’appauvrir la société israélienne.
Plus précisément encore, en estimant
qu’« un mouvement de paix sans vision
sociale est un mouvement infirme et un
mouvement social sans vision de paix n’a
aucune utilité » [1], le premier « candidat
social » au poste de Premier ministre
fait une déclaration « révolutionnaire ».
Il rompt avec un dogme qui, en Israël,
consistait à séparer complètement
« sécurité militaire » et « sécurité sociale »,
ce qui évitait de remettre en cause l’occupation
militaire des territoires occupés.
A présent, le nouvel élu, dans son orientation
programmatique et dans sa pratique
politique , devra faire ses preuves. C’est
l’enjeu de la période qui s’ouvre.
Une nouvelle génération, une nouvelle identité
Les caractéristiques personnelles du
nouveau dirigeant travailliste méritent
qu’on s’y arrête un
instant. Il fait partie
d’une nouvelle
génération qui
n’appartient pas à
celle des fondateurs
de l’Etat d’Israël
comme Sharon et
Pérès. Il n’est pas
issu non plus de
l’establishment politico-
militaire qui a
dirigé et forgé le
destin d’Israël, mais
aussi des Palestiniens.
C’est un animateur
syndical
ouvrier qui a mené
récemment des
grèves générales
contre la politique
financière et sociale
des gouvernements qui se sont succédés
depuis plusieurs années.
Mais c’est aussi un homme d’origine
non européenne (marocaine), le premier
juif oriental à devenir dirigeant d’un
parti toujours dominé par l’élite ashkénaze
(originaire d’Europe centrale ou
orientale). Cette victoire a renversé l’un
des stéréotypes les plus enracinés de la
société israélienne en faisant sortir de
l’ombre un de ses problèmes cachés et
non avoués : celui d’une société qui,
issue de la colonisation sioniste entamée
à la fin du XIXe siècle, se considérait
comme « un bastion européen » dans
« un monde arriéré » et qui, par conséquent,
a eu peur, en s’intégrant trop à
l’Orient, de se « levantiniser ». L’Orient
était - et est resté - pour l’Europe
moderne, synonyme de « sous-développement ». Dans son rapport avec le
monde arabe, le sionisme reproduisait
ce vieux stéréotype européen. Cette
représentation et les comportements qui
en découlaient à l’égard des Arabes se
sont appliqués aussi aux Juifs d’origine
orientale car ils étaient perçus comme faisant
partie de ces civilisations « non
développées » et par conséquent « contaminées » par la culture arabe.
Dans les années 50-60, peu de temps
après la fondation de l’Etat d’Israël, les
Juifs orientaux, dont beaucoup de Marocains
comme Amir Peretz ont connu,
subi, la discrimination ethnique, la marginalisation
sociale, économique, culturelle
et politique. Face au pouvoir du
parti travailliste se réclamant du socialisme,
ces populations qui se sentaient
maintenues dans la pauvreté se sont réfugiées
dans le nationalisme de droite qui
s’opposait au parti travailliste, mais aussi
dans les formations identitaires religieuses
comme le Shass. Mais l’épreuve
du pouvoir pour le Likoud, à partir de
1977, a fini par décevoir une partie de ses
bases ethno-sociales à la recherche d’une
sorte de « revanche sociale ». Pour beaucoup,
Peretz représente cette aspiration,
cette revendication d’une grande intensité subjective et sa victoire au parti travailliste
constitue un grand triomphe
psychologique.
En se prononçant à la fois pour plus de
justice sociale - dans une version sociale
démocrate modérée - et pour la paix- dans une version « Paix maintenant » - Peretz veut refonder l’identité d’un parti
qui semblait moribond, sans physionomie
particulière et où la course aux portefeuilles
était le seul moment qui provoquait
quelques sursauts.
Ce phénomène politique n’est pas tombé
du ciel. Il est le produit d’une évolution
et d’une transformation profonde de la
société israélienne dans la dernière
période.
La question sociale
On peut avancer que
cette « révolution politique » à l’intérieur du
parti travailliste a pour
origine essentielle le
changement le plus
important survenu dans
l’histoire d’Israël
depuis sa création, à
savoir le passage, accéléré
dans les dernières
années, d’un système
économique à prédominance
étatique et
fondé sur une redistribution
du revenu national
à une économie de
marché inspirée du
modèle libéral américain.
Les réalités et les
termes comme « Etat
providence », « Etat
entrepreneur », « entreprise
collective »,
« kibboutz », sont en
train de disparaître. Le
processus de privatisation
des industries
et des entreprises publiques - politique
qui a aussi été menée par la Histadrout
qui avait été le plus grand entrepreneur
du pays - a été le coup le plus
dur porté au « modèle égalitaire » qui
avait caractérisé les 25 à 30 premières
années de la vie d’Israël.
Les privatisations et la nouvelle orientation
économique ont alors approfondi
les différences de classe et finalement
creusé le fossé entre juifs
ashkénazes, généralement laïques, et
juifs orientaux, plus liés au secteur religieux.
Les Israéliens les plus pauvres,
en particulier les Juifs orientaux, les
religieux orthodoxes et les Palestiniens
d’Israël ont été les victimes d’une politique
qui a réduit de manière drastique
la protection sociale et la solidarité
économique. Cette orientation s’est
accompagnée de la croissance de
l’influence des mouvements et des partis
religieux car le
démantèlement du
système public d’éducation
et de santé a
permis à ces mouvements
de construire
un système social
alternatif capable de
garantir aux plus
démunis les services
nécessaires à leur survie.
D’où le succès
du parti Shas (« Gardiens
séfarades de la
Torah »). Finalement,
cette tendance a connu
son ultime étape à partir
de 2003 avec la
nomination comme
ministre des Finances
de Benjamin Netanyahou
qui, s’inspirant
de la méthode Thatcher-Reagan, va rendre
irréversible le modèle
capitaliste néo-libéral
« made in USA » [2]. Le
processus de privatisation
des entreprises publiques et des
services sociaux est relancé, touchant
désormais les secteurs sensibles de l’économie
(transports ferroviaires et aériens,
raffineries de pétrole [3]).
Cette accélération est à mettre en relation
avec le renforcement dans les années
90 de la logique de mondialisation libérale
voulue par les Etats-Unis. Ceux-ci
entendent diriger le processus de paix issu d’Oslo dans le cadre d’une stratégie
d’insertion totale de l’Etat d’Israël,
mais aussi de la Palestine, dans un
« nouveau Moyen-Orient » sous le signe
du libéralisme triomphant.
Les conséquences sociales de cette
politique ont été désastreuses. Avec la
montée du libéralisme et le désengagement
de l’Etat, l’effectif des laisséspour-
compte de la croissance s’est
envolé. En 2003, Israël comptait déjà
un million trois cent mille pauvres, soit
21,5% de la population. Depuis 2000,
ce sont 240.000 individus supplémentaires
qui sont venus grossir les chiffres
de la pauvreté. En prenant le cas des
enfants, la situation est encore plus
grave : environ 30% des enfants ne disposaient
pas d’un niveau de vie minimal
en 2003. [4]
Face à une situation sociale de plus en
plus précaire, les mouvements de résistance
populaire parfois relayés par les
syndicats vont tenter de lutter contre
toutes les formes d’exclusion : chômage
de masse, sans-logis réfugiés sur
les places publiques, etc. La mobilisation
sociale, jadis monopole du secteur
religieux, s’est élargie à la population
laïque qui a participé massivement aux
collectes nationales et aux réseaux
d’entraide. C’est ce mouvement social
qui sous-tend la montée en force sur la
scène publique des juifs orientaux et
qui a permis, par un entrisme organisé,
de renverser le pouvoir dans un parti
travailliste à la dérive [5]. En effet, ce
parti, fondateur de l’Etat d’Israël et d’où
sont sortis les principaux dirigeants du
pays, a progressivement choisi de représenter
les couches moyennes supérieures
en abandonnant sa politique économique
et sociale traditionnelle pour
adopter les principes du libéralisme au
point de ne plus se distinguer de la
droite.
Déjà, Amir Peretz s’est prononcé pour
une hausse du salaire minimum, pour une
révision de la politique sociale-gravement mise à mal par le gouvernement Netanyahou- et pour des coupes
dans le budget militaire. On voit là le
lien établi entre politique sociale et
contestation de l’occupation militaire
et du coût de la colonisation.
La question de la paix et la « question arabe »
Ce Premier ministre civil potentiel s’est
aussi nettement prononcé pour une
relance du processus de paix. En 1984,
il fut l’un des premiers cadres à exiger
que le parti travailliste s’engage en faveur
d’un Etat palestinien et il exige
aujourd’hui la reprise sans
préalable des négociations
avec l’Autorité
palestinienne. A
l’occasion du
dixième anniversaire
de la mort d’Yitzhak
Rabin, il s’est engagé
devant la tombe du
dirigeant assassiné à
continuer son oeuvre
pour aboutir à la paix
en précisant qu’elle
est le meilleur garant
de la sécurité. La
grande mobilisation
réalisée pour commémorer
la mort de
Rabin montre là aussi que des secteurs
importants de la société israélienne entendent
en finir avec l’occupation et la colonisation,
même si
c’est encore avec
beaucoup d’ambiguïté
et de limites.
Ces limites renvoient
à la question fondamentale
du « rapport
avec l’autre », c’està-
dire « avec
l’Arabe », à l’extérieur,
mais aussi à
l’intérieur d’Israël.
Amir Peretz aura,
outre la question
sociale, à régler en
même temps pour
parvenir à la paix,
un autre problème
que l’on peut appeler
« la question
arabe ». Il en a clairement
montré la
volonté : « Il est temps pour Israël d’en
finir avec l’arrogance vis-à-vis des
Arabes. » [6]
Mais en la matière, la tâche est rude car
le passif du parti travailliste est lourd.
D’abord sur le plan intérieur, les travaillistes,
tenants de l’Etat juif ethnique,
n’ont pas su donner de réponse à la
demande historique de reconnaissance
et de pleine intégration exprimée par la
minorité palestinienne en Israël (20%),
laquelle, pourtant, a longtemps soutenu
avec son vote les gouvernements
travaillistes.
Au lieu de s’intéresser
à cette exigence d’égalité
citoyenne, les travaillistes
se sont limités
à faire beaucoup de
promesses pendant les
campagnes électorales
pour obtenir des voix
et les ont ensuite toujours
oubliées. Ils ont
toujours pensé que les
électeurs arabes ne pouvaient
que de voter pour
eux, même sans rien
obtenir en échange. Une erreur fatale
qui s’est retournée comme un boomerang
pour le parti travailliste aux élections
de février 2001. Après la répression vailliste
d’Ehud Barak d’une manifestation
en Galilée qui avait tué treize
jeunes Palestiniens, les Palestiniens
d’Israël n’ont plus été que 14% à voter
pour le candidat Barak. Beaucoup de
militants associatifs et d’intellectuels
indépendants de gauche, juifs et arabes,
ont demandé au parti travailliste de
repenser sa politique à l’égard de la
population palestinienne d’Israël pour permettre
la transformation progressive
d’Israël d’un Etat ethnique en un Etat de
tous ses citoyens. Ces mêmes courants
demandent aux travaillistes de modifier
profondément leur attitude à la table des
négociations avec les représentants des
Palestiniens. Le parti travailliste a longtemps
cru que les Palestiniens renonceraient
à une grande partie de leurs
aspirations en échange d’un retrait de
l’armée israélienne des territoires occupés
et de l’administration des quartiers
palestiniens de Jérusalem. Ce n’est que
récemment qu’ils ont pris conscience
du fait que le conflit n’est pas seulement
lié à 1967 mais aussi à 1948. Or,
jusque là, sauf partiellement à Taba (janvier
2001), les travaillistes n’ont pas
voulu faire les pas nécessaires pour créer
les conditions d’un règlement du conflit,
en particulier sur la question de Jérusalem
et le partage de la souveraineté sur
la ville ainsi que sur la question des réfugiés
et d’une solution fondée sur la justice- comme le revendiquent les Palestiniens.
De ce point de vue, à peine nommé nouveau
dirigeant du parti, Amir Peretz a
été pour le moins ambigu et réticent. Il
s’est prononcé à la fois en faveur de l’initiative
de Genève, pour la continuation
d’Oslo (et donc pour le retour à une négociation
infinie sans objectifs clairs), puis
il a repris à son compte les deux refus classiques
de l’establishment israélien « non
au retour des réfugiés » et « non au partage
de Jérusalem ». Enfin, il a approuvé
la construction de 350 « unités de logements
» à Maale Adumim et il n’a pas dit
un mot sur le Mur ...
Cette absence d’avancée a déjà empêché
les Israéliens de comprendre les raisons
fortes qui avaient poussé Yasser
Arafat à refuser à Camp David les propositions
d’Ehoud Barak présentées
comme des « offres généreuses ». Depuis
lors, le parti travailliste n’a jamais dit à
la société israélienne que le point d’aboutissement
pour la paix et la réconciliation
avec les Palestiniens n’était pas du
tout celui indiqué par Barak. C’est pour
cela que les Israéliens, face à la nouvelle
Intifada, ont choisi Ariel Sharon,
en pensant infliger à ces « ingrats » de
Palestiniens une punition. Le parti travailliste
n’a pas eu le courage de tirer les
leçons de son échec, d’assumer les pages
sombres de son histoire et en particulier
sa responsabilité dans la Nakba . Par
conséquent, il n’a pas eu la volonté de
faire les nouveaux pas pour aboutir à la
paix. Il a payé cher cet échec et la question
est de savoir si Amir Peretz sera à
même d’en tirer les leçons pour ne pas
connaître le même sort que ses prédécesseurs.
Gageons aussi, étant donnés les
enjeux économiques et sociaux qu’il
veut mettre en avant, que personne en
Israël ni à l’extérieur, ne lui facilitera
la tâche.
Bernard Ravenel