Le cœur a sa géographie et son histoire – il a surtout ce bien commun sacré venu du fond des âges : la volonté d’émancipation des peuples… Alors que nous guettons tous ce point à l’horizon où les ombres s’estomperaient comme pour effacer les remords des âmes anciennes en révolutionnant aussi notre vision du monde, les Égyptiens, treize jours après le soulèvement populaire, s’interrogeaient toujours, hier (7 février), sur le sort d’Hosni Moubarak. Partira ? Partira pas ? Malgré la démission spectaculaire du bureau exécutif du parti au pouvoir en Égypte, le PND, le sort du raïs paraît plus que jamais scellé, à court ou moyen terme. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Cette révolte contre la dictature et la pauvreté, qui touche désormais l’ensemble des couches sociales, ne se contentera pas du seul départ – ô combien symbolique – de Moubarak. Malgré la censure, les intimidations et la répression sanglante, c’est de la chute du régime dans son ensemble qu’il est question. Peut-on, doit-on, d’ores et déjà, affirmer que la magnifique révolution égyptienne, quinze jours après celle qui a renversé Ben Ali en Tunisie et qui l’a inspirée, sortira victorieuse à coup sûr ? Comment en être certain ?
Chacun le sait, la poussée démocratique et authentiquement populaire des pays arabes bouscule des enjeux géopolitiques et historiques considérables, qui pourraient s’avérer aussi importants que la chute du mur en 1989. Il suffit de voir l’intenable posture d’équilibriste des États-Unis pour comprendre que même la Maison-Blanche navigue à vue, ménageant avec angoisse un camp puis l’autre, tout en négociant en coulisse pour promouvoir une « transition » adossée à l’armée… Et si tout le Moyen-Orient vacillait ? Et si le conflit israélo-palestinien changeait de base ? Étrangement, les principaux dirigeants occidentaux, qui n’ont pourtant que le mot « démocratie » à la bouche, se montrent réticents, voire opposés à l’idée d’un processus démocratique allant au bout. Les États-Unis, l’Union européenne et Israël ne se sont-ils pas montrés complices des dictatures arabes au point de les conforter, durant des décennies ?
À ce stade, une question inévitable se pose : faut-il avoir peur des Frères musulmans, peu nombreux au début de l’insurrection, invités officiellement à la table des négociations au Caire ? Doit-on croire, comme certains spécialistes le disent, qu’à la direction des Frères, une nouvelle génération issue des classes cultivées puisse contenir les velléités des conservateurs, toujours en position de force à la tête de la confrérie ? Une conviction nous embrasse. Et si les deux révolutions tunisienne et égyptienne nous annonçaient une grande nouvelle pour l’à-venir de la région ? À savoir qu’il existe bel et bien une issue pour sortir de la posture tragique dans laquelle tous les peuples se sentaient éternellement piégés : soit supporter des dictatures, soit accepter l’avènement de partis intégristes… Cette malédiction, « dictature contre intégrisme », est-elle sur le point d’être brisée ? Les intégrismes font leur lit quand la liberté reflue, pas quand elle est en pleine irruption !
Et pendant ce temps-là ? Après avoir humilié les Tunisiens, les agences de notation maintiennent leur pression sur l’Égypte. Deux d’entre elles viennent de dégrader sa note, regrettant « l’augmentation significative du risque politique ». La libération des peuples n’est décidément pas l’affaire du capitalisme. La dictature de Moubarak, c’était du solide et même un modèle de « bonne gouvernance » pour le FMI. Mais l’émancipation humaine, voyez-vous, c’est bien trop dangereux…