Des blocs de roche aussi gros que des petites berlines sont extraits de cette immense carrière située près de Bethléem, puis concassées avec fracas dans des broyeurs. On produit ainsi du gravier et du sable qui vont servir à construire des immeubles non seulement dans cette colonie israélienne en pleine expansion, mais aussi partout en Israël. Bien entendu, le sol cisjordanien est disputé. Israël l’occupe, et les Palestiniens veulent y installer un futur Etat. Mais ce sol lui-même disparaît à vue d’œil – des sociétés israéliennes en tirent des matériaux de construction, une pratique qui fait l’objet de nouvelles actions en justice.
"Israël transfère des ressources naturelles de Cisjordanie dans son propre intérêt, ce qui est totalement interdit non seulement par le droit international, mais aussi par les décisions de la Cour suprême israélienne", souligne Michael Sfard, avocat de Yesh Din, une organisation israélienne de défense des droits de l’homme qui doit porter l’affaire devant le tribunal suprême dans le courant du mois. "C’est un transfert illégal de terres, au sens le plus littéral du terme."
Dans un pays à moitié désert, le sable et les rochers peuvent sembler des ressources de peu de valeur. Mais, les carrières étant désormais soumises à une réglementation stricte du fait des nuisances sonores et de la poussière qu’elles produisent, il devient de plus en plus intéressant de s’attaquer au désert. Il arrive souvent qu’on surprenne dans le désert du Néguev des entrepreneurs en bâtiment volant du sable ou des rochers par camions entiers, à la faveur de la nuit. Une étude officielle de 2008 prévoit une grave pénurie de matériaux de construction d’ici dix ans.
Ainsi, la dizaine de carrières exploitées en Cisjordanie qui sont dans le collimateur de la justice représentent aujourd’hui près du quart du sable et du gravier qu’utilise Israël annuellement, soit 10 millions de tonnes sur un total de 44 millions. Les Palestiniens sont excédés et soulignent que, si une économie palestinienne prospère est destinée à voir le jour, ils ne doivent pas laisser piller leurs ressources naturelles. "Cela nous cause un tort évident", assure Sam Bahour, un homme d’affaires palestinien de Ramallah. "Les intérêts économiques d’Israël perpétuent l’occupation, et ce n’est là qu’un nouvel exemple. A ce compte-là, cette occupation n’est pas près de se terminer."
La IVe Convention de la Haye de 1907 prévoit que les puissances occupantes ne doivent pas exporter les ressources naturelles d’un territoire occupé. Les revenus tirés de leur éventuelle exploitation doivent aller à un fonds destiné à la population locale. C’est ainsi que l’armée américaine gère le pétrole en Irak. Dans la mesure où le statut de la Cisjordanie, avant sa conquête par Israël lors de la guerre de 1967, n’était pas clair – elle était occupée par la Jordanie depuis 1948 –, de nombreux juristes israéliens considèrent qu’il est faux de considérer la Cisjordanie comme un territoire occupé au sens classique du terme. La Cour suprême israélienne a refusé de statuer sur la légalité des colonies israéliennes, estimant qu’il s’agissait d’une question politique, même si des juristes étrangers les jugent illégales.
Pourtant, en ce qui concerne l’occupation de la Cisjordanie, les juges israéliens ont généralement émis des décisions allant dans le sens du droit international. Au début des années 1980, ils ont affirmé qu’une route ne pourrait pas y être construite si elle ne bénéficiait pas aux Palestiniens. "Une région annexée militairement ne doit pas être soumise à une exploitation sans frein", a affirmé le tribunal.
L’association professionnelle qui représente les carrières israéliennes estime pour sa part que toutes les activités des entreprises présentes en Cisjordanie sont conformes aussi bien au droit international qu’aux règlements établis par l’armée israélienne, qui contrôle ce territoire. "Nous versons des redevances qui sont réinvesties dans les territoires et profitent aux Palestiniens", note Dan Catarivas, directeur du commerce extérieur au sein de l’Association des industriels d’Israël. "La plus grande partie des matériaux extraits de ces carrières est utilisée dans les Territoires eux-mêmes, ce qui bénéficie également à la population."
Mais l’étude officielle de 2008 sur les matériaux de construction est parvenue au résultat opposé, à savoir que les trois quarts de ce qui est extrait en Cisjordanie partent pour Israël. Le reste est acheté par des Palestiniens. S’il existait un Etat palestinien, ce serait peut-être également le cas, mais les propriétaires des carrières seraient palestiniens et l’urbanisation serait confiée à des Palestiniens.
La création d’un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza est de moins en moins évoquée depuis le clivage survenu au sein de la classe dirigeante palestinienne lorsque le Hamas a été porté au pouvoir à Gaza – et aussi depuis la victoire de la droite aux dernières législatives [10 février] en Israël.
Mais Benyamin Nétanyahou, pressenti pour diriger le prochain gouvernement, a affirmé qu’il voulait construire l’économie et les institutions palestiniennes en Cisjordanie afin d’accroître les chances de succès d’un Etat palestinien. Interrogé sur la question des carrières, Ron Dermer, un proche collaborateur de M. Nétanyahou, s’est dit favorable au changement. "Le nouveau gouvernement va aborder ces questions de façon très pragmatique, en vue de décider de ce qui est dans l’intérêt de l’économie palestinienne", a-t-il expliqué.
Répondant à des questions de Yesh Din, l’armée israélienne a défendu le principe des concessions qu’elle octroie aux carrières, mais a fait valoir que la politique menée jusqu’à présent était désormais réexaminée.
Certaines voix s’élèvent pour dénoncer les effets néfastes des carrières sur l’environnement. Itamar Ben David, responsable de la planification environnementale au sein de la Société israélienne de protection de la nature, a siégé dans le comité qui a réalisé l’étude sur les matériaux de construction l’an dernier. "J’ai été étonné de voir la part énorme de ces matériaux extraits en Cisjordanie qui partait en Israël, commente-t-il. L’une des raisons en est que la réglementation en matière d’urbanisme et de défense de l’environnement est moins stricte en Cisjordanie qu’en Israël. En Israël, personne ne veut d’une carrière à côté de sa résidence."
Des responsables palestiniens se disent préoccupés par la présence de ces carrières, car comme les Israéliens ils n’apprécient pas d’en avoir à proximité.
"Cette industrie pollue les territoires palestiniens", déplore Hassan Abu-Libdeh, conseiller spécial auprès du Premier ministre palestinien [démissionnaire], Salam Fayyad. "Et elle est en concurrence avec notre propre industrie. Nous la considérons donc comme une agression. Dans ce secteur comme dans d’autres, des entreprises israéliennes prospèrent au détriment de l’économie palestinienne."