Aujourd’hui, la vision occidentale dominante, qui scinde la région en deux camps - modérés qu’il faut soutenir et militants qu’il s’agit d’endiguer - est à la fois paradoxale et décalée des réalités. Elle s’inscrit dans le prolongement d’une administration Bush manichéenne que le monde s’accorde par ailleurs à critiquer. Elle présuppose l’existence d’un projet occidental convaincant, susceptible de rallier les modérés et de leur conférer des arguments, alors même que la crédibilité des Etats-Unis et de l’Europe est à son nadir.
Enfin, elle conçoit comme naturelle et immuable une division qui n’est que le produit des profonds changements qui ont affecté la région depuis la fin des années 1990, et qui n’ont eux-mêmes rien de permanent.
La décennie 1990 s’est ouverte sur un pic de puissance américaine, quand George Bush senior maniait aussi vigoureusement l’instrument militaire que la diplomatie (en orchestrant la conférence de paix de Madrid). Son successeur, Bill Clinton, endossa une nouvelle politique fondée sur deux piliers : "double endiguement" de l’Irak et de l’Iran, et régulation du conflit israélo-arabe à travers le processus de paix. S’y ajoutait la neutralisation de la question libanaise, désormais soumise à une pax syriana.
Ce faisant, Washington était parvenu à geler les trois principales arènes dans lesquelles se jouent les conflits régionaux, à savoir la ligne de fracture arabo-perse, les territoires palestiniens occupés et l’Etat en perpétuel devenir qu’est le Liban. Cet équilibre permettait aussi la formation d’un triangle Egypte-Syrie-Arabie saoudite, dont la convergence relative garantissait des relations interarabes moins conflictuelles que de coutume. Au cours d’un processus de paix qui - quoique frustrant - nourrissait quelque espoir, l’alliance toujours étroite des Etats-Unis avec Israël devenait aussi moins intolérable aux yeux de la région.
La politique menée par George Bush junior et, surtout, sa réaction aux attentats du 11-Septembre modifièrent brutalement la situation. Le renversement des talibans puis de Saddam Hussein affranchit l’Iran de ses entraves et ouvrit la boîte de Pandore en Irak. La redéfinition du processus de paix, subordonné à la fois à un changement de leadership palestinien et à la lutte contre un "terrorisme" protéiforme, contribua à scinder en deux la région en général, et la scène palestinienne en particulier. Enfin, un statu quo, certes indéfendable, prenait fin au Liban, laissant place à une tentative de ralliement de ce protectorat syrien au camp occidental, par l’isolement de Damas et le désarmement du Hezbollah.
Ce coup de pied dans la fourmilière a-t-il pu avoir des retombées fécondes, cela reste encore à démontrer. Il aura au moins offert une chance à la société irakienne et à l’Etat libanais de se sortir - ô combien péniblement - d’une impasse trop longtemps supportée. Mais les défis posés par ce bouleversement stratégique sont multiples et durables.
Tout d’abord, le legs de l’administration Bush est d’avoir réveillé les trois épicentres de tensions mentionnés plus haut, provoquant des changements tectoniques en invitant à une renégociation des rapports de force à un niveau interétatique (opposant notamment Israël, l’Iran, l’Arabie saoudite, la Syrie, l’Egypte et la Turquie) et infraétatique (au Liban, sur la scène palestinienne et en Irak).
Cette multiplication des zones de tension s’est produite conjointement avec un affaiblissement de la crédibilité et de l’influence américaines, et ce à double titre. D’une part, la capacité militaire des Etats-Unis a révélé ses profondes limites - directement, à travers ses déboires irakiens et, indirectement, par le biais des échecs israéliens au Liban et à Gaza.
D’autre part, la politique des Etats-Unis s’est placée systématiquement sur le plan des valeurs, déployant sans relâche un argumentaire moraliste, à un moment où l’image du pays constituait justement son plus grand point faible. Impérialisme en Irak, attitude réductrice face à l’islamisme, rejet du résultat des élections palestiniennes, aveuglement face aux agissements israéliens, violations des droits de l’homme : difficile d’imaginer administration plus repoussante pour une opinion publique arabe qu’elle entendait pourtant galvaniser.
Le manichéisme de Washington, sommant les acteurs locaux de choisir résolument leur camp, a eu pour autre conséquence d’enfermer ses alliés dans une relation aussi exclusive qu’inconfortable, tout en renforçant l’axe opposé. L’iniquité des Etats-Unis dans les perceptions populaires donnait force aux pôles de "résistance", notamment l’Iran, la Syrie, le Hezbollah et le Hamas. Une logique de confrontation systématique venait ressouder les relations souvent ambivalentes que ces acteurs entretiennent entre eux.
Enfin, dans chacune des trois arènes régionales, la politique de Washington leva, très concrètement, les obstacles qui se posaient à la montée en puissance de ses ennemis. Ainsi, les Etats-Unis permirent celle de l’Iran en Irak, du Hezbollah au Liban et du Hamas en Palestine.
En somme, l’administration Bush employait un paradigme hérité de la guerre froide, quand la diplomatie s’ancrait dans des relations bilatérales relativement stables, et que Washington pouvait s’appuyer sur ses alliés pour promouvoir des intérêts clairement définis.
La guerre globale contre le terrorisme n’était, à vrai dire, qu’une tentative grossière de restituer un ordre binaire, une idéologie pouvant subsumer la diversité des adversaires et les contradictions inhérentes à son propre camp. Elle était d’emblée vouée à l’échec parce qu’elle n’était que le rejeton un peu difforme d’une ère dépassée. Ce manichéisme s’est sapé de lui-même, qui plus est, en contribuant au déclin de la puissance américaine, à l’embarras du camp des modérés, et à la prolifération des conflits.
Pourtant, le paradigme modérés-militants inspire toujours, pour l’essentiel, les politiques poursuivies par l’Occident. Or cette ligne de fracture entre, d’un côté, les acteurs qui partagent nos valeurs et nos intérêts, et, de l’autre, ceux qui les combattent par principe, fait peu de cas de la réalité.
Un des pays les plus séculiers du monde arabe, la Syrie, est également celui qui s’aligne sur les positions les plus militantes, offrant son soutien aux islamistes du Hamas comme du Hezbollah.
Ce dernier, symbole du radicalisme chiite, s’est ajusté à un système politique libanais aux antipodes de ses principes-clés. On peut être un Arabe progressiste et laïque tout en affichant son hostilité aux Etats-Unis et à l’Occident - tout comme on peut être proche du camp occidental et flirter avec certains milieux djihadistes. Téhéran, leader du camp antiaméricain, épouse fidèlement la logique des axes chère aux Etats-Unis, tandis que la Turquie, alliée loyale de Washington, s’en sépare en cherchant à brouiller les lignes.