Al-Ahram Hebdo : Presque quatre ans sont passés depuis le premier sommet Monde arabe - Amérique du Sud. A la veille de la deuxième réunion des chefs d’Etat des deux groupes de Doha à la fin de ce mois, comment évaluez-vous le rapprochement entre ces deux régions ? Les objectifs initiaux ont-ils été atteints ?
Celso Amorim : Je crois que nous sommes parvenus à réaliser nos objectifs initiaux. Mais ce processus ne se complète toutefois pas du jour au lendemain. Nous devons reconnaître que normalement, les hommes d’affaires ou les agents culturels d’une société s’attachent souvent à leurs habitudes et osent rarement chercher à ouvrir de nouveaux chemins. Et à chaque fois que nous essayons de le faire, nous rencontrons des difficultés, créées parfois par la propre inertie. Mais je crois que nous avons pu, dans le cas du Brésil, par exemple, produire une augmentation assez remarquable du commerce avec les pays arabes. Aujourd’hui, nous avons un commerce de 20 milliards de dollars avec le monde arabe, alors que pendant l’année du sommet de Brasilia (2005), ce chiffre ne dépassait pas 8 milliards. Et deux années auparavant, il était de 5 ou 6 milliards dollars. Donc, on constate qu’il y a eu une augmentation très importante. J’étais en train d’observer le commerce d’un pays qui est petit, mais très riche, en l’occurrence le Qatar, et j’ai remarqué que les exportations brésiliennes vers ce pays qui étaient de 23 millions de dollars, à cette époque, sont aujourd’hui de 300 millions. Cela montre l’amélioration de la connaissance et de l’intérêt que porte le Brésil à ce pays, mais aussi à d’autres pays arabes.
Nous avons également ouvert, au cours de cette période, deux ou trois ambassades dans le monde arabe et certains pays arabes ont fait de même au Brésil. Une ligne aérienne directe a été créée entre les Emirats arabes unis et le Brésil, et cela a affecté positivement le flux touristique, ce qui contribue aussi à un contact humain plus important entre les deux régions. Dans le domaine culturel, nous travaillons à la création d’une bibliothèque arabo -sud-américaine à Alger et un institut culturel à Tanger. Côté brésilien, le nombre d’instituts d’études du monde arabe a nettement augmenté et celui qui existait déjà à Sao Paulo est devenu beaucoup plus actif.
— Y a-t-il eu aussi une augmentation des activités d’investissements entre les deux régions ?
— Oui, certainement, les échanges d’investissements sont en augmentation de manière très visible. Le Brésil va ouvrir, dans quelque temps, une usine de fabrication d’autobus, de la compagnie Marco Polo, en Egypte. La même chose est en cours de réalisation en Libye, Algérie, Arabie saoudite et Qatar. Il y a également un investissement égyptien au Brésil, à l’Etat de Minas Gerais, dans le domaine de l’industrie électronique.
— Traditionnellement, l’Amérique du Sud, comme le monde arabe, a toujours préféré être liés aux pays du Nord. Y a-t-il aujourd’hui un changement de perceptions en faveur d’un rapprochement entre les deux régions ?
— Aujourd’hui, lorsque j’observe la crise financière mondiale, je réalise que le Brésil a été un peu moins affecté pour deux raisons. La première est la croissance de notre marché interne, et ce, grâce à nos programmes sociaux qui ont très bien réussi et ont pu créer une catégorie de consommateurs qui n’existait pas auparavant. Et l’autre raison qui nous a protégés de la crise a été la diversification de notre commerce extérieur. Heureusement, nous ne dépendons plus d’un seul marché. Il y a 5 ou 6 ans, les Etats-Unis, l’Europe et le Japon représentaient plus de 60 % de notre commerce extérieur. Aujourd’hui, au contraire, nos échanges commerciaux se sont beaucoup plus diversifiés et notre rapprochement avec le monde arabe entre dans cette logique. Et ce, même si notre intérêt pour cette région ne se limite évidemment pas au commerce.
— Le rapprochement entre l’Amérique du Sud et le monde arabe prévoit-il des mécanismes conjoints pour faire face à la crise financière mondiale ?
— Il existe des expériences faites au sein du Mercosur qui pourraient intéresser le monde arabe. L’année dernière, nous avons créé un mécanisme très utile pour aider à contrer la crise qui est celui d’effectuer des payements par des monnaies locales, entre le Brésil et l’Argentine. Alors, pour faire le commerce entre ces deux pays, nous n’utilisons plus de dollars ou d’euros, nous payons avec des Reals ou des Pesos. Cette idée est, à mon avis, quelque chose qui pourrait être étendue à tous les pays en voie de développement.
Nous pourrions aussi créer, dans le cadre du rapprochement en cours entre l’Amérique du Sud et du monde arabe, un Fonds de développement dédié à financer des projets communs. De cette manière, la création d’un Fonds arabo - sud-américain serait très importante, car ces pays ont de nombreux intérêts communs dans le domaine de la sécurité énergétique et alimentaire, changement climatique, etc.
— Vous étiez récemment en Egypte où vous avez rencontré le président Moubarak, le ministre des Affaires étrangères, Ahmad Aboul-Gheit, et celui des Finances, Youssef Boutrous-Ghali. Quel bilan faites-vous de cette visite au niveau des rapports entre les deux pays ?
— J’ai rencontré le président Moubarak et le ministre Aboul-Gheit à Charm Al-Cheikh et à cette occasion, j’ai transmis au président égyptien une lettre du président Lula l’invitant à visiter le Brésil. Je pense que le président Moubarak a été très intéressé par l’invitation et a même mentionné quelques possibles périodes pour faire ce voyage. Quant à ma rencontre avec Youssef Boutros-Ghali, nous avons surtout parlé de la nécessité d’effectuer des réformes dans les organismes financiers internationaux. Je réclame un changement du système de vote au sein de FMI pour que celui-ci puisse refléter mieux la réalité mondiale. Je pense que la création du G20, qui a pris la place du G8, est une manière de reconnaître que, sans des pays comme le Brésil, la Chine, l’Inde et autres, il est impossible de résoudre les grands problèmes financiers du monde. Pour cette raison, il n’est pas concevable qu’un petit pays européen, dont la politique monétaire n’est même pas dictée par sa propre Banque Centrale, puisse avoir un poids de vote plus important que celui d’un pays comme la Chine, par exemple.
— Le Brésil, comme de nombreux autres pays, appelle à une réforme des Nations-Unies, notamment du Conseil de sécurité. Comment voyez-vous cette réforme ?
— Il ne s’agit pas là d’une question facile, car les visions sur ce sujet varient beaucoup. Nous sommes confrontés à des difficultés globales et régionales. Mais ce qui est positif, c’est qu’il existe une conscience générale de la nécessité de réformer les Nations-Unies. On ne peut pas, par exemple, avoir un Conseil de sécurité où les pays africains n’ont pas une représentation adéquate, où les pays émergents n’ont pas la représentation qu’ils méritent et même où le monde arabe ou islamique n’a pas de forme de représentation.
— Quelle forme cela prendrait exactement sur le plan régional ?
— Tout cela n’est pas encore clair et on ne peut pas anticiper ou prévoir qui fera partie des représentations requises, car pour cela, il va falloir commencer à négocier. De toute façon, les représentations régionales doivent et vont certainement refléter le poids de chaque pays dans sa région respective.
— Il y a aussi un très grand intérêt diplomatique du Brésil pour le conflit du Proche-Orient. Vous étiez dans la région en janvier, lors de l’offensive israélienne contre la bande de Gaza. Vous étiez aussi le seul représentant d’Amérique du Sud à la conférence des donateurs de Gaza à Charm Al-Cheikh …
— Le Brésil veut certainement se retrouver plus impliqué dans la question du Proche-Orient. Je pense que la volonté du Brésil de jouer un rôle plus important dans le dialogue politique proche-oriental est comprise par toutes les parties. Je pense que le Brésil ne doit pas être absent des questions mondiales importantes, spécialement celle de cette région, car ces questions affectent aussi notre pays, que ce soit à travers les prix du pétrole ou les turbulences financières qui sont certainement liées à des situations politiques. Je pense que le Brésil doit être plus présent dans les affaires du monde. Lorsque j’ai été avec le président Moubarak, je lui ai dit que la question du Proche-Orient avait besoin d’une bouffée d’air frais et de nouvelles idées. Il a été d’accord et a même répété mes mots.
— Le président Luis Inacio Lula da Silva avait présenté une proposition pour la paix au Proche-Orient. De quoi s’agit-il exactement ?
— L’idée du président Lula était basée sur l’expérience d’Annapolis, où nous avons été présents, et consiste à tenir une nouvelle conférence qui puisse mettre en place, non un Processus de paix, mais plutôt la paix, car je pense que non seulement les peuples de cette région, mais toute l’humanité, sont devenus l’otage de cette situation. Et pour lier l’idée du président Lula à l’évolution des faits, à la réunion de Charm Al-Cheikh, les Russes ont confirmé l’intention d’organiser une conférence d’Annapolis II à Moscou. Et cette idée que nous soutenons répond exactement à ce qu’avait pensé le président brésilien. Nous défendons le cadre d’Annapolis, car il donne l’occasion à la participation d’un microcosme très représentatif de la communauté internationale et est accepté par les parties impliquées dans le conflit et où les pays cherchent une solution pragmatique. Ce n’est peut-être pas l’idéal, mais c’est quelque chose. Il faut évidemment y discuter de la question des colonies, des frontières, de la sécurité, tout cela doit être fait ensemble.