Ceux qui répondent oui à la première question, voire à la seconde, avancent trois arguments :
– le premier, c’est l’urgence. Selon eux, l’Iran, qui a déjà enrichi de l’uranium à 20 %, pourrait dans un à deux ans porter ce pourcentage à 90 % et disposer ainsi de la matière nécessaire pour réaliser deux ou trois essais nucléaires. Certes, Téhéran ne détiendrait pas pour autant des bombes effectivement utilisables, pas plus que les moyens de les transporter vers leur cible. Mais cette possible violation du Traité de non prolifération (TNP), qu’Israël, pour sa part, n’a jamais signé – et pour cause : il possède de 200 à 300 têtes nucléaires et de quoi les propulser ou les larguer quand et où il veut – offre à Tel-Aviv le prétexte d’une attaque préventive ;
– les partisans de cette dernière invoquent un second argument : la « fenêtre d’opportunité » créée, selon eux, par l’ébranlement du régime de Damas, principal allié de l’Iran dans la région. L’escalade répressive dans laquelle s’est lancé Bachar Al-Assad, avec ses fidèles dans l’armée, les moukhabarat [1] et le parti Baas, a progressivement précipité dans l’opposition une grande partie de l’opinion jusque-là acquise, activement ou passivement, au pouvoir. Et le soutien que lui a apporté le Hezbollah libanais a porté un coup sévère à l’aura de ce dernier dans le monde arabe et, à un moindre degré, au Liban ;
– troisième argument : Benyamin Netanyahou et ses proches seraient en mesure d’entraîner Barack Obama dans l’aventure, soit en lui faisant miroiter ce qu’il aurait à gagner si elle réussissait, soit en lui faisant valoir qu’une opposition de sa part ruinerait ses dernières chances de réélection en novembre prochain.
D’autres spécialistes avancent des arguments contraires, également au nombre de trois :
– d’abord la difficulté de l’opération militaire elle-même. L’Irak possédait, au début des années 1980 une centrale nucléaire, Osirak : un seul raid israélien suffit à la détruire [2]. L’Iran, lui, a disséminé ses installations sur plusieurs centaines de sites à travers tout son territoire. Leur destruction suppose donc des moyens considérables – avions, AWACS, système de brouillage des télécommunications, etc. – dont Tsahal ne dispose pas seule. L’aide opérationnelle de l’US Army apparaît donc indispensable ;
– or Barack Obama a, selon eux, plus à perdre qu’à gagner au cas, vraisemblable, voire probable, où l’aventure tournerait mal pour Israël et ses alliés. Les échecs américains en Irak et en Afghanistan restent trop présents dans les mémoires des électeurs états-uniens pour qu’ils pardonnent à leur président-candidat un nouveau fiasco. D’où les nombreux appels répétés à la retenue lancés publiquement par Washington à Tel-Aviv ;
– d’autant que les risques, pour Israël même, semblent considérables. Le fameux « Dôme de fer » prémunit celui-ci – relativement – contre les missiles à courte, mais non à longue portée. Dans les heures suivant une attaque israélienne, la défense iranienne et le Hezbollah pourraient donc riposter en ciblant les villes les plus peuplées – sauf évidemment Jérusalem – et y occasionner des dommages matériels et des pertes humaines considérables. Comment réagiraient alors les Israéliens ? Que feraient notamment ceux d’entre eux, de plus en plus nombreux, qui détiennent un second passeport ?
Sans doute cette dernière préoccupation explique-t-elle l’opposition manifestée par une grande partie de la presse, mais aussi des experts et – fait plus rare et donc significatif – de l’état-major de Tsahal comme des dirigeants du Mossad.
Sérieuses, ces objections n’emportent cependant pas complètement la conviction. Car l’histoire nous l’enseigne : lorsque que les dirigeants de Tel-Aviv se sont trouvés dans l’impasse, ils ont souvent cédé à la tentation d’une fuite en avant militaire, exploitant les erreurs ou les provocations de leur(s) adversaire(s). Que l’on pense à l’attaque-surprise contre l’Égypte en 1967, ou aux invasions du Liban de 1982 et 2006. Or jamais un gouvernement n’a été aussi isolé que celui de Benyamin Netanyahou, pris en étau entre, à l’intérieur, un mouvement social sans précédent et, à l’extérieur, un consensus international également sans précédent en faveur de la reconnaissance de l’État de Palestine. Non seulement ce dernier appartient désormais de plein droit à l’Unesco, mais le Comité des Affaires sociales, humanitaires et culturelles de l’Assemblée générale des Nations unies a appelé « tous les États et les institutions spécialisées et organismes des Nations Unies de continuer à apporter soutien et aide au peuple palestinien en vue de la réalisation rapide de son droit à l’autodétermination » par 166 voix contre 5 [3].
Sur le plan régional aussi, la marge de manœuvre du gouvernement Netanyahou-Lieberman-Barak s’est nettement rétrécie. Les mouvements révolutionnaires dans le monde arabe ont ébranlé le statu quo issu de la victoire israélienne de 1967 et des paix séparées avec l’Égypte (1979) et la Jordanie (1994). Si le régime militaire du Caire n’a pas renié le traité avec Israël, il en affiche une interprétation très restrictive. Le roi Abdallah en fait autant, qui tente de sauver son trône et redoute qu’Israël n’en revienne à l’« option jordanienne [4] ». Et même la joie suscitée par la chute annoncée du clan Al-Assad à Damas n’apparaît pas sans mélange : après tout, ni le père ni le fils n’ont tiré le moindre coup de fusil contre l’« ennemi sioniste » depuis 1973, bien que ce dernier ait occupé, colonisé et finalement annexé le plateau syrien du Golan. Enfin, principale alliée d’Israël depuis 1959, la Turquie a expulsé son ambassadeur, faute d’excuses pour l’assassinat de neuf de ses citoyens sur le Mavi Mamara, principal navire de la « Flottille de la paix », au printemps 2010.
Préparation d’un coup de poker militaire, diversion face à l’offensive palestinienne ou chantage destiné à obtenir un renforcement des sanctions contre Téhéran ? Les bruits de botte ont sans doute un autre objectif, décisif : préserver le monopole nucléaire dont Israël jouit depuis plusieurs décennies au Proche-Orient, grâce à l’aide de la France [5]. Et qu’il entend bien mettre à l’abri de la seule solution raisonnable de l’actuel imbroglio, à savoir la dénucléarisation de toute la région.
Car cette perspective est désormais à l’ordre du jour international. En mai 2010, Washington a accueilli la conférence sur le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). À cette occasion, 172 États ont :
– « réaffirmé qu’il importait qu’Israël adhère au Traité et place toutes ses installations nucléaires sous les garanties généralisées de l’AIEA » ;
– « souligné la nécessité pour tous les États parties de respecter rigoureusement les obligations et les engagements qui découlent de leur adhésion au Traité » ;
– et convoqué « une conférence à laquelle prendront part tous les États du Moyen-Orient, en vue de la création au Moyen-Orient d’une zone exempte d’armes nucléaires et de toutes autres armes de destruction massive, sur la base d’arrangements librement conclus entre les États de la région, avec le plein appui et l’engagement sans réserve des États dotés d’armes nucléaires [6] ».
Helsinki accueillera cette conférence cette année. Israël préférera-t-il plonger le Proche-Orient, voire le monde dans le chaos plutôt que de répondre à l’appel de la communauté internationale ?